Luc Vincenti | Nous
voulons dans cette journée raviver la confrontation des ces deux figures
incontournables, Rousseau et Marx, qui se rencontrent dans les mouvements
révolutionnaires, mais que l’on étudie séparément. Il s’agit de ne pas
abandonner Rousseau au simple statut d’un spectateur du genre humain, et de ne
pas laisser Marx hors de la philosophie, en prétendant séparer la philosophie
de la politique. Il faut pour cela rappeler que si des révolutionnaires
[1]se réfèrent à Rousseau, c’est que son
œuvre nous engage dans les voies progressistes : celles de la critique
sociale, de la démocratie ou de la lutte contre les inégalités. Au nom de ces
éléments Rousseau peut à bon droit être dit précurseur du marxisme, parce qu’il
nous engage à comprendre la société à partir du processus qui l’a constituée,
et qui rend sa transformation possible.
On peut pourtant souligner, comme le fait Yves Vargas lors
de sa conférence de Bologne en mars 2004
[2], que l’œuvre de Marx lui-même compte peu
de citations de Rousseau, et qu’il s’agit rarement d’en faire l’éloge. Il est
vrai que Rousseau ne se présente pas comme matérialiste
[3], qu’il croit au politique et à la
transcendance du droit. En ce sens il est, d’un point de vue marxiste, au cœur
de l’idéologie. Mais
il est aussi au cœur de son époque, et de l’idéologie qui
transforme son époque. Lorsque Marx cite Rousseau dans la Question juive,
il le cite parce que Rousseau exprime « justement », « richtig »
écrit-il, la figure abstraite du citoyen. La pensée de Rousseau exprime cette
transformation avec la plus grande clarté possible parce qu’elle se veut
radicale. Les deux auteurs en appellent à cette radicalité : le Rousseau
du Second Discours qui creuse« jusqu’à la racine »
[4]et le Marx de 1843
[5] se rencontrent, au-delà des termes,
dans l’intention commune, qui est la transformation sociale. Pour Marx la
théorie devient radicale lorsqu’elle s’empare des masses, pour Rousseau
lorsqu’elle détruit « d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés »
[6]. Certes, ce qui est immédiatement
principe d’action pour Marx, reste pour Rousseau d’abord un principe de
jugement, acte de connaissance critique : c’est pour montrer aux hommes
qu’ils auraient pu ne pas devenir tels qu’ils sont que Rousseau écrit ses
livres
[7]. Leurs modalités d’engagements ne sont
donc pas identiques.
En ce sens la rencontre de Rousseau et de Marx est à
élaborer. On ne peut se borner
à superposer des termes communs, sans risquer d’aboutir à de simples
homonymies, source de déformations et faux sens. Mais on peut retrouver,
derrière les distances apparentes ou les rapprochements trompeurs, une
communauté de vue bien réelle. Il faut pour cela, et l’exercice est un peu
difficile, être à la fois rousseauiste et marxiste, sans chercher un point de
rencontre immédiat et abstrait entre les deux, mais plutôt ce qui peut
constituer une dimension commune de leur œuvre, compte tenu de leurs époques
respectives. Je vous propose à cette fin trois axes : un axe
politique, un axe économique, et, sorte de synthèse, un axe visant le mouvement
réel du social.
Politique : la
démocratie
Dans l’axe politique je veux viser la démocratie. Double
problème, à partir de Rousseau, et à partir de Marx, lui qui revendique la démocratie
absolue et récuse, comme insuffisante, la simple émancipation politique. Pour
Rousseau tout d’abord : comme vous le savez, Rousseau n’est pas démocrate,
au sens d’une démocratie directe ou absolue, où tout un chacun ferait partie de
l’administration de l’État, exécutif au sens large, police et justice réunies.
Rousseau en ce sens n’est absolument pas démocrate, parce qu’il interdit à la
volonté générale d’avoir un objet particulier – tel ou tel cas à
régler –, sous peine de voir renaître les oppositions des intérêts
particuliers, et dans ces oppositions ce qu’il appelle « l’amour
propre ». La volonté, pour être générale, doit l’être dans son objet et
dans son essence
[8]. Si elle ne l’est plus dans son objet
elle ne l’est plus dans son essence : c’est l’intérêt particulier qui
parle, l’intérêt qui vise des objets particuliers, et qui est l’intérêt d’une
partie seulement du corps politique : tout le peuple ne statue plus sur
tout le peuple
[9].
Mais précisément, ce refus rousseauiste
d’une démocratie directe a sa réciproque : la véritable volonté générale,
celle qui vise le bien d’une société donnée et qui dit le juste pour cette
société, doit être l’expression de la totalité absolue des membres de cette
société. Le tout moins une partie n’est plus le tout
[10] : l’expression de la volonté
générale doit émaner de cette totalité des membres du corps politique, une
totalité dont la volonté générale ne doit pas s’éloigner. Il y a là une double
exigence :primo que l’expression de chacun constitue le pouvoir
souverain,secundo qu’il n’y ait aucun abandon de ce pouvoir dans une
députation parlementaire. Cette double exigence fait de Rousseau le défenseur
de la démocratie, non pas directe, mais disons « participative », et
d’une démocratie participative absolue, même si elle se limite à l’expression
du pouvoir souverain, et aux objets communs, et l’on doit bien en ce sens faire
se rejoindre Rousseau et Marx dans l’exigence démocratique
[11].
Il y a plus encore. Pour expliquer la possibilité qu’a
chacun d’apercevoir l’intérêt commun, Rousseau postule, à côté de l’intérêt
égoïste – que souligne son époque, et qu’il appelle
« amour-propre » –, la persistance d’un intérêt non égoïste,
parce qu’indifférent à autrui, qu’il appelle « amour de soi ». Cet
amour de soi que Rousseau attache à l’individu naturel est le fondement de la
« rectitude naturelle »
[12] de la volonté générale : il
donne un contenu réel à l’intérêt commun, et en fait même le fond le plus réel
des intérêts de chacun
[13]. L’amour de soi enracine la volonté
générale et l’intérêt commun dans l’intérêt réel de chacun. On peut alors
véritablement parler, dans la communauté politique rousseauiste, d’une
solidarité des intérêts, exactement analogue
[14]à la communauté d’intérêt d’une classe.
Cette réalité qu’a pour chacun l’intérêt commun constitue
l’intérêt général et transforme la vie démocratique et la définition de la
démocratie. Rousseau ne veut pas faire de la volonté générale une fiction
illusoire, tout comme Marx voulait congédier l’imaginaire volonté du peuple au
profit de la volonté collective, ou « volonté réelle de la
coopérative »
[15]. Du coup la démocratie change de sens.
Elle n’est plus règne de la majorité, c’est-à-dire soumission à une volonté qui
peut être celle des uns et non des autres. Chacun possède en soi un fonds
commun d’intérêts identique avec celui des autres – l’amour de soi –,
et il faut sur cette base reconnaître la volonté générale qui est la sienne. Il
y a de l’objectivité en politique, non pas à la suite de calculs rationnels,
mais parce que chacun doit bien savoir s’il trouve ou non son compte dans tel
ou tel système. En conséquence aussi, cette démocratie-là ne cherche pas
d’abord à constituer des contre pouvoir, mais à saisir l’intérêt véritablement
commun. Et si, dans cette démocratie-là, il arrive qu’un avis contraire au mien
l’emporte, je n’ai pas perdu, je me suis trompé sur ce qu’était l’intérêt
commun
[16]. On le voit, il ne s’agit pas ici de
minorité perdante soumise à une majorité toute puissante, comme dans les
démocraties représentatives ou régimes parlementaires
[17], il s’agit de saisir ce qui me rapporte
au pouvoir souverain lorsque je participe à la vie publique.
Tout cela a été très bien vu par le marxiste autrichien Max
Adler, qui, dans son texte Démocratie et conseils ouvriers, où il souligne
justement toutes les insuffisances des démocraties bourgeoises et de leur
dérives parlementaristes, attribue à Rousseau d’avoir découvert « le principe
vital de la démocratie » : « le véritable principe vital de la
démocratie a été génialement formulé par Rousseau […] Ce n’est pas la volonté
de la majorité, mais la volonté de la communauté, la volonté générale. Le vote
n’est pour Rousseau que le moyen de faire apparaître la volonté générale. Les
minoritaires doivent s’incliner non parce qu’ils ont moins nombreux […] mais
parce que le vote a démontré qu’ils sont en contradiction avec la volonté
générale »
[18]. De cette première confrontation entre
Rousseau et Marx il ressort que la démocratie n’est pas une culture
d’opposition, mais une culture de participation
[20], d’exercice effectif du pouvoir.
Économique : La
propriété
Faisons un pas de plus vers le marxisme en nous éloignant du
premier axe, encore seulement politique. Dans le deuxième axe, économique, je
voudrais souligner le traitement rousseauiste de la propriété. Il ne s’agit pas
de la propriété telle qu’elle est utilisée par l’école du droit naturel pour
fonder le droit politique. Rousseau parle bien de cela dans son article sur l’Économie
politique, mais c’est une banalité à son époque. Ce qui n’est pas banal,
en revanche, c’est d’avoir thématisé la propriété comme telle, dans son
émergence non naturelle, faisant en quelque sorte l’histoire sociale de la
propriété, en voulant dire par-là que l’histoire de la société est aussi celle
de la propriété, parce que la propriété s’enracine dans la division du travail,
et conduit à l’inégalité civile. On est là très proche du début de l’Idéologie
allemande, où les individus entrent en relation pour produire leurs moyens
d’existence, construisent leur société et leur histoire à partir des modalités
de cette production. Chez Rousseau également « tout se rapporte dans son
principe aux moyens de pourvoir à la subsistance »
[21]. Tout, c’est-à-dire la structure de la
société et son histoire : l’accumulation de la propriété va catalyser la
concentration de la richesse et du pouvoir.
Lorsqu’on recense le terme de « propriété » dans
l’œuvre on se rend compte que son usage se concentre dans la deuxième partie duDiscours
sur l’inégalité, peu dans la première partie, et quasiment pas dans le Contrat
social, mis à part dans deux ou trois chapitres du premier livre. Et dans le
mouvement de la deuxième partie duDiscours sur l’inégalité, l’usage le plus
dense se situe entre l’apparition de la propriété à la dernière étape de l’état
de nature, avec la métallurgie et l’agriculture, jusqu’à la naissance de la
société civile, lorsque l’inégalité politique vient stabiliser, et donc
renforcer, l’inégalité sociale : lorsque les riches deviennent puissants.
La propriété naît dans et pour l’échange, lui-même commandé par une certaine
manière de produire ses moyens de subsistance (métallurgie et agriculture).
Métallurgie et agriculture vont ensemble et cet ensemble commande les
échanges : c’est parce que l’on produit du fer, que les agriculteurs
doivent produire plus de blé, pour nourrir les forgerons. Et c’est pour
produire plus de blé, que les paysans utilisent le fer, produit par les
forgerons. L’accumulation, le surplus de production, naît avec l’échange, en
vue de l’échange et dans le lien qui structure la société.
Nous nous approchons du concept de « mode de
production » : il ne s’agit pas encore ici d’exploitation, mais la
dimension sociale, au sens de ce qui structure l’ensemble de la société, est
contenue dans l’histoire rousseauiste du concept de propriété. Avec
l’accumulation se développe ce que Rousseau appelle l’inégalité de combinaison
[22], combinaison de l’inégalité naturelle et
de l’échange, qui produit les riches et les pauvres. Naît ainsi une hiérarchie
proprement économique du social, qui ne se résume pas à la domination
politique, mais qui la conditionne, puisque le riche sera l’instigateur de la
société civile. Comment ne pas penser, même si nous sommes là bien avant la
production de masse, que l’histoire rousseauiste de la propriété se présente
comme un mode de production de la vie matérielle qui conditionne le processus
de vie sociale et politique
[23], selon les termes de la Préface de
1859 ? Il n’y a pas là exploitation capitaliste, plus-value (ou survaleur)
et salariat, mais l’histoire de la propriété est bien chez Rousseau ce qui
permet de comprendre la structure hiérarchique de la société et l’accroissement
de la domination. C’est en cela que Rousseau est ici encore précurseur du
marxisme.
Social : la
Dialectique
Troisième et dernier axe, au-delà des visées progressistes
en politique, et de la prise en compte des infrastructures, la visée d’une
dynamique propre du social, que je voudrais présenter comme objet commun à la
philosophie de Rousseau et au marxisme. La spécificité de la théorie marxiste
n’est pas de comprendre la société à partir de sa base économique, mais de lier
cette compréhension à une théorie du changement social. Si la compréhension
économique est importante, c’est parce qu’elle structure l’ensemble de la
société et à ce titre en constitue l’histoire. Une des leçons générale de la
théorie marxiste est que l’on ne peut bien comprendre que ce dont on comprend
le changement, voire que l’on ne peut bien comprendre que ce que l’on essaie de
transformer. A ce titre, on peut rapprocher Rousseau et le marxisme autour de
la théorie du changement social en général. Bien évidemment, nous retrouvons
alors l’éloge d’Engels qui dans l’Anti-Dühring attribue à Rousseau la
méthode de Marx. Éloge peut être trop appuyé
[24], selon G. Della Volpe. On peut aussi
noter, comme le fait Y. Vargas dans sa conférence de Bologne, que si Rousseau
est en première ligne dans l’Anti-Dühring, c’est parce qu’il s’agit pour Engels
de répondre à Dühring, qui se réclame de Rousseau. Mais cela n’enlève rien à la
justesse des arguments d’Engels. Les arguments d’Engels visent chez Rousseau
une modalité de raisonnement dialectique qui se rencontre dans plusieurs
aspects de l’œuvre. Engels
[25] parle de deux lois de la
dialectique – qu’il y ait des processus antagonistes recelant
contradiction, et qu’un extrême se transforme en son contraire – deux lois
qui contiennent comme leur noyau une troisième loi : le principe général,
dit-il, de la négation de la négation. Pour la première loi – le fait que
des processus antagonistes recèlent une contradiction – Engels se réfère
chez Rousseau au progrès de la civilisation, perfectionnant certains individus,
mais provoquant la décrépitude de l’espèce. Cette thématique parcourt l’œuvre
[26]. On peut y ajouter une thématique non
moins large qui a inspiré le livre de Starobinski, Le remède dans le mal
[27], thématique dans laquelle j’avais voulu
voir chez Rousseau une théorie de la pratique transformatrice
[28]. Il s’agit là aussi du renversement d’un
processus qui devient capable de produire le contraire, à partir d’un excès,
quantitatif, des conséquences de son principe. C’est très clair dans la lettre A
Voltaire du 7 septembre 1755, où Rousseau se défend d’être un écrivain
gagnant des prix, tout en condamnant les lettres : « il vient un
temps où le mal est tel que les causes même qui l’ont fait naître sont
nécessaires pour l’empêcher d’augmenter »
[29]. Même thème en politique : la
société humaine va mal, associons encore plus étroitement les individus. Contre
la dégénérescence des sociétés politiques, Rousseau fait appel au même principe
pour garder espoir dans les institutions et défendre ses projets :
« efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir. Par de
nouvelles associations, corrigeons, s’il se peut, le défaut de l’association
générale »
[30]. On peut aller jusqu’à se demander si
l’évolution de l’œuvre de Rousseau elle-même n’est pas l’illustration de ce
processus antagoniste : on peut très bien comprendre que leContrat social a
pour fonction de corriger ce que le Discours sur l’inégalité se borne
à dénoncer : la résurgence de l’intérêt particulier, en l’occurrence et
inévitablement celui du gouvernement, du corps particulier assurant l’exécutif,
et qui cause de la mort des sociétés politiques. La suppression, dans le Contrat,
du second pacte du Discours, pacte de soumission, est bien ce qui tente de
conjurer la mort du corps politique, en subordonnant l’exécutif au législatif.
Engels passe ensuite, du processus contradictoire, aux
termes de ce processus, termes qui, lorsque la contradiction interne au
processus se développe, apparaissent comme contraires, p.ex. le chef politique
et le despote. Engels se réfère à la dégénérescence du politique décrite dans
la deuxième partie du Discours sur l’inégalité. Il s’agit en fait de la
même observation, portant l’une sur le processus, l’autre sur les termes. Mais
ce dédoublement a un sens. Le dédoublement, en termes et processus, de
l’illustration du principe général de la négation de la négation, permet de
mieux comprendre le principe général lui-même. Il ne s’agit pas seulement, dans
la négation de la négation, de transformer un terme en son contraire
[31], mais il faut prendre en compte le fait
que cette transformation a lieu par, et après, le déroulement d’un processus
donné. S’il ne s’agissait que de la transformation d’un terme en son contraire,
le processus aurait tout aussi bien pu être supprimé, ne pas avoir eu lieu, et
l’on reviendrait purement et simplement au point de départ. Or ce n’est pas
cela qu’Engels appelle négation de la négation : il ne veut pas voir dans
Rousseau un simple retour au point de départ, retour que Rousseau lui-même
récuse à propos de l’état de nature
[32], mais il s’agit d’un retour qui est
résultat. Ainsi le dépassement d’un despotisme qui a fait suite à l’égalité
naturelle, ne nous reconduit pas à cette égalité naturelle, mais à l’égalité
politique, qui est, écrit Engels : « égalité supérieure du contrat
social »
[33]. L’égalité est « supérieure »,
parce qu’elle intègre certains éléments du despotisme, p.ex. la hiérarchie,
mais en supprimant d’autres éléments, ici la domination. Le contraire du
despotisme est alors devenu la liberté politique, comme indépendance envers la
volonté d’autrui, mais dépendance envers les lois, en supposant que l’on ait pu
ériger la loi au-dessus de l’homme, dans l’institution d’une démocratie
participative absolue.
Un autre exemple de cette négation de la négation est la
très célèbre et très étonnante « aliénation totale »
[34]. Ce n’est pas le moindre des paradoxes
de voir Rousseau reprendre la notion que toute son œuvre a combattu –
l’aliénation –, pour en inverser totalement le sens, et en faire le
principe de son institution politique. Althusser en a fait l’objet du deuxième
décalage qu’il étudie dans son célèbre article : je n’y reviens pas car
l’interprétation d’Althusser sera abordée par Andrew Levine et Bruno Bernardi.
Mais il faut souligner, qu’à propos de l’aliénation totale, le renversement
dans son contraire est parfait : lorsque tous donnent tout à tous, cela
veut dire que personne n’a plus rien à donner à quelqu’un en particulier. Et si
vous n’avez rien donné à personne, vous ne vous êtes séparé d’aucun de vos biens.
Au contraire, en transformant le rapport à vos biens par le moyen du pacte
social, vous ne les possédez plus de façon précaire, comme l’individu naturel,
mais de façon stable et sûre, comme le citoyen, dont la force publique garantie
la possession. L’aliénation totale ne veut donc pas du tout dire que personne
n’a plus rien, puisque les biens de chacun sont restés à sa disposition, et
qu’il ne les a donnés à personne : « on gagne l’équivalent de tout ce
qu’on perd et plus de force pour conserver ce qu’on a »
[35]. L’aliénation totale est une
illustration parfaite de la négation de la négation, puisqu’on a bien ici, dans
la propriété garantie par l’État, une possession nouvelle, mais
« supérieure »
[36], à celle dont tentait de jouir
l’individu naturel, parce qu’on a supprimé l’usage individuel des forces qui
provoquait l’état de guerre, pour constituer la force publique par le
rassemblement des même forces individuelles.
Énoncé sous cette forme, le dépassement politique du
despotisme garde tout ce que le despotisme pouvait avoir de politique, et que
l’on trouvait chez Hobbes : le pouvoir souverain rassemble la volonté et
les forces des particuliers. Si l’on n’accorde pas toute sa place au premier axe,
démocratique, Rousseau est encore très proche de Hobbes
[37]. Mais si l’on accorde toute sa place à
la démocratie, on confie au politique la résolution des inégalités, problème
avant tout économique – c’était le deuxième axe, et avec lui la question
de l’articulation des deux premiers axes, politique et économique, question qui
éloigne Rousseau de Marx. Reste à savoir si Rousseau pense réellement
l’histoire du politique, ou le politique dans l’histoire, capable de dépasser
les inégalités, en provoquant l’accès à une forme d’égalité, ou de rapports
sociaux, supérieure. Le retour au point de départ, terme de la dégénérescence
des sociétés politiques, dont nous parle Rousseau dans le Discours sur
l’inégalité, n’est pas un retour à l’égalité naturelle, mais un retour à l’état
de guerre, lui-même origine des sociétés politiques. Il n’est donc pas sûr que
le Contrat social ait réussi à conjurer la dégénérescence du
politique. Après tout le Contrat social proclame lui aussi la mort
des corps politiques
[38]. N’est-ce pas pour Rousseau reconnaître
aussi que le politique est une solution insuffisante ? N’est-ce pas
reconnaître, que par l’inévitable retour à l’état de guerre dont il est issu,
le politique ne peut jamais totalement dissimuler son infrastructure
conflictuelle ? Mais alors c’est aussi à nous de reconnaître que ces
interrogations sur le fond conflictuel et l’insuffisance du politique sont
d’une grande modernité, et que le regard de Rousseau, enveloppant les
dimensions matérielles constitutives du social, participe de l’histoire du
marxisme.
[1]. De la Révolution française (cf., entre
autres, les études de Roger Barny) à Fidel Castro, sur ce dernier cf.
Jean-Jacques Rousseau, Textes politiques, par Tanguy L'Aminot L'age
d'homme, 2007, p. 45.
[2]. Yves Vargas, « Marx et Engels lecteurs
de Rousseau », lors du colloque Jean-Jacques Rousseau et l’essor des
sciences sociales au XIXe siècle, 11-13 mars 2004, publié par le Musée de
Montmorency.
[3]. Qu’Yves Vargas, auteur des Promenades
matérialistes, me pardonne, et que d’autres collègues, menant des recherches
sur les fondements matérialistes de la métaphysique rousseauiste, veuillent
bien en faire autant. Je ne nie pas qu’il y ait d’étroits rapports entre
Rousseau et les matérialistes de son temps, au premier chef Diderot, mais bien
sûr aussi le sensualisme de Condillac. Il demeure que la profession de foi d’Émile
IV n’est pas celle d’un matérialiste, et que ses arguments contre le
matérialisme sont alors explicites, cf. Émile IV, O.C. IV Paris,
Gallimard, 1969, coll. Pléiade pp. 583-587, on pourrait en dire autant à
l’aide des Notes sur De l’esprit d’Helvétius.
[4]. J.J. Rou7sseau, Discours sur
l’inégalité, O.C. III Paris, Gallimard, 1964, coll. Pléiade p. 160. Le
rapport à Marx autour de cette radicalité a déjà été évoqué par Althusser, Politique
et Histoire, Paris, Seuil, 2006 p. 111.
[5]. K. Marx, « Contribution à la critique
de la philosophie du droit de Hegel », Annales franco-allemandes, février
1844 ; trad. fr. in Critique du droit politique hégélien, A.
Baraquin, Paris, éd. Sociales, 1975, p. 205 « La théorie est capable
de s’emparer des masses dès qu’elle démontre ad hominem, et elle démontre ad
hominem dès qu’elle devient radicale. Être radical, c’est prendre les
choses à la racine. Or la racine, pour l’homme, c’est l’homme lui-même. La
preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie
pratique, est qu’elle a pour point de départ l’abolition résolue et positive de
la religion ».
[6]. Discours sur l’inégalité,
p. 160.
[7]. Cf. A Christophe de
Beaumont, p. 937.
[8]. Contrat social II 4,
O.C. III Paris, Gallimard, 1964, coll. Pléiade p. 373.
[9]. Cf. l’une des deux définitions de la
volonté générale, dans le Contrat social II 6, O.C. III p. 379.
L’autre définition se trouvant in Contrat social II 4 p. 373.
[10]. Contrat social II 6 p. 379.
[11]. « En ce sens », et en prenant en
compte les limitations propres à chaque auteur, limitation du politique comme
tel pour Marx, limitation de la démocratie chez Rousseau. Compte tenu de ces
restrictions on peut comprendre que Lucio Colletti ait pu écrire :
« la théorie « politique » marxiste dépend pour l’essentiel de
Rousseau », in Ideologia e Societa, Editori Laterza¸ Bari, 1969.
trad. fr. par A. Bious, De Rousseau à Lenine, Gordon & Breach, 1972.
(publications gramma, coll. l’Esprit
des lois), p. 257.
[12]. Contrat social II 4,
p. 373.
[13]. Dans la mesure où ce fond réel des
intérêts de chacun se rattache au fond le plus réel de la nature individuelle,
l’amour de soi, la question politique et sociale de la démocratie s’enracine
dans le statut de cette réalité individuelle. C’est à l’aune de cette identité
individuelle que sera jugée l’inégalité sociale, et les formes d’inégalités
seront plus ou moins admissibles selon que l’on considérera ou non les
individus comme plus ou moins identiques. Cf. les débats que suscitent encore
les interprétations de G. Della Volpe, p.ex. in A. Burgio, Rousseau
la politica e la storia,Tra Montesquieu e Robespierre, Milan, Guerini e
associate, 1996, chapitre trois.
[14]. Je rappelle que l’analogie se définit
comme identité de rapport entre des choses dissemblables.
[15]. Marx, Notes critiques à Étatisme et
anarchie de Bakounine, in Socialisme autoritaire ou libertaire, anthologie
éd. par G. Ribeill, Paris, U.G.E, 1975 (coll. 10/18) : « Avec la
volonté collective, disparaît la volonté du peuple, pour faire place à la
volonté réelle de la coopérative », Tome II p. 379.
[16]. Contrat social IV 2,
p. 441.
[17]. Cf. également sur ce point, Andrew
Levine, The General Will, Rousseau, Marx, Communism, Cambridge University
Press, 1993, ch. 4, notamment p. 80.
[18]. Max Adler, Démocratie et
conseils ouvriers (Rätesystem) Vienne, 1919, trad. fr. Y. Bourdet,
Paris, Maspero, 1967, p. 55.
[20]. Cf. Burgio, Alberto Rousseau la
politica e la storia, Tra Montesquieu e Robespierre, Milan, Guerini e
associate, 1996, ch. 3 p. 110.
[21]. J.J. Rousseau, Essai sur
l’origine des langues, O.C. V Paris, Gallimard, 1995, coll. Pléiade
p. 400.
[22]. La combinaison de l’inégalité naturelle
(qui est, en elle-même, « presque nulle »,Second Discours,
p. 193) et de l’échange, est une combinaison selon laquelle celui qui, par
un procédé ou un autre, produit plus qu’un autre, obtient plus que cet autre,
ou de cet autre, dans l’échange. L’inégalité se déploie ainsi dans l’échange,
lorsque, à travail égal, mais à procédé différent et donc quantité de produit
différente, on peut obtenir plus parce qu’on a plus de produit à échanger, ou
demander moins parce que le besoin ne se fait plus sentir. Cette naissance de
l’inégalité dans l’échange n’est pas une nouveauté : cf. Pufendorf, Les
devoirs de l’homme et du citoyen tels qu’ils sont prescrits par la loi
naturelle, trad. J. Barbeyrac, 6e édition, Londres, 1741, Livre un, chapitre
sept, § 4.
[23]. Cf. Critique de l’économie politique,
Préface : « dans la production sociale de leur existence, les hommes
entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté,
rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé
de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de
production constitue la structure économique de la société, la base concrète
sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle
correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de
production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social,
politique et intellectuel en général », trad. Maurice Husson et Gilbert
Badia, Paris, éd. sociales, 1957, p. 4. Dans cette citation, la distance
qui demeure entre Rousseau et Marx se dessine autour de la volonté
individuelle.
[24]. Cf. l’appréciation de G. Della
Volpe : Europe, Nov-Dec 1961, p. 182 ; Rousseau et
Marx, pt.
IV Éclaircissements,
Rome, Editori Rinuti, 1956 & 1962 ; trad. fr. R. Paris, Paris,
Grasset, 1974, p. 143 ; & “ La critique marxiste de Rousseau ”,
Paris, Archives de philosophie du droit, 12, 1967.
[25]. Anti-Dühring, 1877, première
partie ch. XIII, trad. fr. E . Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1977,
pp. 168-169. C’est l’occurrence essentielle dans l’ouvrage.
[26]. Elle est déjà celle du Discours
sur les sciences et les arts, elle se révèle dans la controverse, notamment
dans la lettre A Grimm : « C’est un des grands inconvénients de
la culture des lettres que, pour quelques hommes qu’elles éclairent, elles
corrompent à pure perte toute une nation » (Lettre A Grimm, O.C. III
p. 60). Le texte le plus explicite se trouve dans la lettre A
Philopolis (A Philopolis, O.C. III p. 232)à la suite du Discours sur
l’inégalité, et la même thématique sera reprise dans la lettre A Christophe
de Beaumont (O.C. IV p. 967).
[27]. J. Starobinski, Le remède dans le mal, Critique
et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières., Paris, Gallimard,
1989.
[28]. Cf. Luc Vincenti, Jean-Jacques
Rousseau, l’individu et la république, Paris, Kimé, 2001, deuxième partie,
début.
[29]. A Voltaire, 10 septembre 1755, O.C.
III p. 227. Plus vivement, à propos duDiscours sur les sciences et les
arts, la Réponse au Roi de Pologne : « Si quelqu’un venait pour
me tuer et que j’eusse le bonheur de me servir de son arme, me serait-il
défendu, avant que de la jeter, de m’en servir pour le chasser de chez
moi ? ».
[30]. Manuscrit de Genève, chap. II,
p. 288.
[31]. Il ne s’agit pas de « ce passe-temps
enfantin de poser et biffer alternativementa » Anti-Dühring,
p. 170.
[32]. Cf. la première Lettre à Voltaire,
« ce retour serait un miracle, si grand à la fois et si nuisible, qu’il
n’appartiendrait qu’à Dieu de le faire et au diable de le vouloir » O.C.
III p. 226.
[33]. Anti-Dühring, p. 169.
[34]. Ce que j’ai déjà indiqué dans mon
petit Du contrat social, J.J. Rousseau, Paris, Ellipses, 2000, p. 55.
[35]. Ibid. I 6 p. 361. Cf. également
I 9, p. 367 : « loin qu’en acceptant les biens des particuliers
la communauté les en dépouille [cette aliénation] ne fait que leur en assurer
la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit, et la
jouissance en propriété […] [les possesseurs] ont, pour ainsi dire, acquis tout
ce qu’ils ont donné ». De même également, Contrat social II
4 : « ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une manière d’être
incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre »,
p. 375. Sur ce thème de l’aliénation totale, cf. Luc Vincenti,Jean-Jacques
Rousseau, l’individu et la république, Paris, Kimé, 2001, p. 128.
[36]. Elle est effectivement supérieure, non pas
seulement en qualité mais en quantité, d’ailleurs avec évidemment une autre loi
de la dialectique. La transformation qualitative, du fait au droit, est permise
par l’augmentation quantitative de la force qui assure la possession. Dans le
chapitre neuf du livre un du Contrat, « Du domaine réel »,
le point de vue des autres États manifeste que le droit propre de chacun des
États est avant tout cette union nationale des forces : « comme les
forces de la cité sont incomparablement plus grandes que celles d’un
particulier, la possession publique est aussi dans les faits plus forte et plus
irrévocable, sans être plus légitime, du moins pour les étrangers ».
L’expression de « possession publique » exprime la propriété du point
de vue étranger, d’un simple point de vue des forces, et donc sans
reconnaissance du droit restant interne à chacun des États.
[37]. Ce qui n’est ni une nouveauté, R. Derathé
a déjà exploré bien avant cette voie (J.J. Rousseau et la science politique de
son temps, Paris, P.U.F. 1950, 2e éd. Paris, Vrin, 1970, Ch. IV 4 p. 227
et V 2 p. 291), ni une découverte, Rousseau lui-même déclarant que si l’on
ne peut mettre la loi au-dessus de l’homme, il préfère « le hobbisme le
plus parfait », A Mirabeau, 26 juillet 1767.
[38]. « Le corps politique, aussi bien que
le corps de l’homme, commence à mourir dès sa naissance et porte en lui-même
les causes de sa destruction » Contrat social, III 11, O.C. III
p. 424.