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Jacques Derrida ✆ Valerio Adami
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Hervé Touboul | C’est
une tâche risquée, mais je remercie vivement les organisateurs de ce séminaire:
Isabelle Garo, Jean-Numa Ducange et Jean Salem, de me permettre de courir ce
risque, que de prendre pour thème Derrida lisant Marx. Tâche risquée, cela pour
au moins pour trois raisons:
1/ L’œuvre de Derrida est récente, et nous n’avons pas
encore sur elle un recul nécessaire à la lecture, recul qui permet de voir
comment cette œuvre, en quelque sorte, et c’est là déjà rentrer quelque peu en
elle, diffère d’elle-même.
2/ La deuxième raison est l’abondance de cette œuvre, elle
semble relever quasiment d’un infini de titres, au vrai quasiment impossible à
englober – mais n’est-ce pas aussi son jeu ? – d’un seul regard.
Et ce que je dirai ne prétendra certainement pas aller à cet englobement.
3/ Troisième raison, parce que cette œuvre est compliquée,
et qu’il ne faut pas avec elle, trop céder sur la complication. Peut-être
peut-on penser qu’elle est d’une écriture compliquée, inutilement compliquée
– peut-être – et chacun a d’une certaine façon le droit d’en être
juge, mais elle est compliquée d’abord parce quelle veut être rigoureuse
Elle voudrait bien partir de définitions simples qui
garderaient tout au long du raisonnement leur simplicité, mais toujours, en
philosophie, celle-ci se construisant dans la langue naturelle, la notion fuit,
la définition emmène vers d’autres mots, porteurs, si l’on veut, d’autres
idées, et d’autres idées encore, dont on ne dira pas qu’elles sont enveloppées
dans des mots, mais qui vivent de vivre entre elles et entre eux. Et Derrida
essaye de saisir toujours le plus rigoureusement ce mouvement, qu’il dira d’ailleurs
être celui de ce qu’il nomme la « différance ». On pense saisir, cette
différance est déjà là, et la notion visée a fui. Aussi tente t-il toujours
d’approcher plusieurs éléments à la fois, pour que des éléments importants ne
soient pas perdus, plusieurs routes viennent, et s’il est difficile d’en suivre
une, il est très difficile d’en suivre beaucoup. A suivre ces chemins, outre le
risque de se perdre, vient celui de ne jamais pouvoir commencer : trop d’idées
surgissent à la fois dira t-on en un langage classique. Il faut ajouter que ces
chemins ne sont pas vierges, ils ont déjà été parcourus et il serait
singulièrement naïf de croire les commencer absolument. Ce n’est pas parce
qu’on ne pense pas faire de l’histoire de la philosophie qu’on n’en fait pas,
que les spectres qui sont dans un argument ne sont pas là. Un argument a une
histoire, surtout en philosophie. Il y a toujours déjà divers chemins et divers
cheminements déjà faits. Frayer un nouveau chemin, si une telle chose est
possible, exige de connaître les chemins déjà faits et les parcours auxquels
ils ont déjà donné lieu. Autant dire que la pensée de Derrida a toujours déjà
commencé : un de ces livres renvoie à un autre livre, qui renvoie à un autre
livre, qui renvoie à énormément d’autres livres de ses prédécesseurs, dont
certains d’ailleurs peuvent, à lui-même, être inconnus. La pensée de Derrida
est un culte de la pensée, y a t-il une culture sans culte ? je reviendrai,
très vite, sur le sens du mot culte qui ne vise pas chez notre auteur à enfermer
la pensée dans la pensée.