Le
22 juin 1869, Friedrich écrit de Manchester à son ami Karl à Londres:
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Karl Marx & Friedrich Engels ✆ Cássio Loredano |
« Ainsi donc, tout ce que Wilhelm a réussi, 1 c’est d’obtenir que les lignes masculino-féminine et totalement féminine des Lassalliens fusionnent ! […] C’est assurément un « inverti » tout à fait surprenant que tu m’as envoyé. Ce sont vraiment des révélations tout à fait contre nature. Les pédérastes commencent à se compter et trouvent qu’ils constituent une puissance dans l’État. Seule manquait l’organisation, mais d’après ce texte, il semble qu’elle existe déjà en secret. […] « Guerre aux cons, paix aux trous-du-cul » [en français dans le texte], dira-t-on maintenant. […] Au reste, il n’y a qu’en Allemagne qu’un type de ce genre puisse monter sur scène, ériger en théorie cette saloperie et proclamer :introite [entrez], etc. Malheureusement, il n’a pas encore le courage d’avouer qu’il « en » est et se voit obligé, coram publico [en public], d’opérer « par devant », même s’il ne le fait pas « en entrant par devant », comme il le dit une fois par erreur. Mais attends un peu que le nouveau Code pénal d’Allemagne du Nord ait reconnu les droits du cul [en français], alors il chantera une autre chanson. Nous autres, pauvres gens du devant, avec notre naïf penchant pour les femmes, nous serons alors traités de belle façon. Si Schweitzer était bon à quelque chose, il faudrait lui faire soutirer, à cet étrange bonhomme, les noms et qualités de hauts et très hauts pédérastes, ce qui, étant donné leurs affinités spirituelles, ne lui serait certainement pas difficile. » 2
Début
21e siècle, si le lecteur ne
comprend pas grand-chose à cette correspondance, il en ressort choqué. Nous
aussi. Mais l’intelligence théorique ne consiste pas à dénoncer les préjugés
autrefois monnaie courante, plutôt à repérer ceux qui règnent à notre époque. Notre
but n’est pas de juger, seulement de comprendre le présent en faisant un détour
par le passé. 3
En
Allemagne, vers 1860, le mouvement ouvrier est fait de syndicats naissants, fragiles,
d’associations nombreuses mais éphémères, agissant en alliées et rivales d’une
bourgeoisie libérale privée d’un pouvoir politique qu’exerce un régime
autocratique.
Qui plus est, la question nationale « surdétermine » la question
sociale. Dans une Allemagne non unifiée, le nord est dominé par la Prusse
autoritaire, le reste composé de petits États. A côté, l’Autriche, empire
« multi-national », géant déclinant : l’unité se fera-t-elle
sous direction prussienne ou avec l’Autriche ?
Tel
est le contexte dans lequel naît en 1863 le première organisation ouvrière
ayant une implantation effective dans une grande partie du pays, l’Association
Générale des Travailleurs Allemands (ADAV selon ses initiales), dirigée par
Ferdinand Lassalle. Le programme
est celui du travail associé, « quand la classe
ouvrière devient son propre employeur ». Ces producteurs associés
étendraient peu à peu leur activité à toute l’économie, sans la bourgeoisie
mais avec l’aide de l’État, dont « c’est […] le devoir […] de prendre dans ses mains, pour
l’encourager et la développer, la grande affaire de la libre association
individuelle de la classe ouvrière et de se fixer pour devoir le plus sacré de
vous offrir [aux ouvriers] les moyens et la possibilité de votre auto-organisation et
auto-association. » 4
L’ADAV
cherchait l’appui de Bismarck contre la bourgeoisie, et Lassalle estimait même
suffisamment le « chancelier de fer » pour lui adresser copie de
chacun de ses écrits.
Pour Marx, « c’était un non-sens de croire que l’Etat
prussien puisse entreprendre une action
socialiste directe » (Lettre à Kugelmann, 23 février
1865).
A
l’inverse, les socialistes que soutenait Marx (non sans critique) disaient
promouvoir l’activité autonome des ouvriers. Pour August Bebel et Wilhelm
Liebknecht, fondateurs en 1869 du Parti Social-Démocrate d’Allemagne, le
suffrage universel servait à rendre le prolétariat politiquement indépendant
afin d’exercer un jour par lui-même le pouvoir politique afin de réaliser son
programme économique.
A la
mort de Lassalle (tué en duel en 1864), Johann-Baptist von Schweitzer lui
succède à la tête de l’ADAV.5
Après
avoir étudié le droit, puis publié un livre sur la religion, Schweitzer
(1833-1875) est actif dans des cercles ouvriers à Francfort, préside un club de
gymnastique, fonde en 1861 une Association d’Education Ouvrière, et travaille à
fédérer de tels cercles dans toute l’Allemagne. Son but est double : renforcer le sentiment
national… et favoriser la lutte de classes, entendue comme une opposition des
ouvriers aux bourgeois, tout en cherchant l’appui de l’État contre ces
bourgeois. Schweitzer et ses amis ne voient aucune contradiction entre
promouvoir l’unité et la capacité de défense du peuple allemand, et soutenir
les intérêts spécifiquement ouvriers.
Devenu
en 1862 un des pionniers de la social-démocratie dans la région de Francfort,
Schweitzer est arrêté. Deux témoins l’accusent d’avoir incité dans un parc un
garçon de 14 ans à un « acte indécent ». L’adolescent (ou le
jeune homme, car son âge reste incertain) a disparu, on ignore tout de lui,
Schweitzer nie les faits, pourtant il est condamné à deux semaines de prison
pour atteinte aux bonnes mœurs. La société de gymnastique l’ostracise, et en
1863 la section de Francfort de l’ADAV refuse son adhésion. A l’insistance de
Lassalle, qui voit en cet infréquentable une bonne recrue, Schweitzer est
accepté à la section de Leipzig.6 Mais quand il veut venir
prendre la parole à Francfort, Strauss, le responsable local de l’ADAV, exige
une « césarienne » :
« Bien
que beaucoup d’entre nous connaissions ses capacités, nous ne pouvons pas
utiliser sa personne. Ici, il est mort. »
Réponse
de Lassalle à Strauss :
« L’anormalité
attribuée au Dr. v. Schweitzer n’a absolument rien à voir avec son comportement
politique. […] Quel rapport y a-t-il entre une pratique politique et l’anormalité
sexuelle ? »
Lassalle
écrit à Schweitzer :
« Je
ne connais que ce que j’ai lu dans les journaux, et ignore ce qui est vrai ou
non. Mais si ce que les journaux ont dit à l’époque des raisons de votre
condamnation est vrai, je ne sais qu’une chose : le penchant regrettable
et à mon goût incompréhensible qui vous est imputé fait partie de ces délits
qui n’ont absolument rien à voir avec le caractère politique d’un homme. Dans
une organisation politique, une telle réaction, contre un homme de votre
caractère et de votre intelligence, prouve à quel point les idées politiques
sont encore chez nous confuses et bornées. En tout cas, en ce qui me concerne,
quoi que puissent dire les membres de notre Association à Francfort, je ne
cacherai jamais le fait que j’ai pour vous le plus grand respect et vous tient
en haute estime, et je vous autorise donc à montrer cette lettre à qui vous le
désirez. J’ai écrit à Francfort dans cet esprit, je n’ai pas caché ma
désapprobation, et j’espère que cette lettre aura à l’avenir le résultat
souhaité. »7
Lassalle
demande à Schweitzer de le représenter à l’anniversaire de l’ADAV à Francfort,
entretient avec lui des relations amicales et le fait désigner au comité
directeur de l’ADAV.
Un an plus tard, après la mort subite de Lassalle, Schweitzer prend la tête de
l’organisation. Il en propose la présidence à Marx, qui évidemment refuse. Pourtant Marx, Engels et
Liebknecht acceptent de collaborer au Social-Démocrate, journal dirigé par Schweitzer sans être l’organe de l’ADAV.
Dans un courrier à Marx du 15 février 1865,
Schweitzer dit reconnaître l’autorité de Marx « sur les questions
théoriques », non sur « les questions pratiques de la tactique
immédiate », qui ne peuvent se comprendre qu’à condition d’être
« au centre du mouvement ». Quand une semaine plus tard le Social-Démocrate, sous la plume de Schweitzer,
fait l’éloge de Bismark, Marx se retire du journal, suivi de Liebknecht. Schweitzer, écrit Marx le
18 février 1865, est « incorrigible (sans doute de connivence avec
Bismark) ». Quatre jours plus tard, Engels répond : « Ce
type a pour tâche de nous discréditer, et plus on traînaille avec lui, plus on
s’enfonce dans la merde ». Marx
renchérit le 10 mars en traitant Schweitzer de « chien merdeux » :
« Il faudrait que tu envoies quelques bonnes histoires sur ce mec-là à
Siebel, qui devra les colporter dans les différents journaux.»8 Sachant quelles rumeurs
compromettaient Schweitzer depuis le scandale de 1862, la nature des « bonnes
histoires » sollicitées par Marx ne laisse guère de doute. Le chef de
l’ADAV sentait le soufre, et « l’affaire » ne cessait de refaire
surface.
En
novembre 1865, Schweizer est condamné à un an de prison pour ses attaques
contre le gouvernement : une amnistie le libère en mai suivant. En 1867,
président de l’ADAV, élu au nouveau parlement au Reichstag de l’Allemagne du
Nord, il est l’un des premiers députés se réclamant du socialisme en Europe.
En 1867, il publie un compte-rendu du Capital en 12 articles. Marx écrit à
Kugelmann le 17 mars 1868 que son « ennemi personnel » le
comble d’éloges, et admet à Engels que Schweitzer, « malgré quelques
erreurs ici et là, a étudié la chose à fond, et sait où situer le centre de
gravité. »9 Cependant, quand Schweitzer
déclare à Marx qu’il le considère comme « la tête du mouvement ouvrier
européen », l’auteur du Capital n’y voit qu’une manœuvre. Il faut à cet homme, écrit-il à Engels,
« son mouvement ouvrier à lui » : il ne suffit pas d’être
« incontestablement le dirigeant ouvrier le plus intelligent et le plus
énergique en Allemagne actuellement », encore faut-il « choisir
entre la secte et laclasse. » 10
Comment
un homme décrit par Franz Mehring,
pourtant indulgent, comme souffrant d’une « grande impopularité […] dans les cercles ouvriers » et
« très peu aimé des ouvriers » 11a-t-il pu rester à la tête d’une des premières organisations de
travailleurs en Allemagne, plus nombreuse et mieux structurée que ses rivales ?
Probablement parce que son programme de coopératives soutenues par l’Etat, ce
« socialisme par en haut » répondait aux aspirations des
prolétaires d’alors.
Marx
écrit à Schweitzer le 13 octobre 1868 :
« Je
reconnais absolument l’intelligence et l’énergie avec lesquelles vous agissez
dans le mouvement ouvrier. […] je vous ai toujours traité comme un homme de notre parti, et je
n’ai jamais lâché un mot sur nos points de divergence. Et pourtant ces points
de divergence existent. […] Après un sommeil de quinze ans, le mouvement ouvrier a été tiré de
sa torpeur en Allemagne par Lassalle – et c’est là son mérite impérissable.
Cependant il commit de grosses fautes […] Il[prit comme] point central de son agitation : l’aide de l’État, au lieu de
l’action autonome du prolétariat. […] il affirmait que cette formule était réalisable dans le plus
proche avenir. Or donc, l’État en question ne fut rien d’autre que l’État
prussien. C’est ce qui l’obligea à faire des concessions à la monarchie
prussienne, à la réaction prussienne (parti féodal) et même aux cléricaux.» 12
Malgré
sa bienveillance, Mehring présente la direction de l’ADAV par Schweitzer comme
une « dictature morale », puis une dictature tout court, dont
le président finit en « chef de secte borné » d’un parti à
l’évolution de plus en plus négative. 13 A la longue, l’ADAV s’avère inadaptée à la croissance d’un
mouvement de plus en plus autonome, amené par la logique de la lutte des
classes à affronter les bourgeois et donc un État qui réprime les grèves,
interdit les réunions et poursuit les militants.
En particulier, même quand il favorise la formation de syndicats, Schweitzer
appuie des regroupements épars ou dissidents sans chercher à rassembler la
classe en un bloc comme le fera ensuite la social-démocratie allemande. Vers la
fin des années 1860, l’ADAV commence à se trouver en décalage avec la réalité
du mouvement social, subit une scission, suivie d’une réunification en juin
1869.
C’est cette crise qu’évoque la lettre d’Engels citée au début. Il qualifie les
dissidents revenus ensuite au parti de « ligne féminine »
parce qu’influencée par Sophie von Hatzfeldt, dite « la comtesse rouge »
(1805-1881), par opposition à la ligne « masculino-féminine »,
celle de Schweitzer, allusion à la rumeur sur l’orientation sexuelle du
dirigeant de l’ADAV. Depuis 1862, en effet, l’incident de Francfort,
embelli et aggravé, donne lieu à des commentaires et médisances dont Engels
prend plaisir à se faire l’écho.
« Homophobie » ? L’accusation et le
mot seraient anachroniques.
Marx écrivait en 1844 :
« Dans le rapport à l’égard de la femme,
proie et servante de la volupté collective, s’exprime l’infinie dégradation
dans laquelle l’homme existe pour soi-même, car le secret de ce rapport trouve
son expression non-équivoque, décisive, manifeste, dévoilée dans le rapport de
l’homme à la femme et dans la manière dont est saisi le rapport
générique naturel et immédiat. Le rapport immédiat, naturel, nécessaire
de l’homme à l’homme est le rapport de l’homme à la femme. […] En partant de ce rapport, on
peut donc juger tout le niveau de culture de l’homme. […] le rapport de l’homme à la
femme est le rapport le plus naturel de l’homme à l’homme.» 14
« Rien
de ce qui est humain ne m’est étranger », aimait dire Marx. Voulant
traiter de ce qui fait l’humanité, ces lignes de 1844 ignorent ce qu’on
n’appelait pas encorehomosexualité.
Quarante
ans plus tard, le propos d’Engels est carrément hostile : dans la famille
athénienne, « […] l’avilissement des femmes eut
sa revanche dans celui des hommes et les avilit jusqu’à les faire tomber dans
la pratique répugnante de la pédérastie et se déshonorer eux-mêmes en
déshonorant leurs dieux par le mythe de Ganymède. » 15
Quant
à l’« inverti » dont parle Engels, il s’agit de l’auteur d’une
brochure que Marx lui a envoyée, Karl-Maria Ulrichs (1825-1895), l’un des
premiers défenseurs et théoriciens de l’homosexualité, d’ailleurs intervenu au
procès de Schweitzer. Entre 1864 et 1879, il publie une série de
brochures exposant la théorie d’un « «3e sexe », celui des Urninge (uraniens ou uranistes),
caractérisés par « une âme féminine dans un corps masculin ».
En 1867, il présente cette thèse au Congrès des Juristes Allemands, sans
succès. 16 Pour ce qui nous concerne ici, les attitudes de Marx et Engels
oscillent de l’indifférence à l’aversion.
La
guerre de 1870 va accélérer les évolutions politiques.
L’ADAV faisant appel à l’État pour soutenir la cause ouvrière, il était logique
qu’elle le soutienne en cas de conflit militaire. Le Parti Social-Démocrate
d’Allemagne réagit différemment. Au Reichstag de l’Allemagne du Nord, le 19
juillet, alors que les élus lassalliens (dont Schweitzer) votent les crédits
militaires, August Bebel et Wilhelm Liebknecht s’abstiennent, mais cette
position leur est reprochée dans leur propre parti. L’un et l’autre sont
arrêtés pour trahison en décembre 1870. L’opposition à la guerre leur vaudra
des peines de prison, ainsi qu’à d’autres socialistes et militants ouvriers.
Aux élections suivantes, en mars 1871, tous les candidats socialistes sont
battus.
Après la guerre, la dynamique de l’ADAV touche à sa fin. Il n’y a plus de place
pour un espoir d’« économie ouvrière » financée sur fonds publics au
sein du capitalisme. Usé, Schweitzer annonce en mars sa décision de ne plus
diriger l’ADAV. Il démissionne, et sera même exclu de l’ADAV en mai 1872,
désavoué par les siens.
Entamant une seconde carrière, Schweitzer devient
un dramaturge joué et apprécié. En 1858, il était déjà l’auteur d’Alcibiade,
où le héros préfère l’amour d’un esclave à celui d’une femme. Comme ses romans
antérieurs, ses pièces sont « à message », mais il écrit au moins
autant dans un but alimentaire que propagandiste. En
1872, il épouse Antonie Menschel, sa fiancée de longue date. Quoique retiré de
la vie politique, il approuve publiquement le rapprochement puis la fusion de
l’ADAV et du Parti Social-Démocrate, d’où naît en mai 1875 à Gotha le Parti
Socialiste Ouvrier d’Allemagne.17 La direction du SAPD fait la
part belle au lassalliens, qui sont trois sur les cinq membres du comité
directeur, et son programme la part belle au lassallisme, puisqu’il revendique
la création de coopératives « sous le contrôle démocratique du peuple
des travailleurs » mais subventionnées par l’État. Deux mois plus tard,
Schweitzer meurt d’une pneumonie, laissant des dettes à sa veuve. Aucun
ouvrier n’assiste à son enterrement.
Johann-Baptist
von Schweitzer est un oublié de l’histoire. La mémoire militante et théorique a
retenu la Critique du programme de Gotha par Marx, son attaque ultérieure de « la maladie
parlementaire » sévissant dans le parti, 18 et l’intégration progressive du SPD dans la société allemande,
jusqu’à accepter la guerre en 1914.
Ce
n’est qu’aujourd’hui qu’apparaissent à la fois la différence et la parenté
entre l’ADAV et la social-démocratie « marxiste » : deux façons
opposées de promouvoir le travail.
« On
abandonne le point de vue de l’action de classe pour retourner à celui de
l’action de secte », reprochait Marx au projet de programme de Gotha.
Marx a toujours mis en avant le « mouvement réel » contre la secte.
Mais de quelle réalité s’agit-il ? La social-démocratie de la fin du 19e siècle évitait le sectarisme en se mettant en phase avec le
« mouvement réel » d’une classe ouvrière… alors dominée par le
réformisme.
Son programme minimum était d’obtenir du capital le plus possible pour le
travail, éventuellement par une cogestion syndicats-patrons. Son programme
maximum était une société du travail associé, généralisé, démocratique et
planifié. La montée en puissance du mouvement ouvrier syndical et politique,
pour Marx, préparait cet avènement.
L’association autonome du travail avait connu
un début de mise en pratique dans la première moitié du 19e siècle, en France notamment. 19 Après 1848, la poussée de la grande industrie rendait caduc le
rêve de « producteurs associés » triomphant progressivement de
l’économie bourgeoise, et il était absurde de vouloir lui rendre corps grâce
aux subventions étatiques. Ce que Marx ne pouvait pas anticiper, c’est que les
socialistes post- et anti-lassalliens eux aussi allaient attendre l’essentiel
de l’État : il est dans la logique réformiste de demander à la puissance
publique de garantir (et de réglementer) ce que les luttes ouvrières auront
gagné contre les patrons.
Dans
tout cela, la « question sexuelle » restait un à-côté pour tous les
protagonistes, qui ne voyaient pas là une question sociale ou politique. En la
personne de Schweitzer, Lassalle soutenait un de ses partisans, et Marx et
Engels n’étaient guère regardants sur le choix des armes contre un adversaire.
Affaire privée pour l’un, source de ricanement et de petites calomnies pour les
autres, autant de façons de nier une question qui ne pouvait alors être posée.
Le concept d’ « homosexualité » n’existait pas encore. C’est en
effet en 1869, date à laquelle Engels écrit la première lettre citée, que les
mots hétérosexualité ethomosexualité sont inventés et théorisés par
Karl-Maria Kertbeny. Mais ceci est une autre histoire.
Notes
1 Wilhelm Liebknecht (1826-1900),
père de Karl Liebknecht.
2 Correspondance Marx-Engels, Ed. Sociales-Messidor, 1984, p.111. En parlant d’inverti,
Engels fait allusion à une brochure de K.-M. Ulrichs que Marx lui avait envoyée
et dont nous dirons quelques mots.
3 Franz Mehring, Histoire de la
social-démocratie allemande de 1863 à 1891, Les Bons Caractères, 2013.
Ouvrage de commande paru en 1897-98, détaillé mais biaisé par son indulgence
pour Lassalle et son successeur Schweitzer. On lira une analyse historique de
Lassalle, et une critique de Mehring dans David Riazanov, Lassalle and Bismark, 1928,https://www.marxists.org/archive/riazanov/1928/07/lassalle.htm.
Aussi Riazanov, Marx & Engels, 1922, Les Bons Caractères,
2004, Compte-rendu dans Programme Communiste, n°99, 2006 : www.pcint.org
4 Lettre ouverte aux ouvriers (1863), citée par Mehring, p.69.
5 Hubert Kennedy, Johann Baptist von Schweitzer, The Queer Marx Loved
to Hate, 1995:http://www.marxmail.org/schweitzer.pdf. L’auteur puise notamment dans la
biographie de Schweitzer publiée en 1909 par Gustav Mayer (non traduite).
6 Entre autres qualités,
Schweitzer venait d’écrire un roman politique que Lassalle jugeait de bonne
propagande, et qu’il publie à ses frais.
7 Hubert Kennedy, op. cit.
8 Karl Siebel (1836-1868), ami de Marx, contribue à la diffusion du Capital en Allemagne.
9 Hubert Kennedy, op. cit.
11 Franz Mehring, op. cit., p. 203 et 228.
12 www.marxists.org/francais/marx/works/1868/10/km18681013.htm
13 Franz Mehring, op. cit., p. 389.
14 Troisième manuscrit, § Propriété privée et communisme :
www.marxists.org/francais/marx/works/1844/00/km18440000/km18440000_5.htm
15 L’Origine de la famille, de la
propriété privée et de l’État, 1884, chap. 2, § 4. Dans ce
texte comme dans le passage des Manuscrits de 1844, la défense des femmes sert de point de départ et de
justification à l’ignorance (ou pour Engels à la dénonciation) de
l’homosexualité masculine.
16 Nous y reviendrons dans un
prochain épisode.
17 En 1890, le SAPD devient le
Parti Social-Démocrate d’Allemagne (SPD), nom qu’il porte encore.
18 Lettre circulaire de Marx et
Engels aux dirigeants sociaux-démocrates, septembre 1879.
19 Jacques Rancière, La Parole ouvrière, La Fabrique, 2007 (1976).
Anthologie de textes des années 1830-50.