Yvon Quiniou | Il est toujours délicat de dénoncer la
censure d’un courant de pensée auquel on appartient car on risque d’y voir une
forme de ressentiment et de vanité blessée s’agissant de soi. Pourtant je vais
le faire car l’actualité idéologique l’impose. Une querelle bruyante sur le
supposé passage à droite de certains intellectuels comme Onfray ou même Debray,
présenté désormais comme « achevant la gauche », s’accompagne du
diagnostic selon lequel on assisterait à une défaite de la pensée progressiste,
à son incapacité à élaborer une alternative intellectuelle au capitalisme faute
de théoriciens dignes de l’incarner par leurs œuvres comme il en fut autrefois
avec, par exemple, Sartre ou Bourdieu. Cette idée vient d’être suggérée, d’une
manière que je trouve partisane, par N. Truong dans un article récent du Monde(le
16 octobre), d’autant plus qu’il ouvre un dossier qui semble indiquer le
contraire.
Or cette thèse, malgré ses nuances affichées, est fausse et
elle a tout l’air d’un propos performatif destinée à faire croire à une
imaginaire disparition de l’intelligence anti-capitaliste, avec les effets
délétères que cette croyance risque d’induire, à savoir la dévalorisation
intellectuelle de la critique sociale et de l’idéal d’émancipation dont elle
est porteuse et donc, l’aveu de l’impuissance politique face au malheur social.
Comment expliquer cette thèse erronée et comment la réfuter ?
L’explication est simple et elle vaut pour bien d’autres
publications que Le Monde lui-même,
y compris donc pour des magazines ou revues qui se veulent
philosophiques : elle vient d’un refoulement systématique du travail
intellectuel de haut niveau qui se fait à « la gauche de la gauche »
et ce refoulement tient, il faut le dire crûment, à un anticommunisme primaire
et persistant qui n’a pas de sens (s’il en a eu un) dès lors qu’on a
compris qu’il n’y a jamais eu d’authentique expérience communiste dans le monde
au 20ème siècle (je crois l’avoir démontré dans mon Retour à Marx). D’où un refus
franchement malhonnête, indissolublement idéologique et politique, sans
raisons intellectuelles valables, de prendre en considération les
travaux de ceux qui pensent dans la mouvance d’un communisme réaffirmé,
auxquels la crise de 2008 a brusquement donné raison, prenant d’ailleurs à contre-pied
tous les rédacteurs des publications en question, comme les a pris à
contre-pied la présence, enfin, de Marx à l’écrit de l’agrégation de
philosophie en 2015 ! Un exemple ici suffira pour justifier cette
accusation qu’on pourrait trouver réductrice : celui de la revuePhilosophie Magazine (février 2009)
avec un dossier au titre étonnant de fausse candeur : « Comment
peut-on être anti-capitaliste ? » Or ce numéro réussit l’exploit de
présenter, sur deux pages, ce qu’il appelle « la galaxie
anticapitaliste » aux multiples visages sans citer un seul instant la
revue Actuel Marxqui est la
seule revue française d’obédience vraiment marxienne (ou marxiste), fondée il y
a plus de 20 ans et qui ne cesse de penser la réalité en référence à Marx tout
en l’ouvrant à de nouvelles problématiques ! Plus : aucun de ses
collaborateurs n’est cité alors que leurs travaux sont souvent reconnus par la
communauté internationale (je pense ici à ceux de J. Bidet, longtemps son
directeur, ou ceux d’A.Tosel). Or, à l’inverse, les noms signalés sont souvent
ceux de penseurs de qualité, certes, mais qui n’ont qu’un lointain rapport ou
pas de rapport du tout avec Marx, comme G. Le Blanc (de la revue Esprit) M. Walzer, Y. Illich ( !)
ou B. Stiegler ! Franchement où est l’honnêteté intellectuelle dans
cette présentation ?
Encore faut-il réfuter sur le fond cette idée de la
disparition d’une pensée marxiste de qualité, en donnant tout simplement
quelques exemples d’œuvres importantes littéralement censurées par les médias
dominants. Quels sont ceux qui ont parlé du travail considérable de L. Sève
qui, depuis plusieurs années, développe ce qu’il appelle la
« pensée-Marx » avec une rigueur et une profondeur conceptuelle qui
forcent l’admiration, en affrontant le statut de la philosophie aujourd’hui en
liaison avec la science ou celui de l’homme à partir de l’histoire,
récusant l’idée sommaire d’une nature humaine immuable? Je demande aux collaborateurs des publications
indiquées plus haut de le lire et de voir s’ils ont, parmi leurs proches ou parmi
ceux dont ils parlent tout simplement, l’équivalent.
Qu’ils tentent donc l’expérience et qu’ils tentent aussi une comparaison avec
les écrits de Finkielkraut, d’Onfray ou même de Debray : d’un côté des
auteurs d’essais plutôt bien écrits, mais sans profondeur théorique, de l’autre
une authentique pensée philosophique. Question supplémentaire :
sans nier ses talents de pédagogue et de vulgarisateur, peut-on me citer un
seul concept d’Onfray que la postérité retiendra ? Autre
exemple : J. Bidet, auquel j’ai déjà fait allusion. Dans son livre L’Etat-monde il nous livre une
grille de lecture du capitalisme mondialisé contemporain d’une rare acuité,
avec ses divisions et ses articulations complexes, quoique liées à
l’exploitation du travail humain, autrement explicative que les propos
généreux, mais trop généraux, d’un E. Morin, je m’excuse de le dire. Plus
largement, il aura montré que le capitalisme implique une
« métastructure » porteuse d’une universalité et d’une promesse
d’égalité et de liberté que sa réalité quotidienne inverse dramatiquement.
Cette « métastructure » – concept qui restera – qui est plus qu’une
idéologie, en possède les mêmes effets : elle mystifie notre perception du
réel tout en pouvant nous inciter à la transformer. Or, pour ne citer à nouveau
que ce journal vu la place qu’il occupe dans le paysage médiatique, Le Monde n’en a jamais parlé depuis
quinze ans et il a pris la (mauvaise) habitude de refuser de lui donner la
parole dans ses colonnes ! Il y a aussi l’œuvre de l’économiste F. Lordon,
dont l’analyse critique de l’économie capitaliste telle qu’elle régit l’Europe
actuelle (voir de lui, La malfaçon) est la plus intelligente et la plus
décapante que je connaisse. Or seul Le
Monde diplomatique (auquel il collabore) ou la presse communiste, ou
encore celle qui est à la gauche du PS, en parle, et non les autres journaux.
Il est vrai qu’il démystifie les préjugés « européistes » paresseux
et mensongers que ces journaux diffusent, et ceci explique cela. A quoi on
ajoutera la manière subtile qu’il a eu d’enrôler la théorie des affects de
Spinoza pour nous faire comprendre comment le capitalisme se soumet ceux qu’il
exploite en leur faisant aimer, tout en la dissimulant, leur servitude
(voir Capitalisme, désir et
servitude. Marx et Spinoza,où il se révèle aussi philosophe). Ceci
également nous fait comprendre le silence dont il fait l’objet ! Enfin, on
pourrait ajouter tout le travail proprement politique de T. Andréani élaborant
une théorie des « modèles du socialisme » (voir ses Dix essais sur le socialisme), à la fois
audacieuse par sa perspective de long terme et réaliste par la manière
extrêmement précise et concrète dont il en dessine la réalisation progressive,
à la manière d’un Jaurès parlant d’ « évolutionnisme
révolutionnaire » et donc d’un « réformisme révolutionnaire »
dans lequel la réalisation de l’idéal prend en compte le réel et part de lui. On est ici pleinement au sein d’une projection dans
l’avenir, parfaitement assumée et pensée, à la fois radicale et réaliste. Qui
pourra encore soutenir que le marxisme actuel n’est pas capable de théoriser
intelligemment un avenir non capitaliste ? On est très loin d’un Debray
décidant récemment de se désengager et considérant désormais que la politique
n’est pas « quelque chose de sérieux pour l’esprit ». Et pourtant, c’est lui qui fait la
« une » des gazettes ! On aura deviné pourquoi. Et,
pour être non pas complet mais davantage convaincant, je signalerai le
véritable scandale que constitue le boycott radical que subit en France l’œuvre
du grand psychologue russe Vygotski, publiée à La Dispute, mondialement connue, mais qui a le malheur, en France,
de se réclamer d’un matérialisme scientifique afin de comprendre des domaines
qui paraîtraient lui échapper comme l’art (voir sa Psychologie de l’art). Quelle horreur !
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Foto: Yvon Quiniou |
Mais, me
demandera-t-on, que faites-vous de Badiou, régulièrement mis en avant alors
qu’il se réclame d’une « hypothèse communiste » radicale ?
Précisément, son cas est paradoxalement exemplaire. C’est incontestablement un
philosophe qui compte. Mais son radicalisme politique ne séduit que
parce qu’il est purement utopique, sans prise sur la réalité des luttes
de classes concrètes, appelant même fièrement à ne pas voter. C’est, si l’on
veut et malgré son intelligence, « l’idiot utile de » l’idéologie
bourgeoise, enfermé dans une posture révolutionnaire qu’il est très facile de
revendiquer puisqu’elle n’engage à rien et vous vaut au contraire des
applaudissements hypocrites..
Mais il y existe une autre forme de censure qui s’exerce à
l’égard du marxisme, pratique cette
fois-ci, au sens où elle concerne l’accès institutionnel à l’Université et
qu’il faut brièvement évoquer. Car il faut le savoir : si dans les années
1970-1980 on pouvait être nommé assez facilement dans une faculté de
philosophie tout en se réclamant de Marx – c’est même à l’époque du
gouvernement de l’Union de la gauche que fut créé au CNRS un laboratoire de
philosophie politique, économique et sociale où la pensée marxienne avait toute
sa place, – ensuite les choses se compliquèrent. L’unité de recherche de
Poitiers du même CNRS consacrée à Hegel et Marx fut supprimée dans les années
1990 – chute du Mur de Berlin oblige – et la possibilité d’être nommé à
l’Université extrêmement filtrée, voire réduite totalement. Ce n’est pas tant
la proximité politique avec le PCF qui jouait – on pouvait faire une thèse
d’histoire de la philosophie inodore et sans saveur mais sans engagement idéologique
marxien, et cela convenait dès lors que la qualité historienne était là –, mais
le simple fait d’exprimer dans ses travaux, et, spécialement dans une
thèse, non seulement des convictions matérialistes mais, surtout,
marxistes : L. Sève, sans sa jeunesse, fut une victime de cet ostracisme
et d’autres, plus récemment. Le sens de ce barrage général est clair :
c’est bien une pensée inspirée de Marx ou le rejoignant indirectement que l’on
condamnait… comme l’on empêchait au 19ème siècle, à l’époque de V. Cousin,
les philosophes matérialistes d’enseigner. A-t-on vu alors les tenants du libéralisme philosophique s’indigner
contre cette atteinte à la liberté professionnelle autant
qu’intellectuelle ? Les choses ont un peu changé depuis la crise de
2008 et le renouveau important de l’intérêt porté à l’auteur du Capital qu’elle
a induit un peu partout dans le monde, y compris dans la recherche
universitaire. Mais pour combien de temps ?
Certes,
tout n’est pas absolument noir dans ce tableau. S’il y a beaucoup de
journaux, donc, et de revues qui faillissent à leur rôle qui est celui
d’éclairer la pensée de leurs lecteurs, comme Esprit ou Le Débat,
voire Les Temps modernes qui
ont un peu oublié leur héritage sartrien, il y a encore quelques exceptions qui
sauvent l’honneur de l’esprit critique. C’est le cas de plusieurs émissions de
France Culture, voire de France Inter, ou même de télévision qui s’honorent
d’inviter à s’exprimer sans ambages ceux qui se réclament un tant soit peu de
Marx. Et dans la presse écrite, un journal comme Marianne a pu consacrer,
il y a quelques années il est vrai, quatre pages à des publications sur Marx,
en y intégrant une interview du regretté G. Labica, de même qu’il a su
parler longuement, via J.-F. Kahn, d’un livre collectif important, unique en
France, consacré au matérialisme, Les
matérialismes (et leurs détracteurs) dans lequel il était
inévitablement fait l’éloge du matérialisme historique marxien. Et c’est aussi
le cas de certains sites comme Médiapart et La faute à Diderot et, du côté du
PCF, de nouvelles publications comme La
Revue du projet, Progressistes ou
même, dans une perspective « éco-socialiste » autonome, Les Zindigné(e)s.
Mais une hirondelle ne fait pas le printemps et c’est
plutôt l’hiver qui continue à dominer les esprits des commentateurs quand ils
parlent, en l’occurrence ne parlent pas, du marxisme. Qu’elle est loin donc
l’époque où Le Monde pouvait,
sous la plume de J. Lacroix, philosophe chrétien pourtant, faire l’éloge de Marxisme
et théorie de la personnalité de L. Sève ou même, plus récemment, se
faire l’écho du premier congrès international de la revue Actuel Marx (en 1995). Mais c’était
un temps où les financiers ne déterminaient pas, ou moins, la ligne éditoriale
des médias et n’en faisaient pas encore une fabrique du conformisme
idéologique. Que l’on ne s’étonne donc pas de la crise apparente – mais
apparente seulement – de la pensée proposant une alternative à la barbarie du
capitalisme actuel. On fait
tout pour l’étouffer et l’on transforme ses authentiques représentants enmorts-vivants.
Ils vivent pourtant, mais on décide arbitrairement qu’ils sont morts. A nous de
les faire connaître ou de poursuivre toujours plus leur œuvre par notre travail
intellectuel. C’est ainsi que l’on pourra convaincre le plus grand
nombre, et d’abord la partie cultivée de la population, qu’un avenir
d’émancipation pour l’homme est réellement possible, parce que
l’intelligence en aura fait la démonstration au plus haut niveau.