- Retour sur le
projet intellectuel ambitieux et le parcours mouvementé de ce philosophe
marxiste vietnamien, trop militant pour les philosophes, trop philosophe pour
les militants, et pris dans les contradictions du siècle.
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Trần Đức Thảo ✆ A.d.
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Alexandre Féron | Il y a peu de chance qu’on ait entendu parler du philosophe vietnamien
Trần Đức Thảo (1917-1993). Certains ont peut-être vaguement entendu prononcer ce
nom : ceux qui s’intéressent à la phénoménologie connaissent peut-être la
remarquable présentation de l’œuvre de Husserl qu’il a proposée dans la
première partie de Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951) ;
les passionnés de la guerre d’Indochine ont peut-être croisé ce nom parmi
l’énumération des militants pour l’indépendance vietnamienne ; pour
d’autres enfin, ce nom pourrait évoquer l’image d’un philosophe ayant refusé
une prometteuse carrière universitaire en France pour rejoindre le Nord Vietnam
en 1952 et participer à la lutte de libération nationale. Bref, Trần Đức Thảo reste pour le plus grand nombre un inconnu.
Ce n’est pas sans raison. Il est à la jonction de trop de
positions différentes et opposées pour que l’on puisse vouloir se
« revendiquer » de lui, et donc avoir envie de travailler à sa
« redécouverte » ou sa « réhabilitation ». S’il est bien
trop marxiste pour les phénoménologues, il est, à l’inverse, bien trop
phénoménologue pour les marxistes. De même, son marxisme n’a jamais été assez
orthodoxe pour les staliniens ; et il est bien trop orthodoxe et stalinien
pour les non staliniens. Trop militant
pour les
philosophes universitaires, il est trop philosophe pour les militants.
Mais c’est ce qui le rend intéressant. Il est au croisement d’une grande
partie des contradictions qui travaillent le XXe siècle :
colonialisme, place des intellectuels dans les pays capitalistes, débats sur le
marxisme et son rapport à d’autres courants de pensée, luttes d’indépendance puis
de guerre froide, place des intellectuels dans un pays socialiste, devenir du
marxisme dans les pays se revendiquant du « communisme », communisme
asiatique, etc. Sa vie aura été une tentative pour affronter et essayer de
dépasser ces contradictions qui sont autant les siennes que celles du siècle.
Mais elle prend une tonalité tragique, parce qu’il ne cesse de s’y heurter et
que, finalement, l’on ne peut que constater avec tristesse l’échec de sa
vie : échec politique et philosophique.
L’objet de cet article est de
présenter « la vie et l’œuvre » de Trần Đức Thảo. Plus précisément, il s’agit d’articuler son engagement dans le siècle et
sa production théorique. Nous voulons montrer de quelle
manière son œuvre est le produit de son existence en tant qu’elle est engagée
dans un monde particulier dont il affronte les contradictions.
De l’enfant des colonies à la
tentative de synthèse entre marxisme et phénoménologie (1917-1947)
Le parcours initial1 de
Trần Đức Thảo se
présente tout d’abord comme un matériau rêvé pour justifier « l’œuvre
positive » de la colonisation française. Ce fils d’un petit fonctionnaire des
postes, né le 26 septembre 1917, devient un brillant élève au lycée français
Albert Sarraut de Hanoï : second accessit de philosophie au concours
général, il est reçu au baccalauréat français en 1935. C’est ce qui lui
permet d’obtenir en 1936 une bourse du gouvernement général d’Indochine pour
aller en France préparer le concours de l’Ecole normale supérieure. Après être
passé par les lycées Louis-le-Grand et Henri IV, il intègre l’Ecole normale en
1939.2 La Débâcle de 1940
l’amène à Clermont-Ferrand, où il rencontre Jean Cavaillès, grâce auquel il
découvre l’œuvre du fondateur de la phénoménologie, Edmund Husserl. Il fait un
remarquable mémoire sur « la méthode phénoménologique chez Husserl »3et est reçu premier ex-aequo à l’agrégation de
philosophie en 1943. Il commence
alors une thèse sur Husserl, devient attaché de recherches au CNRS et fait un
séjour aux « Archives-Husserl » de Louvain. Une brillante carrière
universitaire et philosophique s’offrait alors à lui.
Mais sous
ce cursus honorum on ne peut que deviner les déchirements.
Tout d’abord, il faut rappeler le fait que l’accès des vietnamiens à
l’enseignement français reste une exception. Et à toutes les étapes du parcours
on ne cesse de lui rappeler son statut de colonisé. Lorsqu’il est reçu
2e au concours de l’ENS, c’est en tant que « protégé français »,
comme l’on disait, et avec la mention « numéro bis »4 (ce qui
implique qu’il y avait aussi un « vrai » deuxième). Lorsqu’il devient
le premier vietnamien reçu à l’agrégation de philosophie, il a droit à la
mention « non classé » – ce qui exclut toute candidature à un poste
dans l’enseignement français. Autant d’expériences qui contribuent à engendrer
ces « monstres » (selon sa propre expression) qui forment
« l’élite intellectuelle » issue des colonies. En effet, ces
individus sont tiraillés entre une double fidélité : d’une part une
fidélité à la France en raison de leur formation scolaire et la culture
française à laquelle ils appartiennent,5et d’autre
part, une fidélité à leur peuple d’origine.6
Le durcissement de la situation
coloniale dans les années 30 suite à ce qu’on appelle « l’explosion de
1930 », rend nécessaire le choix. Soit la France,7 soit
le combat pour un Vietnam indépendant. C’est vraisemblablement pendant la
guerre que Trần Đức Thảo décide
d’opter pour la lutte anticolonialiste. Or, dans les années 1930, l’opposition à la France prend deux
formes : soit nationaliste, soit communiste. Trần Đức Thảo choisit très rapidement le « communisme, qui, donnant son sens
précis à l’exploitation coloniale, débarrassait le sentiment national de tout
reste de xénophobie. »8
Au début de son militantisme9 Trần Đức Thảo est
proche du groupe trotskyste GBL (le Groupe bolchévik-léniniste indochinois).10 Il
participe à leur action en direction des ONS (« ouvriers non
spécialisés ») vietnamiens réquisitionnés en 1939 et envoyés en métropole
pour aider à l’effort de guerre, puis laissés après la défaite dans des camps.
Il est un des acteurs majeurs de leur tentative d’organiser le mouvement
vietnamien en France : en décembre 1944, lors du Congrès des Indochinois
en Avignon, il devient membre de la « délégation générale des
indochinois » (40 membres) et du comité central (15 membres), dont il
serait même le secrétaire général. Il participe activement à la rédaction du
programme et des revendications. Lors d’une conférence de presse en septembre
1945, alors que Ho Chi Minh vient de déclarer l’indépendance du Vietnam, on lui
demande comment sera accueilli le corps expéditionnaire français : il
répond « à coups de fusil ! ». Déjà surveillé de près par les
Renseignements généraux, suite à cette déclaration, il est arrêté le 21
septembre et emprisonné à la Santé jusqu’en décembre. A sa libération il
continue ses activités militantes et est notamment soupçonné d’organiser à
Marseille le refus par les dockers de charger du matériel de guerre en partance
pour l'Indochine.
Qu’en est-il
de ses positions philosophiques à ce moment ? À la Libération, il existe
deux grandes options philosophiques pour ceux qui veulent articuler engagement
politique et réflexion philosophique : d’une part un marxisme « orthodoxe »
(communiste ou trotskyste) et d’autre part l’existentialisme qui essaie de se
rapprocher du marxisme. Cette dernière position se retrouve
de manière emblématique chez celui qui fut l’un des premiers maîtres de Trần Đức Thảo :
Maurice Merleau-Ponty.11 Trần Đức Thảo raconte
que pendant la guerre, alors que Merleau-Ponty était « caïman » à
l’ENS, il leur lisait des extraits de sa thèse et « disait souvent de tout
cela finira par une synthèse de Husserl, Hegel et Marx 12
Le premier programme philosophique de
Trần Đức Thảo peut
donc se définir comme une tentative de synthèse entre marxisme et
existentialisme13 assez
caractéristique de ce qui a été appelé « Marxisme occidental ».14 Cela
implique chez Trần Đức Thảo un
double geste. Tout d’abord, il s’agit de procéder à une « révision
radicale » 15 du
marxisme. Le marxisme en lui-même serait trop « mécanique », ne
porterait pas assez d’attention sur les superstructures (considérées comme de
pures illusions) et manquerait d’un fondement épistémologique solide. Or, tous
ces défauts seraient résolus par l’apport de la méthode phénoménologique – qui
a l’inverse, grâce au marxisme, intégrerait à ses analyses la praxis,
les classes sociales, l’histoire et la perspective révolutionnaire. Cependant,
et c’est en cela que consiste le deuxième geste, cette révision est en
fait un « retour à l’inspiration originale » de Marx –
inspiration originale qu’il faut comprendre certes comme un « retour à
Marx » contre la tradition marxiste qui s’en réclame. Mais peut-être aussi
comme un retour à l’inspiration originelle de Marx lui-même : au vieux
Marx scientiste du Capital on opposerait un jeune Marx
hégélien dont les analyses non seulement seraient compatibles avec
une lecture phénoménologique, mais auraient même une dimension phénoménologique.
Cette orientation philosophique est
visible dans les premiers articles que publie Trần Đức Thảo en
1946 : « Marxisme et phénoménologie »16 (dans
la Revue internationale) et « Sur l’Indochine »
(dans Les Temps Modernes). Ces deux articles doivent être lus
ensemble, car le premier rend explicite le cadre conceptuel et philosophique
qui est mobilisé implicitement dans le second. Il y développe ce qu’on pourrait
appeler sa « théorie de l’infrastructure existentielle ». L’idée est
qu’il manque, dans le marxisme, une médiation entre
l’infrastructure économique et les différentes superstructures. Or, Trần Đức Thảo pense
découvrir cette médiation dans ce que Husserl appelle « l’expérience
antéprédicative », c'est-à-dire notre expérience du monde en tant qu’elle
n’est pas encore pleinement consciente et formulée dans le langage. Toutes les
significations explicites ou « superstructurelles » (au niveau de la
conscience, dans le langage ; et donc en art, morale, droit, religion
etc.) seraient dérivées et puiseraient leur signification pour nous dans cette
expérience antéprédicative. Ces analyses sont rattachées à ce que Marx dit à
propos de l’art grec à la fin de l’Introduction de 1857 :
« L’art grec présuppose la
mythologie grecque, c'est-à-dire la nature et les formes sociales elles-mêmes
telles qu’elles sont déjà élaborées de façon inconsciemment artistique par
l’imagination populaire. »17
L’art grec
(qui est une signification superstructurelle) puiserait sa signification pour
les grecs dans leur expérience antéprédicative du monde, c'est-à-dire cette
« imagination populaire » en grande partie implicite ou inconsciente
et qui trouverait une première formulation dans la mythologie.
Mais Trần Đức Thảo prend
bien soin de préciser que cette expérience antéprédicative doit être comprise
comme une praxis antéprédicative : c’est notre action
dans le monde qui est le fondement de toutes nos représentations conscientes.
C’est donc parce que notre praxis est différente selon les
formes sociales et les modes de production dans lesquels elle s’exerce, que nos
représentations peuvent être considérées comme relatives à ces structures.18Pour
comprendre comment les structures économiques d’une société peuvent se refléter
d’une certaine manière dans les représentations, il faut ainsi introduire entre
ces deux éléments une médiation : la praxis des
individus, « infrastructure existentielle ». On voit ainsi comment
cette « révision » se veut un retour au jeune Marx, puisque Trần Đức Thảo met en
avant d’une part le concept de praxis et d’autre part la
dérivation de la conscience et des représentations à partir de l’activité
réelle des individus.
C’est donc ce cadre théorique
« existentialiste » qu’il mobilise lorsque, dans sa cellule de
prison, il rédige son premier article sur la situation en Indochine.19 Cet
article, qui sera publié dans Les Temps Modernes en février
1946, est rédigé alors que la guerre d’Indochine n’a pas encore vraiment
commencé : si les accrochages entre les Français nouvellement débarqués et
les Vietnamiens se multiplient, la situation n’est pas irréversible, et l’on
est plutôt dans un processus de « négociation ». L’analyse de Trần Đức Thảo cherche
à montrer pourquoi les Français et les Vietnamiens n’arrivent pas s’entendre.
Français et Vietnamiens vivent dans des « mondes » différents parce
qu’ils ont des expériences antéprédicatives différentes : « Il y a
une communauté originelle, celle à laquelle on appartient par sa naissance et
son éducation première, qu’on ne peut pas abandonner, parce que, par
elle, chacun de nous plonge dans les racines de l’existence. »20 Il en
résulte qu’ils donnent des significations différentes aux mêmes situations, aux
mêmes déclarations, aux mêmes mots.
« L’opposition est radicale,
fondée sur le mode d’existence, sur deux manières de vivre et de comprendre le
monde. Il ne s’agit pas de discuter sur tel ou tel fait particulier. La
discussion elle-même ne servirait à rien, puisque chaque fait s’interprète, se
perçoit de manière différente. Les arguments que donnent les Annamites en
faveur de l’indépendance, en pénétrant dans l’horizon du Français, prennent
immédiatement un sens tel qu’ils excluent justement cette même indépendance.
C’est un malentendu radical, qu’aucune explication ne
saurait dissiper, parce que toutes les phrases sont comprises dans un sens
opposé à celui dans lequel elles ont été prononcées. […] Le dialogue est un
perpétuel quiproquo, un malentendu total et sans remède. L’opposition est
antérieure au discours, aux sources mêmes de l’existence, là où se détermine,
d’ores et déjà, le sens possible des mots. »21
Cependant, il ne faut pas se
méprendre sur ce que veut dire Trần Đức Thảo. Cette
impossibilité de communiquer n’est pas une impossibilité de droit.
Elle est liée à une situation de fait : l’expérience
différente du monde que font le colonisé et le colonisateur, c'est-à-dire la
structure coloniale. Il ne s’agit pas chez Trần Đức Thảo d’un
refus de l’universalisme. Au contraire, ce qu’il appelle de ses vœux, c’est
qu’on « s’élève au-dessus des horizons particuliers, et se place à un
point de vue humain ».22 C’est d’ailleurs cette position que l’on retrouve dans
une anecdote que rapporte Louis Althusser :
« A l’Ecole [normale supérieure]
je connus Trần Đức Thảo
[…]. Thao nous donnait des cours privés, il nous
expliquait : « Vous êtes tous des égaux transcendantaux, et vous êtes
tous égaux comme egos. »23
Ainsi en 1946, les contradictions que
porte Trần Đức Thảo en tant
que membre de l’« élite intellectuelle » des colonisés semblent avoir
trouvé un certain équilibre. Son combat contre la colonisation française est
vécu comme une fidélité à son origine mais aussi à son éducation (universalisme
français). De même, son positionnement philosophique essaie de synthétiser les
conceptions philosophiques issues de sa formation (phénoménologie,
existentialisme) et celles dont se réclame le mouvement révolutionnaire
international (marxisme). Cependant, l’évolution de la situation politique va
rapidement rompre cet équilibre précaire et exiger de lui des choix plus
radicaux.
Dépasser ses
contradictions : Viet-Minh et « matérialisme dialectique »
(1947-1951)
L’événement
fondamental pour son existence qui a lieu en 1946-47 est son ralliement aux
positions du Viet-Minh. La rencontre avec Ho Chi Minh au moment de la
conférence de Fontainebleau (en juillet 1946) et la stratégie d’union large
avec le mouvement national semblent avoir été décisives. La prise de distance par
rapport aux mouvements trotskystes prend forme en juin 1947 lorsqu’il publie
une critique d’un article de Claude Lefort24 dans Les
Temps Modernes : « Sur l’interprétation trotzkyste [sic]
des événements d’Indochine ».25 Mais
chez Trần Đức Thảo,
évolution politique et évolution philosophique étant intimement liées, c’est
aussi de cette époque que date sa prise de distance par rapport à
l’existentialisme26 et
son ralliement au programme philosophique communiste sous la bannière du
« matérialisme dialectique ». Ainsi, on pourrait interpréter ce
double mouvement comme une tentative de se mettre en adéquation avec lui-même
en essayant d’éliminer les contradictions issues de sa formation. Cette tentative de liquidation prend deux formes successives. Tout
d’abord une tentative « française » (1947-51) qui correspond au
ralliement politique et philosophique au communisme. Ensuite une tentative
« vietnamienne » lorsqu’il décide en 1951 de retourner au Vietnam
pour participer à la lutte de libération nationale – retour qu’il présente
explicitement comme un moyen de résoudre ses propres contradictions. 27
Un fait significatif pour comprendre
sa nouvelle orientation philosophique est le remplacement du terme « marxisme »
par « matérialisme dialectique ». Cette formule, absente de l’œuvre
de Marx, s’est imposée à partir des années 1930 au moment de la stalinisation
de la philosophie soviétique.28 Elle
permet de se démarquer des conceptions mécanistes et non dialectiques du
marxisme proposées par la IIe Internationale. Mais elle constitue surtout le
mot d’ordre du programme de recherche scientifique lancé par l’URSS et qui vise
à répondre à la « crise de la raison » en réunifiant l’ensemble des
savoirs sous la bannière du « matérialisme dialectique ».29 L’usage
de cette formule par Trần Đức Thảo signale
bien son ralliement philosophique à ce programme de recherche – même s’il
refuse la clôture que l’orthodoxie stalinienne veut lui imposer.
En 1948, Trần Đức Thảo définit
un nouveau projet philosophique qu’il poursuivra jusqu’à la fin de son
existence : parvenir à une compréhension marxiste de l’homme ; ou
encore, fonder une psychologie ou une anthropologie marxistes. Cette
compréhension de l’homme doit reposer sur une double exigence, en apparence contradictoire.
Tout d’abord une exigence « ontologique » : elle doit se faire
dans un cadre matérialiste – et donc rompre avec toute forme de dualisme.
Ensuite, ce qu’on pourrait appeler une exigence
« phénoménologique » : il faut faire droit à la spécificité de
la conscience humaine. Il s’agit, d’une part, de montrer comment l’homme est un produit de
l’évolution naturelle, et en ce sens il s’agit bien de procéder à une
« naturalisation » de l’homme et de montrer en quoi il est en
continuité avec le reste du vivant. Mais d’autre part, il s’agit de ne pas
méconnaître la différence spécifique de l’homme, c'est-à-dire ce en quoi
l’évolution n’est pas une pure continuité, mais la production de nouvelles
structures, selon ce qui est parfois appelé une « logique d’émergence ».
Bref, l’évolution n’est pas linéaire et mécanique, mais dialectique.
Voici comment il résume en 1948 le « projet » qu’il avait
« conçu depuis 1948 » :
« saisir en profondeur la genèse
et le développement de la conscience à partir de la production
matérielle. »30
Et c’est
en ce sens que la formule « matérialisme dialectique » correspond
parfaitement à ce nouveau programme de recherche qu’il met en œuvre.
La première formulation de ce projet
se fait dans un article qu’il publie en 1948 dansLes Temps Modernes :
« La Phénoménologie de l’Esprit dans son contenu
réel ».31Il s’agit d’une
recension de l’ouvrage d’Alexandre Kojève Introduction à la lecture de
Hegel, qui est la transcription de ses célèbres cours donnés entre 1933 et
1939. Ces cours ont joué un rôle fondamental pour la génération existentialiste
de l’après-guerre32 (Sartre,
Merleau-Ponty, Simone de Beauvoir) dans la mesure où Kojève, d’une part,
établit une certaine lecture existentialiste et anthropologique de Hegel qu’il
« marxise » (notamment en mettant en avant le moment de la lutte à
mort entre le maître et l’esclave), mais d’autre part, ouvre sur une lecture
« hégélianisante » de Marx à travers ses textes de jeunesse. Trần Đức Thảo estime
que c’est à travers cette critique de la lecture existentialiste de Hegel par
Kojève qu’il rompt théoriquement avec l’existentialisme et affirme son propre
projet philosophique.33
Le point principal de sa critique
vise le « dualisme » de Kojève, qui distingue entre le règne de
l’homme et le règne de la nature, pour affirmer qu’il n’y de dialectique
qu’humaine, c'est-à-dire comme rapport de l’homme au monde et aux autres
hommes. Kojève refuse ainsi toute possibilité d’une « dialectique de la
nature ». Pour Trần Đức Thảo, au
contraire, s’il faut certes reconnaître qu’il y a bien une différence entre
la conscience et la matière, il ne faut pas l’ériger en une différenceontologique entre
deux types d’êtres. Il faut voir la conscience comme une nouvelle structure
produite par une dialectique naturelle ; et ainsi dépasser le dualisme non
dialectique par un « monisme matérialiste ».
Il s’agit d’une modification
importante de sa problématique philosophique. Lorsqu’il essayait de synthétiser
phénoménologie et marxisme, il s’agissait principalement de ce qu’on pourrait
appeler une problématique de la fondation. Il fallait rechercher le fondement du rapport entre infra- et
superstructures. Désormais, ce qu’il faut rechercher, c’est une genèse. Il
faut refaire la genèse réelle qui mène de la matérialité non
consciente à une matérialité consciente.
C’est cette genèse qu’il expose dans
la 2e partie de son ouvrage Phénoménologie et matérialisme
dialectique.34 Dans
cette partie intitulée : « La dialectique du mouvement réel »,
en une centaine de pages, il retrace l’ensemble de l’évolution, des organismes
unicellulaires à l’établissement du communisme. On pourrait dire que l’un des
enjeux de ces développements est l’élucidation de deux affirmations de Marx que
l’on trouve dans L’idéologie allemande. Tout d’abord, il s’agit de
comprendre la genèse réelle de « la première présupposition de toute
histoire humaine » ou encore la « base naturelle » de toute
histoire humaine, à savoir « l’existence d’êtres humains vivants […] la
complexion corporelle de ces individus et les rapports qu’elle leur crée avec
le reste de la nature […], la constitution physique de l’homme
elle-même. ».35 Ainsi, Trần Đức Thảo montre
comment, dans l’évolution, le rapport à l’extériorité qui caractérise le vivant
ne cesse de dépasser ses propres limitations jusqu’à atteindre, dans le cas de
l’homme, la « conscience d’objet » et la capacité à produire ses
propres moyens de production. Il y a une dialectique de l’évolution en ceci que
les organismes supérieurs intègrent les structures qui caractérisent les
organismes plus simples, mais en leur donnant une nouvelle signification (il
s’agit donc bien d’un dépassement dialectique des structures inférieures).
Ensuite, il s’agit de comprendre le
rapport entre conscience et existence. C'est-à-dire d’établir matériellement,
biologiquement, ce que Marx ne fait qu’affirmer dans l’Idéologie
allemande : « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie,
mais la vie qui détermine la conscience ».36 Trần Đức Thảo essaie
ainsi de montrer comment, dès le niveau du vivant, ou encore de ce qu’il
appelle le « psychisme sensori-moteur », la structure des différents
organismes (« infrastructure » biologique) détermine leur
comportement (leur « praxis », ce qu’ils sont capables de
faire), et donc la manière dont le « monde » leur apparaît
(« superstructures ») : la « conscience »37 animale
n’est qu’une transposition idéale d’un type de comportement
réel. Ce que montre Trần Đức Thảo c’est
que cette idéalisation est le produit d’une certaine inhibition ou répression du
comportement : chaque type d’organisme n’est « conscient » que
des types de comportements qu’il est en mesure de réprimer. Or, cela veut dire
qu’il y a un décalage entre ce qu’un organisme est capable de
faire et ce dont il est « conscient », entre « l’acte
réel » et le « sens vécu » :
l’action dépasse toujours sa
représentation. Trần Đức Thảo établit
donc, au niveau du vivant, à la fois la secondarité de la conscience par
rapport à l’existence (la vie), et le décalage de la conscience par rapport à
l’action – deux principes au fondement de la méthode matérialiste de Marx dans
l’Idéologie allemande.
Enfin, lorsqu’on passe au niveau de
la conscience humaine, Trần Đức Thảo peut
établir deux phénomènes. Tout d’abord, concernant le décalage entre structure
du comportement et représentation, il montre que, d’un point de vue objectif,
le propre de l’activité humaine est d’être activité productive, travail
producteur de valeur d’usage. Or, une
valeur d’usage est en elle-même valeur d’usage pour tous ;
l’activité productive est donc activité immédiatement sociale. Mais
l’homme n’a pas encore pris conscience de cette dimension sociale de
son travail et se représente le travail comme étant lié à une forme de
propriété. La propriété est la (dé-)négation de la dimension sociale de tout
travail, sous la forme de l’exclusion et de l’accaparement. Le communisme
désigne donc, pour Trần Đức Thảo, le
moment où l’homme prend conscience de son activité comme activité universelle.
La deuxième chose que Trần Đức Thảo établit
au niveau de la conscience humaine est la manière dont l’idéalisation propre
à toute forme de « conscience » devientidéalisme, c'est-à-dire
représentation d’une différence et d’une autonomie entre la conscience et la
matière. La conscience humaine est caractérisée par un « oubli de ses
origines » matérielles dans la praxis : l’inhibition propre de toute
« conscience » devient alors « dé-négation ».38 L’homme
a une représentation faussée de lui-même comme d’une pure conscience distincte
de la matière.
Ainsi, entre
1947 et 1951, les positionnements politiques et philosophiques de Trần Đức Thảo sont bouleversés. On a essayé d’y voir une tentative pour dépasser les
contradictions que comportaient ses positions antérieures. Mais bientôt, Trần Đức Thảo se trouve confronté à une contradiction encore plus importante :
la contradiction entre sa situation d’intellectuel en France et
son soutien au mouvement de libération nationale du Vietnam. C’est ce
qu’il évoque en parlant de l’écriture de Phénoménologie et matérialisme
dialectique :
« Les positions de principe, nettement
affirmées, suffisaient à me déterminer à revenir au Vietnam. Il fallait mettre
la vie en accord avec la philosophie, accomplir un acte réel, qui réponde aux
conclusions théoriques de mon livre. »39
Il prend
donc la décision, en 1951, de quitter le milieu intellectuel français dans
lequel il avait vécu depuis quinze ans, pour retourner au Vietnam.
Retour au
Vietnam : l’impossible synthèse (1952-85)
Le révolution
vietnamienne comme « voie de la solution »40 (1952-58)
On peut
imaginer l’enthousiasme ayant présidé à ce retour au Vietnam. Il est plus
difficile de savoir comment Trần Đức Thảo a vécu les premières années de son retour au Vietnam, qui se placent
immédiatement sous le signe du malentendu. On peut distinguer trois grands
moments avant 1958.41
Quand Trần Đức Thảo arrive au Viêt-Bac42 en
1952, on est en pleine guerre d’Indochine. Il est immédiatement affecté à
différents emplois au service de cette lutte. Il est d’abord chargé de rédiger
deux rapports (sur les entreprises et le système éducatif) avant d’être envoyé
auprès du secrétaire général du Parti Truong Chinh pour s’occuper des traductions
des œuvres du dirigeant. Il est décrit par certains témoignages comme
« naïf et enthousiaste » (To Hoai) : il abandonne les vêtements
occidentaux et pousse son zèle jusqu’à refuser de dormir avec une moustiquaire
(ce qui lui vaudra d’attraper le paludisme). Tout cela témoigne d’une volonté de
transformer son rapport au monde, nier sa formation occidentale, pour
« (re)devenir » ce qu’il aurait été s’il n’avait pas été éduqué par
le système colonial.
Mais c’est en 1953 qu’intervient le
« traumatisme inaugural »43 :
son affectation dans une brigade de rééducation idéologique de la réforme
agraire. En effet, il arrive au Vietnam à un moment où le maoïsme, depuis la
victoire de la Révolution chinoise en octobre 1949, prend une importance
considérable. Le mot
d’ordre d’une large union nationale contre la France a vécu. L’objectif avoué
selon Truong Chinh (ordonnateur du virage maoïste) est de « créer du
clivage et provoquer un choc émotionnel collectif ». Nous n’avons aucun
témoignage sur ce qu’il a fait, vu ou subi durant cette période, si ce n’est
qu’il est, selon Philippe Papin, « au pire endroit et au pire
moment ».
Enfin, avec la fin de la guerre
d’Indochine en 1954, semble s’ouvrir une période plus apaisée. Il retrouve des
fonctions d’universitaires. D’abord enseignant en histoire ancienne à
l’université de Hanoï (1954-55), il devient ensuite professeur d’histoire de la
philosophie en 1955. En 1956, il est même nommé doyen de la faculté d’histoire.
Ses cours, qu’il donne en treillis militaire, portent sur « l’histoire de
la pensée avant Marx ».44 Ils
sont intéressants autant par la lecture de l’histoire de la philosophie
proposée que par l’effort déployé pour traduire adéquatement les concepts de la
philosophie occidentale en vietnamien.
Le grand changement qui s’opère dans
la production intellectuelle tient au fait qu’il abandonne l’usage du français,
répétant, d’une certaine manière, au niveau théorique, ce que la campagne de
rééducation devait entreprendre d’un point de vue pratique. Tous les articles
qu’il écrit pendant ces années sont en vietnamien.45Ceux-ci peuvent se
classer en deux grands ensembles : tout d’abord cinq articles sur
l’histoire et la littérature vietnamienne, et deux articles qui prolongent ses
travaux matérialistes sur la conscience sur « L’origine de la conscience
dans l’évolution du système nerveux » (1955).
En 1956, la situation des
intellectuels au Vietnam va se trouver bouleversée. L’ensemble du monde
« socialiste » connaît alors un mouvement d’ouverture :
« dégel » ou « déstalinisation » en URSS et « Cent
fleurs » en Chine. Au Vietnam l’enthousiasme chez les intellectuels est
d’autant plus grand que, depuis la fin de la guerre, ils ne se sentent plus
obligés de se soumettre à la ligne politique. C’est alors que naissent deux
revues, « Humanités » et « Belles lettres », qui seront à
l’avant-garde du mouvement de critique. Trần Đức Thảo
participe à ce mouvement. C’est lui qui trouve un traducteur pour que le texte
sur les « Cent fleurs » soit disponible en vietnamien. Il publie
également deux articles en 1956. Un premier article intitulé « Contenu
social et formes de liberté » (octobre 1956) porte sur l’articulation
entre les libertés de l’individu et la collectivité dans le socialisme :
le communisme ne doit pas être la négation, mais au contraire la réalisation de
la liberté. Le second article, « Efforçons-nous de développer les libertés
et la démocratie » (décembre 1956), est plus audacieux, puisqu’il dénonce
plus particulièrement la bureaucratisation du régime et les
« erreurs » commises lors de la réforme agraire.
Ces deux textes décideront de son
sort pendant le reste de son existence. Trần Đức Thảo, malgré
les responsabilités limitées qu’il avait dans le mouvement de contestation,
devient une sorte de bouc émissaire de la campagne générale qui est alors
lancée par le Parti contre le « révisionnisme ». Démis de ses
fonctions à l’université de Hanoï en décembre 1956, il subit un procès dans les
locaux de l’université en mars et avril 1957. En parallèle on mène une campagne
de dénigrement contre lui dans la presse. On l’accuse notamment de
« trotskysme » en raison de son passé militant. En juin 1957, il est
déclaré « ennemi de la patrie et du socialisme » par la commission de
l’Idéologie et de la Culture du comité central du Parti. On l’accuse d’être un
« déraciné » ayant perdu le contact avec le « peuple »
vietnamien. En mai 1958, il fait son autocritique publique, mais elle n’est pas
jugée satisfaisante. C’est le début de son long exil intérieur.
L’exil intérieur (1958-85)
Nous n’avons qu’assez peu
d’informations sur cette période de son existence. Entre 1958 et 1961, Trần Đức Thảo est
envoyé dans une ferme agricole pour rééducation. A son retour à Hanoï en 1961,
le voilà rayé des cadres de l’université et privé de logement. Il a un statut
précaire de « collaborateur externe » dans la maison d’édition
« Su That » pour laquelle il fait des traductions. Ses conditions de
vie s’aggravent lorsque le début de la guerre avec les États-Unis (1964-1975)
dégrade encore la situation matérielle au Vietnam du Nord. Lui qui espérait
mettre son savoir intellectuel au service de la Révolution et de la
construction socialiste du Vietnam, se trouve maintenant marginalisé et
inutile. Cependant, à aucun moment il ne cherche à prendre la figure de
dissident. Au contraire, il semble plutôt attendre sa
« réhabilitation ».
Ses
conditions de travail sont également difficiles. Il est très isolé. On lui
permet cependant de recevoir quelques publications de l’étranger, mais pas
suffisamment pour pouvoir suivre le développement du milieu intellectuel
européen. Olivier Todd, en voyage au Vietnam, aurait été chargé par Sartre
d’essayer de renter en contact avec Trần Đức Thảo – ce
qu’il essaya de faire, en vain. On le sent pourtant à la recherche
d’interlocuteurs, comme en témoigne la lettre accompagnant un article qu’il
envoie à La Pensée :
« Vous savez que nous n’avons ici
pour ainsi dire rien de ce qui paraît en France. Vous serait-il possible éventuellement de me faire
part des critiques qui pourraient m’être adressées ? Vous m’aideriez
beaucoup pour la continuation de mes recherches. »46
S’il ne
publie aucun texte au Vietnam durant cette période, on lui permet d’envoyer un
certain nombre d’articles en France pour les revues communistes, La
Pensée et Nouvelle critique.
Malgré toutes
ces difficultés matérielles, les années 1960 constituent pour Trần Đức Thảo une période de relance de son activité philosophique créatrice. Le projet
philosophique reste celui de 1948 : saisir la genèse réelle de la
conscience à partir de la matérialité. Cependant, il juge que Phénoménologie
et matérialisme dialectiquene réalise pas le projet de manière
satisfaisante. Il explique, en effet, dans un article de 1974, que les analyses
de son ouvrage ne donnaient « de résultats effectifs que pour la
compréhension du comportement animal. »47 En
revanche, tout ce qui concernait « l’analyse des réalités humaines »
était à reprendre. Il serait resté trop prisonnier de l’idéalisme de Husserl et
de Hegel. Bref : « Il ne restait plus qu’à
refaire tout le travail à partir du début. »48
Les travaux de Trần Đức Thảo jusque
dans les années 1980 se répartissent selon deux axes. Le premier axe de
recherche porte une analyse de la dialectique et notamment du rapport entre
Hegel et Marx. Il s’agit de reprendre les textes de Marx et de Hegel pour
essayer de comprendre la nature exacte du renversement que Marx inflige à la
dialectique hégélienne. L’idée étant que cela lui permettrait de mieux comprendre
la manière dont il doit lui-même se dégager des influences phénoménologiques.
Ces recherches trouvent leur aboutissement dans un article sur le « Noyau
rationnel de la dialectique de Hegel »49 (1965) et la problématique est examinée dans son
article de 1974 « De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la
conscience (I) ».
Mais l’axe principal de ses
recherches est une réélaboration de son analyse matérialiste de la conscience.
Le changement le plus important qui intervient est une réévaluation de la place
du langage par rapport à la conscience. Alors que dansPhénoménologie et
matérialisme dialectique le langage n’avait qu’un rôle secondaire dans
la constitution de la conscience humaine, désormais le langage est vu comme la
« réalité immédiate »50 de
la conscience. Pour comprendre le passage du « psychisme
sensori-moteur » de l’animal à la conscience humaine, il faut donc
analyser l’acquisition du langage. D’où le titre qu’il donnera à son second
ouvrage :Recherches sur l’origine du langage et de la conscience.51 Il
reconduit bien sa problématique de la genèse, mais désormais, pour comprendre
la genèse de la conscience, il faut comprendre la genèse du langage.
Cet ouvrage
constitue tout d’abord une importante contribution à une conception
« matérialiste » ou « marxiste » du langage. Critiquant
les conceptions structuralistes (Saussure, Jakobson) pour lesquelles le langage
ne fait que se référer à lui-même, Trần Đức Thảo affirme
la nécessité de comprendre le langage à partir de sa fonction de référence.52 Ainsi
l’élément originaire du langage est l’acquisition de ce qu’il appelle le
« geste de l’indication », c'est-à-dire la capacité de l’homme à se
rapporter à un objet saisi comme extérieur. L’acquisition de cette « forme
originaire de la conscience » initie la sortie de l’animalité avec
l’apparition des « préhominiens » (australopithèques). Ensuite, le
développement de l’outillage et du langage marquent différentes étapes de
l’évolution jusqu’à l’apparition de l’homme moderne. Pour essayer de comprendre
les différentes étapes de cette genèse, Trần Đức Thảo élabore
un langage formel à partir de trois éléments fondamentaux : le
« ceci » (le geste d’indication, « C »), la
« forme » (« F ») et le « mouvement »
(« M »). C’est à travers différentes combinatoires de ces trois
éléments, que se constitue peu à peu le langage de l’homme moderne. Ainsi ces
travaux de Trần Đức Thảo sont
tout autant des contributions à une théorie matérialiste du langage qu’à une
conception matérialiste de l’anthropogenèse ou de l’« hominisation ».
Un concept marxiste important qu’il
introduit dans cet ouvrage est celui de « langage de la vie réelle ».53 Il s’agit d’un ensemble de
significations objectives qui se constituent indépendamment de la conscience,
dans l’activité matérielle des hommes. Ce concept remplace celui de
« l’expérience antéprédicative » : alors que cette expérience
était individuelle et « muette » (antérieure à toute expression), le
concept de « langage de la vie réelle » permet de désigner la
dimension immédiatement sociale de l’existence humaine, qui baigne toujours
déjà dans un ensemble de significations déjà constituées par la société.
Les derniers combats de Trần Đức Thảo (1985-1993)
C’est pendant les années 1980 que la
situation de Trần Đức Thảo
s’améliore. De nouveau, il s’agit d’une conséquence de l’évolution de la
situation internationale avec le début de la Perestroïka en URSS. Il redevient
vers la fin de la décennie un personnage ayant une certaine importance d’un
point de vue politique. Cela lui permet également de relancer son activité
philosophique.
Une partie de ses travaux consiste
alors à essayer de formuler un bilan critique du stalinisme et du maoïsme. Dans
son texte La philosophie de Staline, écrit en 1986, Trần Đức Thảo
analyse Matérialisme dialectique et matérialisme historique de
Staline pour montrer la conception non dialectique qui sous-tendait sa
conception du monde. Dans l’ensemble le stalinisme serait retombé dans le
dualisme et n’aurait pas compris la dialectique : il aurait notamment
négligé le fait que toute suppression dialectique est aussi conservation –
élément important lors du passage au socialisme, puisqu’il ne peut s’agir
simplement de tout nier dans la société capitaliste, mais il s’agit de la
« dépasser » dialectiquement. Contre le stalinisme et le maoïsme,
notamment dans La Question de l’homme et l’antihumanisme54(1988),
Trần Đức Thảo défend
ainsi un « humanisme marxiste ».
Parallèlement à cela il reprend pour
une troisième fois son projet de 1948 avec la rédaction en 1986 de La
Formation de l’homme ainsi que deux articles publiés dansLa
Pensée : l’un sur « La naissance du premier homme »,55 et
l’autre sur « La Dialectique logique dans la genèse du
« Capital » ».56 Il s’agit toujours
de comprendre dialectiquement le passage d’un état à un autre (de l’animal à
l’homme ; du féodalisme au capitalisme ; du capitalisme au
communisme).
Avec l’effondrement de l’Union
Soviétique en 1991, la situation se durcit de nouveau au Vietnam. Les partisans
de la Perestroïka, dont fait partie Trần Đức Thảo, se
retrouvent dans une situation difficile. C’est dans ce contexte qu’a lieu son
départ du Vietnam pour la France – pays qu’il n’a plus revu depuis quarante
ans. Il existe des versions divergentes sur les raisons de ce voyage : Trần Đức Thảo aurait
notamment dit qu’il a été envoyé en France pour subir un procès politique
instruit par le Parti Communiste français.57 Mais
il faut prendre en compte le fait que son complexe de persécution s’était
transformé, à la fin de sa vie, en véritable paranoïa. En effet, Philippe Papin a retrouvé une lettre officielle émanant
directement du Comité central et qui nomme Trần Đức Thảo pour une « mission politique officielle » à accomplir
« aux frais du Parti ». Il est d’ailleurs logé à Paris dans des
locaux appartenant à l’ambassade du Vietnam. En fait, il aurait eu,
semble-t-il, pour mission de venir à Paris pour défendre la version officielle
du régime sur l’affaire « Humanités et Belles Œuvres ».
A Paris, il
essaie de renouer avec ses anciennes connaissances philosophiques
(Jean-Toussaint Desanti, Paul Ricœur, Maurice de Gandillac), tout en se tenant
à bonne distance des « althussériens ». Il fait un certain nombre de
conférences (à Paris VII sur la philosophie de Staline, à l’ENS sur
Husserl ; une autre sur sesRecherches sur l’origine du langage et de la
conscience), et se lance dans la rédaction d’un troisième ouvrage
philosophique. Il reprend Husserl et Hegel en revenant à ce qu’il avait écrit
dans Phénoménologie et matérialisme dialectique sur la
temporalisation et ce qu’il appelle le « Présent vivant ».58 Il
voulait également se mettre au fait des dernières découvertes en biologie et en
anthropologie, sans doute toujours dans l’idée de poursuivre le projet de 1948.
Mais, dans un état physique comme
psychologique très dégradé, suite à une chute, il meurt à l’hôpital Broussais
le 24 avril 1993.
Le destin de Trần Đức Thảo a
indéniablement une dimension tragique. Il s’agit d’abord d’un échec
politique : comme tant d’autres au XXe siècle, il s’est engagé corps
et âme dans la construction du communisme et s’est heurté à la rigidité du
stalinisme et des régimes bureaucratiques. Le sacrifice de son existence
n’aurait finalement eu aucune utilité politique. Quant à son œuvre philosophique, les choses sont plus difficiles à
évaluer. Si une partie s’est bien faite sous la censure ou l’auto-censure
politique, Trần Đức Thảo a essayé
de mener des recherches originales dans des domaines peu explorés par le
marxisme (l’étude du langage, de l’anthropogenèse, de l’évolution, etc.).
L’échec philosophique aura surtout été son absence d’interlocuteurs pendant son
existence (d’où la dimension itérative de ses recherches) et le fait qu’il
n’est pour ainsi dire pas étudié ni même lu.
Cependant son
sort posthume n’est pas encore décidé. Au Vietnam il semble connaître une
certaine forme de réhabilitation, puisqu’en 2001 il a reçu à titre posthume le
« prix Ho Chi Minh ». De plus, la plus grande partie de sa
production théorique depuis les années 1960 n’a jamais fait l’objet de
publications. On estime que, dans un fonds d’archives et de documents au
Vietnam, il y aurait plus de 8000 pages de manuscrits inédits, brouillons,
notes etc. Peut-être qu’une partie importante de la pensée de Trần Đức Thảo reste
encore à découvrir ?
Notes
1.Pour
les informations biographiques nous suivons deux textes autobiographiques
de Trần Đức Thảo («
Note biographique », de 1984 et publiée dans Les Temps Modernes, en
1993 ; la préface à La Formation de l’homme, de 1986), ainsi que
l’étude de Daniel Hémery «Trần Đức Thảo.
Itinéraire I. Premier exil » (exposé au colloque sur Trần Đức Thảo :http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=832; une
version écrite est reprise dans BENOIST, Jocelyn et Espagne, Michel
(dir), L’itinéraire de Trần Đức Thảo. Phénoménologie et transferts culturels, Armand Colin, 2013) et TRAN Vinh Thao, Les Compagnons de route
de Ho Chi Minh. Histoire d’un engagement intellectuel au Vietnam, Karthala,
2004.
2.La
même année que Louis Althusser.
3.Voici le
commentaire de Jean Cavaillès : « M. Thao a lu toute l’œuvre publiée de
Husserl, quelques inédits, l’essentiel des commentaires. Son
travail constitue lui-même une des meilleures études françaises sur Husserl et
dépasse nettement le niveau du diplôme ordinaire. Il révèle des connaissances
nombreuses et une réflexion philosophique pénétrante. » (cité dans ISRAËL,
Stéphane. Les Études et la guerre : Les Normaliens dans la tourmente
(1939-1945). Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions Rue d’Ulm, 2005.
Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/editionsulm/673).
Ce mémoire a beaucoup circulé entre les normaliens de l’époque et a exercé une
grande influence sur la manière dont la phénoménologie a été reçue en France. Citons notamment Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Pierre
Bourdieu, ou encore Louis Althusser.
4.ISRAËL,
Stéphane, Ibid, chapitre 2
5.Dans son
article « Sur l’Indochine » Trần Đức Thảo évoque la situation de cette « élite »
intellectuelle : « Membre inférieur [de la communauté française] qui, par une
faveur spéciale, a été traité comme un membre supérieur et qui doit donc une
profonde reconnaissance à l’autorité qui régit la communauté […] au lieu de
l’exploiter, on l’a fait profiter au contraire des bénéfices de l’exploitation.
Par une
faveur du pouvoir, il a été élevé de la classe dominée à la classe dominante ;
il en est désormais un membre, et prétendre repasser du côté des exploités,
c’est commettre une trahison. » (« Sur l’Indochine », dans Les Temps
Modernes, n°5, février 1946, p 896-897)
6.A
la suite du passage cité dans la note précédente, Trần Đức Thảo affirme
: « Mais l’Annamite, dans son horizon propre, ne peut se considérer que comme
un citoyen du Vietnam. […] Abandonner les siens pour un avantage personnel,
c’est là la définition même du concept de trahison. » (Ibid, p 897)
7.C’est le
choix que fait par exemple Pham Duy Khiem (entré à l’ENS en 1931, agrégé, il
est mobilisé en 1939 et devient l’ambassadeur du président Diem entre 1955-57).
Sur le parallèle entre Pham Duy Khiem et Trần Đức Thảo : cf article de Daniel Hémery et l’ouvrage de Trinh Van Thao.
9.Nous suivons
les indications fournies par Daniel Hémery dans son article cité plus haut.
10.C’est
à cette occasion qu’il fait la connaissance de Daniel Guérin et de Pierre
Naville.
11.Voir en
particulier les articles republiés dans Sens et non sens ainsi
que dansHumanisme et terreur.
12.La
Formation de l’homme, préface, p 6
13.La
Formation de l’homme, préface, p 6
14.Perry
Anderson, Sur le Marxisme occidental, Maspéro, 1977
15.«
Marxisme et phénoménologie », dans la Revue internationale ;
ce texte comme un certain nombre d’autres textes en français et en vietnamiens
sont disponibles sur le site : http://www.viet-studies.info/TDThao/
16.Ce
premier texte fait partie de tout un débat organisé par la Revue
internationale sur le rapport entre marxisme et existentialisme. On
trouve également des contributions de Jean Domarchi, Pierre Naville et
Merleau-Ponty.
17.Contribution
à la critique de l’économie politique, « Introduction de 1857 », p 175
18.«
La primauté de l’économique ne supprime pas la vérité des superstructures, mais
la renvoie à son origine authentique, dans l’existence vécue. Les constructions
idéologiques sont relatives au mode de production, non pas qu’elles le
reflètent – ce qui est une absurdité – mais simplement parce qu’elles tirent
tout leur sens d’une expérience correspondante, où les valeurs « spirituelles »
ne sont pas représentées, mais vécues et senties, et que toutes les expériences
particulières s’insèrent dans l’expérience totale de l’homme dans le monde. En
tant que celle-ci se définit à chaque moment dans ses lignes les plus
générales, par les rapports économiques existants, et qu’une modification dans
ces rapports entraîne une réorganisation de l’ensemble, il sera vrai de dire
que le mouvement de l’histoire se réfère en dernier ressort aux conditions de
la vie matérielle. Chaque état nouveau de la technique implique une « culture »
nouvelle, non pas que celle-ci doive le refléter, mais parce qu’elle n’est
authentiquement culture que si elle exprime les intuitions originales que les
nouvelles conditions de vie ont fait apparaître. » [M&P, p 4]
19.«
Mon article Sur l’Indochine avait été écrit dans la cellule où j’étais enfermé
seul, à la prison de la Santé. J’avais employé des loisirs forcés à faire mon
examen de conscience phénoménologique. Mon article était existentialiste. » (Trần Đức Thảo, « Note
biographique », dans Les Temps Modernes, p 148).
20.« Sur
l’Indochine », Ibid, p 898, (c’est nous qui soulignons). Il notait
un peu auparavant dans l’article : « Le sens des existences est antérieur aux
arguments par lesquels on peut le justifier. La notion de devoir ne signifie
rien en dehors d’une communauté à laquelle on appartient d’ores et déjà. On ne
peut pas persuader quelqu'un d’entrer dans une communauté parce que toutes les
raisons qu’on pourrait en donner présupposent qu’il en fait déjà partie. Le
projet qui se dessine devant lui, comme ayant un sens pour lui, ne peut viser
que la communauté dans laquelle il se sent exister. Un tel
sentiment définit l’être même de son existence, ce qu’il est pour lui-même, ce
sans quoi il n’existerait pas. » (p 897)
23.Les
faits, p 362. La même anecdote se retrouve dans L’avenir dure
longtemps : « En privé Thao nous disait : « Vous êtes tous des
egos-égaux transcendantaux ! ». Il souriait toujours, mais quelle vérité
profonde ! [L’Avenir dure longtemps, p 201]
24.Dans
le numéro de mars 1947 des Temps Modernes (n°19) le dossier
consacré à l’Indochine comprend notamment un article de Merleau-Ponty (« SOS
Indochine »), un article de Trần Đức Thảo («
Les relations franco-vietnamiennes ») et l’article de Claude Lefort (« Les pays
coloniaux : analyse structurelle et stratégie révolutionnaire »).
25.Dans Les
Temps Modernes, n°21, juin 1947, p 1697-1705. C’est d’ailleurs le dernier
article sur l’Indochine qu’il publie dans Les Temps Modernes ;
l’article suivant sur cette question sera publié dans La Pensée.
26.Il
faut rappeler que c’est à cette époque que l’équipe des Temps Modernes,
et notamment Sartre et Merleau-Ponty, se lance dans la construction du
Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), mouvement rassemblant un
certain nombre de trotskystes et voulant constituer une « troisième voie »
révolutionnaire entre l’URSS et les États-Unis.
27.«
La seconde partie de Phénoménologie et matérialisme dialectique (1951)
aboutissait à une impasse, dont j’espérais trouver la voie de la solution dans
la révolution vietnamienne » (La formation de l’homme, préface, p 1)
28.La
formulation de l’orthodoxie philosophique se fait dans l’opuscule de Staline,Matérialisme
dialectique et matérialisme historique (1937). A ce sujet cf. LABICA,
Georges, Le Marxisme-léninisme, Editions Bruno Huisman, 1984.
29.GOUARNÉ,
Isabelle, L’introduction du marxisme en France. Philosoviétisme et
sciences humaines (1920-39), Presses Universitaires de Rennes, 201
30.La
formation de l’homme, préface, p 1
31.Les
Temps Modernes, n°36, 1948, p 492-519
32.C’est
ce que montre Vincent Descombes dans Le Même et l’autre. Quarante-cinq
ans de philosophie française (1933-1978), Éditions de Minuit, 1979
33.Il
faudrait également évoquer le rôle qu’a eu, dans ce processus, l’échec des cinq
entretiens qu’il a eu en 1949-50 avec Jean-Paul Sartre sur les rapports entre
marxisme et existentialisme.
34.La
première partie est l’un des exposés les plus clairs de la philosophie de
Husserl, dans lequel il analyse le développement dialectique de sa pensée et
montre la nécessité de dépasser la position phénoménologique vers le
matérialisme dialectique.
37.J’emploie
le mot « conscience », mais il faut être attentif au fait que selon le type
d’organisme ce terme prend une signification très différente. Le poisson n’est
pas « conscient » du monde de la même manière que le mammifère et à plus forte
raison que de l’homme.
38.Cf.
à ce sujet l’article de Jocelyn Benoist : « Une première naturalisation de la
phénoménologie ? », dans L’itinéraire de Trần Đức Thảo.
Phénoménologie et transferts culturels, p 25-46. (l’intervention orale est
visible sur le site :http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=830)
39.«
Note biographique », dans TM, p 150
40.La
Formation de l’homme, préface, p 1
41.Sur
cette période de son existence dont nous n’avons que des information très
lacunaires. Nous avons utilisé les textes autobiographiques de Trần Đức Thảo (cités
plus haut), mais aussi l’intervention de Philippe Papin au colloque sur Trần Đức Thảo(http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=832; une
version écrite « Itinéraire II. Les exils intérieurs » se trouve dans L’itinéraire
de Trần Đức Thảo),
l’ouvrage de Trinh Van Thao (cité plus haut), et l’article de McHale. « Vietnamese Marxism, Dissent, and the Politics of Postcolonial
Memory: Trần Đức Thảo, 1946-1993 ».
42.Région
au Nord de Hanoï qui servait de base au Viêt-Minh.
43.Selon
l’expression de Philippe Papin, op cit, p 66
44.Un
ouvrage a été publié d’après les notes de cours de ses élèves en 1995. Il
reprend les grandes lignes d’un ouvrage qu’il avait publié en vietnamien à
Paris en 1950 : « Où en est la philosophie ? ». A ce sujet voir les travaux de
Trinh Van Thao.
45.Aucun
de ces articles n’a été traduit.
46.La
Pensée, n°128, juillet-août 1966, p 4
47.«
De la phénoménologie à la dialectique matérialiste de la conscience (I) »,
dans La Nouvelle Critique, n°79-80, 1974 p 37
50.Recherches
sur l’origine du langage et de la conscience, Éditions sociales, 1973, p 13
51.Publié
aux Éditions sociales en 1973. Il reprend des articles publiés dans La
Pensée(entre 1966 et 1970) ainsi qu’une étude inédite sur les rapports
entre psychanalyse et marxisme.
52.C’est
sans doute la raison pour laquelle Althusser juge, à la lecture de ces articles
publiés dans La Pensée, que Trần Đức Thảo, par son
souci de l’origine et de la genèse, reste « husserlien ». (L’avenir dure longtemps, p 362)
54.L’ouvrage est
une charge contre Althusser, et, à travers lui, contre la Chine maoïste et les
Khmers rouges.
55.La
Pensée, n°254, novembre-décembre, 1986, p 24-35
56.La
Pensée, n°240, juillet-août 1984, p 77-91
57.On
peut voir à ce sujet le témoignage de Thierry Marchaisse dans son texte «
Tombeau sur la mort de Trần Đức Thảo »
(republié dans L’itinéraire de Trần Đức Thảo, p 254-257)
58.«
La logique du présent vivant », dans Les Temps Modernes, n°568,
novembre 1993, p 154-168
L'auteur,
Alexandre Féron est doctorant en philosophie. Il étudie les rapports entre
marxisme et phénoménologie dans la philosophie française, notamment chez
Sartre, Merleau-Ponty et Tran Duc Thao.