« Economie et
culture sont les deux versants indissociables de la vie » a écrit
récemment Cheikh Amidou Kane. Une voix africaine dénonce ainsi le déterminisme
économique, qui est la philosophie du capitalisme, mais que le socialisme n’a
pas toujours su dénoncer, car il n’osait pas s’élever contre l’épistémologie
positiviste qui en est la conséquence. Or celle-ci a mis l’Europe sur la voie
de la puissance et de la domination mondiale mais aussi nous le voyons
maintenant, l’humanité sur celle de la catastrophe. C’est cet héritage européen
que beaucoup d’Africains s’efforcent à présent de capter et ce sont ses
principes qu’ils veulent diffuser chez eux, au nom d’une efficacité imaginaire,
au moment où il est répudié dans son domaine d’origine.
Le débat entre économie et culture ne s’est noué vraiment qu’au XVIIIe siècle,
c’est-à-dire quand l’économie a prétendu imposer une hégémonie absolue et
soumettre l’homme à une logique qui lui était extérieure afin de justifier la
pratique du capitalisme. On demandait à l’homme qui, dans sa vie limitée, a
surtout besoin de relations avec ses semblables, de renoncer à celles-ci pour y
substituer les abstractions de la marchandise. C’est-à-dire de renoncer à
l’autonomie créatrice, qui n’a de sens que dans le groupe où il vit, pour se
laisser transformer en objet. Le socialisme n’a d’autre sens ni de réalité
historique que de s’être révolté contre les pratiques inhumaines découlant de
ses prémisses. Marx a su dénoncer les relations de marchandise et analyser le
mécanisme du système, ce qui lui assure une grandeur durable. Il a vu que
l’homme ne pouvait être libéré si on ne lui rendait pas son autonomie
créatrice, si on ne le désaliénait pas.
Mais il n’a pas mis en cause les
fondements même de cette cosmologie et les socialistes ont eu souvent du mal à
intégrer les luttes sociales et les luttes nationales culturelles dans un
projet unique, parce qu’ils n’arrivaient pas à surmonter une tendance au
déterminisme économique. Nous en voyons aujourd’hui davantage, à savoir que le
matérialisme mécaniste, qui définit ce courant de pensée, justifie au nom du
productivisme à la fois la destruction de la nature et la destruction de
l’autre par massification, c’est-à-dire qu’il pousse vers l’entropie, qui est
la mort, toujours semblable à elle-même. Alors que la tâche de l’homme a
toujours été de lutter contre cette entropie, pour la vie, qui est partout et
toujours diverse.
La séparation de l’économie et de la culture, pour donner
l’hégémonie à la première, est donc l’expression de cette pulsion de mort.
Avant le XVIII siècle elle n’a triomphé que rarement dans l’histoire humaine,
par exemple chez les Romains, et a toujours trouvé une issue catastrophique.
Mais aujourd’hui, avec des moyens colossaux qui risquent de mener à
l’apocalypse, on a voulu l’imposer comme dogme.
Il est significatif que le rejet formel de celui-ci nous vienne du Sénégal,
pays africain colonisé depuis plus longtemps que les autres et imprégné en
conséquence par les valeurs européennes, bien que la tradition nationale,
enracinée à la fois dans le passé « soudanais » et l’Islam, ait su
résister ici mieux qu’ailleurs.
Je pense aussi que Kane exprime ainsi une intuition analogue à celle qui a inspiré,
voici quarante ans, son aîné Léopold Sédar Senghor quand, dans son exil
parisien, il lança avec Césaire et Damas le cri fameux de la négritude. Je ne
vais pas, après tant d’autres, analyser ce concept ni décrire ce mouvement. On
sait que ses adversaires le taxent de nationalisme culturel et l’accusent de
refuser la dénonciation des oppressions économiques.
Je voudrais simplement rappeler qu’il s’agit historiquement d’un geste de
rupture avec l’idéologie spécifiquement française de l’assimilation, couvrant
la pratique d’un génocide culturel, ou si l’on préfère d’un ethnocide, et
empêchant les colonisés de prendre conscience de leurs identités collectives.
Celles-ci sont longtemps restées faibles en Afrique francophone alors qu’elles
étaient en pleine croissance chez les anglophones. Cela est extrêmement net si
l’on lit un texte capital trop oublié : la conférence faite par le jeune
agrégé Senghor à la chambre de commerce de Dakar en septembre 1938. La rupture
est évidente avec l’idéologie alors établie.
La passion qu’on met actuellement à contester ces notions prouve que le débat
est toujours actuel. C’est que, en dehors de la pratique de l’homme politique,
qui ne nous concerne pas ici, le mouvement intellectuel de la négritude a mené
Senghor à définir un socialisme qui serait spécifiquement africain, dans un
mouvement analogue à celui de Nkrumah ou de Nyéréré. Il nous a donné sa
position dans un livre important, publié au lendemain de
l’indépendance « Nation et voie
africaine du socialisme ».
Poète et grammairien, Senghor a un tempérament de théoricien, mais on ne
s’étonnera pas qu’il n’y ait pas une cohérence totale entre deux textes
éloignés de plus de vingt ans. Cela est même heureux si l’on admet que la
vérité est une recherche et non un absolu immobile que l’homme est appelé à
découvrir avec crainte.
Ses adversaires reprochent à la négritude de se définir comme un ensemble de
valeurs essentialistes, donc se voulant hors de l’histoire, à l’écart de
l’économie et du jeu concret des structures sociales. Bref de tromper le peuple
en le tournant vers l’imaginaire pour laisser le domaine du réel à ceux
quil’exploitent.
Mais si l’on définit la négritude comme étant l’ensemble des
valeurs du monde noir, il est clair qu’elles sont de l’ordre de l’existence
historique et non de l’essence. Et qu’elles ne sont pas séparables des luttes
économiques et sociales dont l’issue peut entraîner leur destruction ou leur
transformation profonde.
Dès l’instant où l’on ne pose plus ces valeurs comme étant des reflets
super-structurels d’une réalité purement économique et déterminante, il
apparaît clairement qu’il s’agit d’une fausse querelle.
Or l’on peut dire nettement que le problème posé à Senghor a été de concilier
la libération de l’homme africain avec une vulgate marxiste portée au
déterminisme et à l’idée d’une évolution unilinéaire nécessaire des sociétés
humaines. Paradoxalement c’est justement dans Orphée Noir, sa célèbre
préface de 1947 à l’anthologie de Senghor, que Sartre, tout en célébrant la négritude,
s’alignait sur cette position dépassée en annonçant que les valeurs noires
devaient être définies mais seulement pour donner leur apport à la civilisation
massifiée d’un futur uniformisé par les forces de production. On sait que cette
lecture souleva la colère de Frantz Fanon et le détourna définitivement de ce
qu’il croyait être le marxisme. Alors que le problème du socialisme est
justement de rendre les hommes maîtres des forces de production et surtout de
leur développement, afin qu’elles soient au service de leur libre
créativité.
Le problème qui s’est posé à Senghor et qu’on retrouve dans
toutes les luttes de libération, a été celui des rapports entre lutte des
classes et culture nationale dans une perspective socialiste. Et, en
conséquence, des relations entre culture et développement.
Tout est dans le slogan que lancera Senghor à l’aube de la décolonisation
« Assimiler et ne pas être assimilé ».
Slogan dissymétrique d’ailleurs, car l’assimilation rejetée est la destruction
par l’autre de sa propre identité collective, tandis que l’assimilation
réclamée ne consiste pas à détruire l’identité de l’autre, mais à mettre les
deux identités en état d’échanges réciproques.
Il ne faut donc pas se laisser assimiler à une doctrine socialiste quelconque,
constituée nécessairement dans un milieu historique et culturel différent, mais
assimiler cette doctrine et en faire naître une force africaine. L’idée du
socialisme africain est donc au bout du développement logique de celle de
négritude.
Or quand celle-ci prend forme dans le groupe parisien des amis de Senghor le
socialisme est encore pratiquement absent de l’Afrique, ainsi d’ailleurs que le
mouvement ouvrier qui lui est généralement lié en Europe.
Marx et la
vulgate
Ce n’est pas par hasard que le socialisme est né dans
l’Europe du XIXe siècle. C’est qu’il était une réponse aux aspirations
profondes des hommes à la liberté et à la justice qui étaient alors violemment
démenties par la pratique du capitalisme, justifié par la philosophie du
matérialisme mécaniste. Ceci est la constatation d’un historien. Ce serait déjà
faire un choix idéologique si je déclarais que le socialisme, qualifié de
scientifique, est la découverte des lois qui régissent le processus
historique.
Etant une réplique au capitalisme le socialisme est né dans le même domaine, en
Europe occidentale et l’a accompagné dans son expansion à travers le monde.
C’est donc dans le sillage du capitalisme colonial que le socialisme est apparu
en Afrique, et d’abord en Afrique du Sud. Il allait évoluer et il évolue
toujours en relation dialectique avec son ennemi naturel. Il était donc
inévitable de poser le problème de ses relations avec la tradition africaine à
laquelle il était initialement étranger, comme d’ailleurs à celles de toutes
les civilisations extérieures à l’Europe.
Or si le vaste fleuve du socialisme ne se réduit pas au marxisme, on ne saurait
nier que celui-ci, dans ses périodes successives et ses nombreux avatars, soit
constamment depuis un siècle au centre du débat. Selon certaines conceptions
dogmatiques, le marxisme, expression d’un savoir absolu, ne saurait avoir une
histoire, pas plus que le dogme en religion. Tout au contraire, les recherches
en cours montrent qu’on ne peut plus parler de Marx et du marxisme, ou plutôt
des marxismes, sans les situer clairement dans l’histoire des idées et des
sociétés et qu’on ne peut en faire usage qu’en mesurant leur distance par
rapport au lieu, temporel et spécial, d’où nous les considérons.
Il faut d’abord mettre à part le marxisme des fondateurs, celui de Marx et
aussi d’Engels, non sans nuancer pour celui-ci et seulement jusqu’à la mort de
son ami. Doté d’un esprit mécaniste, Engels n’a pas réussi à rester fidèle ses
dernières années à la souplesse dialectique de leur œuvre commune. Cette
doctrine des origines est essentielle, la seule digne d’être examinée à fond,
et elle doit servir de pierre de touche pour juger ce qui a pu suivre en se
réclamant d’elle sous le nom de marxisme.
Or cette suite, ce fut d’abord la vulgate issue du vieil Engels et systématisée
par Kautsky qui régnait en maître absolu sur la prestigieuse social-démocratie
allemande. Elle ouvrait déjà la voie à la déviation volontariste, ou si l’on
préfère blanquiste, de Lénine, qui allait mener, sans qu’il l’ait prévu, à l’église
stalinienne. Nous voyons clairement à présent, grâce à Michel Henry, que cette
vulgate s’est constituée dans l’ignorance totale des grands textes
philosophiques comme l’idéologie allemande et les manuscrits de 1844, qui n’ont
été connus qu’après 1932. A cette date elle était déjà constituée en système
clos, dogmatique, et fermée à jamais. Cette église a préféré ignorer la
contradiction, et les tentatives récentes d’Althusser pour la surmonter ne
paraissent guère convaincantes. Il en résulte que la vulgate constitue un
ensemble de contresens systématiques, qui prennent sur tous les points
essentiels le contre-pied de la pensée de Marx, philosophe du réel et
philosophe de l’économie. Si on lui accorde le nom de marxisme, il faudrait
alors le refuser à la doctrine originelle dont elle se réclame et sans laquelle
elle n’est rien. Marx, dans ses vieux jours, a en effet insisté sur le fait
qu’il n’était pas « marxiste ».
Enfin, le monopole de l’église étant brisé, nous assistons
depuis 15 ou 20 ans à une multiplication des lectures de Marx. Dans cette
liberté retrouvée il s’agit de dévoiler le sens d’une pensée profonde et
puissante et de tester son utilité pour comprendre le présent, sans avoir à
tenir compte d’aucun système établi. Ces lectures ne prétendent pas donner une
valeur absolue et une cohérence totale à cette pensée multiple et complexe.
Marx a varié et n’a pas tout approfondi. Il n’est pas le révélateur d’une
vérité scientifique absolue, qu’il suffirait de transmettre aux hommes comme le
Coran, ainsi que le croient certains. Mais sa critique profonde nous éclaire
sur son temps et peut inspirer notre démarche à l’égard du nôtre.
Parmi ces lectures, celle de Maximilien Rubel et, avec des
nuances, celle de Yvon Bourdet, nous présentent à présent un Marx libertaire,
adversaire du socialisme d’Etat de Lasalle, ce que la Vulgate avait
soigneusement masqué. Je me rallie à cette lecture qui permet de voir en Marx
le précurseur du courant autogestionnaire dans lequel s’investissent
aujourd’hui les seuls espoirs sérieux du socialisme moderne.
Nous voyons à présent que la valeur irremplaçable et
l’intérêt durable de Marx tient à l’analyse et à la démystification du système
capitaliste en Europe au XIXe siècle. Dans la mesure où les forces établies que
nous combattons, et notamment l’impérialisme, sont issues de ce système, nous
sommes toujours les héritiers de Marx. Le mécanisme de la plus-value est d’une
évidence indiscutable. Mais justement, à un siècle de distance, cette évidence
n’est plus suffisante.
En effet, Marx a voulu être bien plus que le dénonciateur
d’un système intolérable d’exploitation et d’aliénation de l’homme contre
lequel sa révolte a été d’abord d’ordre éthique, comme l’a bien montré
Maximilien Rubel. En bon disciple de Hegel, qu’il n’a jamais renié, même s’il
l’a remis sur « ses jambes », Marx était en quête d’un système
totalisateur. Il a voulu donc construire une théorie globale des sociétés
humaines, des rapports des hommes entre eux et avec la nature. Son œuvre est
effectivement d’une profondeur et d’une cohérence exceptionnelles, mais c’est
nécessairement à ce niveau qu’elle date le plus et qu’elle n’est plus
utilisable sans d’importantes révisions, à moins de s’enfermer dans une forme
de théologie scholastique.
Cela était inévitable dès l’instant où l’on prend la peine
de rappeler cette évidence que Marx était fils de son temps. Dès l’instant où
il prétend construire une théorie globale de l’évolution des sociétés humaines,
il est soumis à la cosmologie générale, régnante et il prend pour des évidences
et des universaux des idées dont nous voyons à présent qu’elles appartiennent à
des systèmes historiquement datés.
Et aujourd’hui périmés. Il est au fond très marxiste de
rappeler que Marx et le marxisme se situent dans l’existant historique et non
dans le monde des essences. Mais c’est là détruire la vulgate.
Marx et
l’esprit du temps
On a assez répété, après Lenine, que les sources de Marx
étant l’économie politique britannique, avec Adam Smith, la philosophie
allemande avec Hegel et le socialisme français. Nous savons maintenant
qu’il faudrait ajouter le libéralisme politique de Hobbes, bien moins
compatible qu’on ne veut le dire avec un libéralisme économique et surtout la
tradition positiviste, de Saint-Simon à Auguste Comte. Sans parler de la
plupart des socialistes utopistes, y compris Proudhon, malgré les excommunications
de la Vulgate.
C’est dire que Marx était avant tout un descendant des
lumières et un fils du XIXe siècle positiviste, infesté de rationalisme
scientiste. Marx a écrit que la plus grande découverte de son temps était le
principe de la conservation de l’énergie, alors que Sadi Carnot venait de poser
les fondements de la thermodynamique en établissant le principe de la
dégradation de l’énergie qui est au centre de la cosmologie moderne. Influencé
par Darwin, Marx n’a pas pu échapper entièrement à l’évolutionnisme qui
dominait les premières sciences humaines, notamment avec Morgan. Or cette
position est plus compatible avec l’état actuel des connaissances.
L’essentiel est cependant que l’œuvre de Marx est issue
d’une révolte contre un ordre établi jugé insupportable alors qu’il essayait de
se justifier au nom de la nécessité et de l’efficacité. L’essentiel, c’est la
dénonciation de la substitution des rapports de marchandise aux rapports
humains, et la définition de la fin du socialisme comme étant la restitution à
l’homme aliéné de son autonomie créatrice. L’immense travail de critique sur
l’économie qui a suivi avait pour but de justifier le choix éthique de sa jeunesse.
Mais l’idée d’un monde infini, dominé par les équilibres et
les harmonies, et marchant vers le progrès matériel par le développement des
arts de la subsistance, ne peut pas alors être mis en cause. Cet héritage du
XVIIe siècle est considéré comme de l’ordre de l’évidence rationnelle, alors
que nous voyons à présent qu’il s’agit de la philosophie, historiquement datée,
du capitalisme.
Le retournement de l’idéalisme hegelien n’écartait pas l’idée d’un savoir
absolu. Mais la découverte de l’autocréation de l’homme par son action sur la
nature, et donc de l’économie comme « déterminante en dernière instance », risquait de mener à un
déterminisme mécaniste. La pensée, toujours nuancée de Marx, a su dans
l’ensemble s’en garder, mais non celle de ces épigones. Nous voyons à présent
que la culture, si on lui donne son sens plein, qui est l’ensemble des façons
de faire et d’être d’un groupe humain, se trouve elle-même au cœur des formes
productives.
En fait, l’anthropologie économique nous montre clairement
les limites du déterminisme économique, mais celui-ci est au cœur de
l’idéologie du capitalisme, qui invoque toujours la rentabilité et la
rationalité. Ici, comme sur d’autres points, Marx, en lutte contre le
capitalisme, a eu tendance à accepter ses prémisses comme étant de l’ordre de
l’évidence, et à leur donner une valeur universelle.
Nous sommes mieux placés que lui pour échapper à l’esprit du
temps. Nous voyons ainsi que les groupes humains sont déterminés par des
systèmes symboliques qui assurent leur reproduction et qui sont évidemment
inséparables des rapports de production. Si le concept de mode de production
est ainsi opératoire, il ne peut pas se réduire à une infrastructure
déterminant unilatéralement une superstructure culturelle. Nous voyons maintenant
qu’il n’y a ni première, ni dernière instance, mais un tissu dont tous les fils
sont solidaires. Quels que soient les masques variables de l’idéologie, les
structures symboliques des relations humaines ne peuvent être rejetées dans
l’imaginaire où alors, pour parler comme Castoriadis, il s’agit de l’imaginaire
qui institue la société.
Il reste que le jeune Marx, rejetant l’Etat hegelien,
incarnation suprême de l’idée, découvrait avec ravissement l’absolu du
prolétariat, classe universelle, porteuse de l’affranchissement final de
l’homme, et à la limite de la fin de l’histoire. C’est-à-dire d’une humanité
réconciliée avec elle-même, dont toutes les contradictions seraient enfin
surmontées. Il rejoint alors Saint-Simon et les positivistes : dans l’humanité
réconciliée avec elle-même, la société politique avec son despotisme arbitraire
disparaîtra au profit de la société civile, « au Gouvernement des hommes sera substituée l’administration des choses ».
La dictature du prolétariat, c’est-à-dire celle des déshérités, qui sont
l’immense majorité, entraîne aussitôt le dépérissement de l’Etat. Les deux
notions sont inséparables. Elles illustrent l’influence de l’utopie positiviste
qui rêve de rationaliser tous les choix selon une logique supérieure et extérieure
à l’homme. Les épigones ont été plus loin en réduisant tout conflit politique à
un conflit économique, les rapports sociaux aux rapports de production,
l’histoire à la succession des modes de production. C’est-à-dire le tout à la
partie, et cette préférence donnée à l’idée issue d’un système contre
l’évidence concrète ne peut être qualifiée que d’idéalisme absolu.
Idéalisme et
Etat-Nation
Les conséquences en sont graves.
D’abord Marx n’a pas vu clairement les problèmes du
développement inégal du capitalisme dans l’espace, qui sont au cœur de la
colonisation et de l’impérialisme et qui jouent un rôle important, au sein de
chaque Etat, dans le réveil des minorités nationales. C’est que Marx vivait
avant la poussée impérialiste de la fin du siècle, mais cette lacune dans sa
recherche attirera l’attention de nombreux successeurs, comme Rosa Luxembourg,
Hilferding et Lénine.
Bien plus grave, car ses répercussions seront incalculables,
est l’absence de toute théorie sérieuse du politique, non seulement chez Marx
mais chez l’ensemble de ceux qui se disent Marxistes. Pour eux on peut dire, à
la façon de Lourdu, que cette catégorie est instituée et non instituante. Les
solutions fondamentales étant trouvées au niveau des relations du travail, elle
est appelée à s’éteindre : on n’en parle donc pas. Mais ce vide doctrinal
va imposer l’improvisation quand on passe aux actes. Parce qu’on refuse de
réfléchir sur un Etat qui va dépérir, on voit triompher une bureaucratie sans
contrôle et croîre des formes d’oppression monstrueuses. Dans le vide de la
réflexion on se laisse aller au moralisme qui ouvre la voie au volontarisme.
C’est précisément contre cette évolution catastrophique, fermant l’avenir au
socialisme, que réagit le courant autogestionnaire et c’est pourquoi on peut
voir en celui-ci une réhabilitation du politique.
La faiblesse de la réflexion marxiste sur la politique est
liée à sa confusion dans l’approche du fait national et, par conséquent, du
système culturel déterminant les identités culturelles des hommes et assurant
leur reproduction en tant que groupe.
De même qu’il a dénoncé l’idéalisme hegelien, Marx s’en est
pris à l’idéologie nationale dont se couvrait l’Etat bourgeois. Mais, ici
encore, en retournant un système on retrouve ce système en mieux. Marx dénonce
à juste titre la mystification de l’Etat-Nation-Marché, forme d’organisation
politique historiquement datée, créée par la bourgeoisie et justifiée par sa
philosophie. Il est clair qu’il ne survivra pas à celle-ci, et c’est donc dans
ce sens que Marx annonce que les prolétaires n’ont pas de patrie. Or la
philosophie des lumières a repris le vieux mythe de l’homme universel,
indifférencié et interchangeable, qui soutient la mystification de l’égalité
des chances. Marx l’admet comme une évidence et la nation identifiée à l’Etat,
comme l’avait proposé Adam Smith, n’est plus qu’une formation éphémère en
attendant la république universelle des travailleurs.
Avec sa souplesse habituelle, Marx ne s’enferme pourtant pas
dans cette perspective car il voit clairement qu’il existe en outre une
continuité ethno-historique dont lui-même et Engels ont annoncé l’étude,
notamment pour l’Allemagne et l’Irlande. Mais il ne s ’y est pas attardé et ses
épigones ont, comme d’habitude durci sa pensée. Pour eux, le fait national est
de l’ordre du politique, donc du superficiel ou de l’accessoire. Ils le
renieront ou le réduiront à la réalité étatique.
Ce terrain, laissé vierge, sera cependant défriché par des
Marxistes libres, parmi les plus brillants, comme Otto Bauer, mais aussi, c’est
bien connu, par Staline, à l’initiative de Lénine. Celui-ci bloque la
réflexion, pour la Vulgate, par une construction dogmatique étroite. La
réflexion de Bauer est par contre puissamment originale. En libérant les
prolétaires de l’aliénation du travail et en leur rendant leur liberté
créatrice, le socialisme suscitera le développement des cultures nationales
désormais toutes égales dans leur diversité. L’antique mythe de la
massification uniformisative recherchée comme horizon de l’histoire est
désormais perçu comme une pulsion de mort.
L’apport principal de cette réflexion marxiste sera
l’opposition pertinente entre nation et nationalité. Nous savons à
présent que nation, et nationalité, mots apparentés à naîtreet
à nature, ont toujours désigné le groupe ethnique, en effet naturel,
jusqu’au jour où il a été confisqué par l’Etat naissant de la bourgeoisie, en
quête de légitimité et d’éternité : il est donc devenu sa justification
idéologique. La nationalité est donc une nation qui n’a pas réussi à former
un Etat-Nation, ou qui l’a perdu. Grâce à Leroy-Gourhon, nous savons
aujourd’hui ce que le XIXe siècle ne pouvait percevoir, que les sociétés
humaines se distinguent justement des sociétés animales par l’existence de
variétés culturelles indépendantes de la race ou de l’espèce, c’est-à-dire
d’ethnies, qui sont la réalité objective sur laquelle reposent les
nationalités.
La disparition de celles-ci dans la massification générale,
dont rêvent certains philosophes, serait donc une mutation profonde
correspondant à la fin des sociétés humaines. Cette perspective, qu’une partie
du socialisme a hérité de la philosophie des lumières, est donc totalement
inacceptable. Il faut donc distinguer clairement une réalité permanente, la
nationalité, et une réalité éphémère, historiquement datée, l’Etat-Nation.
De celui-ci l’humanité s’est longtemps passée et se passera aisément à
l’avenir. Non des ethnies ou nationalités.
Nous voyons donc maintenant que les hommes sont organisés en
communautés culturelles relativement stables, qui se perpétuent dans le temps
par le transfert de systèmes symboliques. Mais qui sont évidemment susceptibles
d’être détruites. C’est là le lien qui permet aux personnes d’acquérir
l’identité collective nécessaire à tout être humain. Ces communautés sont
d’abord des lieux de reproduction de formations culturelles comme Engels l’a
d’ailleurs fort bien vu. Ce sont ensuite des champs d’action autonomes de la
vie sociale, et notamment, s’il y a lieu, de la lutte des classes. Celle-ci
n’existe pas dans l’abstrait mais seulement dans la diversité des champs où
elle apparaît. Et la division en classes, n’est pas universelle.
En Europe, l’Etat-Nation-Marché, depuis le XVIIIe
siècle s’est généralement constitué en s’identifiant à une nationalité et en
marginalisant les autres, voire en essayant de les effacer, alors que les
formations politiques antérieures les respectaient généralement. Cela est
évidemment lié à la généralisation des rapports de marchandise dans le cadre du
capitalisme. C’est ce phénomène historiquement daté qu’Engels, marquant ici
encore plus de dogmatisme que son ami, a voulu généraliser, en proposant les
concepts de nation historique et de nation sans histoire ; à la limite, il
se réservait d’ailleurs, selon l’opportunité, de classer tel ou tel groupe dans
l’une ou l’autre catégorie. On a vu que l’opposition Nation-Nationalité a fini
par l’emporter sur cette terminologie.
Cependant l’évolution récente a mis en évidence le caractère
relatif et historiquement daté de la nation dans la mesure ou elle s’identifie
à l’Etat. Il y a en effet distinction entre les deux termes. L’Etat ne remplit
plus les conditions que la bourgeoisie voulait lui attribuer en raison de son
espace insuffisant et de son marché trop étroit à l’ère de l’impérialisme et
des multinationales. En dehors de deux ou trois Etats-continents, aucun groupe
ne peut plus remplir dans son cadre les fonctions qui avaient été attribuées au
capitalisme national. L’Etat, dès lors, tourne à vide, laisse jouer à plein la
massification, et l’idéologie nationale ne peut plus le justifier. C’est là ce
qui explique la remontée universelle des nationalités minoritaires, non
investies dans des Etats, et qui sont de plus en plus ressenties comme
nécessaires pour assurer à chaque homme son identité collective et un lieu de
reproduction sociale.
Sur ce point l’analyse de Marx est donc confirmée, mais à
condition de ne pas la déformer en réduisant au phénomène éphémère de
l’Etat-Nation la réalité permanente des nationalités.
Du capitalisme
colonial au socialisme africain
Tout ce débat intéresse fortement l’Afrique parce que le
capitalisme colonial et le système impérialiste qui en a pris la suite, ont
introduit ,dans le monde noir non seulement, comme je l’ai dit, le socialisme,
mais aussi l’Etat à prétentions nationales. Il faut en effet dire clairement
que l’indépendance politique a simplement transformé des structures coloniales
en Etats souverains. Le changement a été grand pour les nouvelles classes
dirigeantes africaines mais insignifiant pour le peuple. Les structures
hiérarchiques et autoritaires de la colonisation ont en général été maintenues,
au nom de la rationalité et de l’efficacité, alors quelles étaient totalement
étrangères à la tradition africaine.
On assiste ainsi à un phénomène curieux que le grand marxiste français Henri
Lefèvre est en train de mettre en valeur. En un siècle, et surtout depuis vingt
ans, avec la décolonisation, l’Etat à prétentions nationales, d’abord limité à
l’Ouest Européen, où il est né, a recouvert le monde entier. Mais ce triomphe
extraordinaire se fait au moment où il se vide de sa substance et perd sa
raison d’être. Alors qu’il n’est plus soutenu que par une idéologie masquant
mal la ruine de ses fondements économiques et sociaux. En termes marxistes, il
ne peut alors plus être que le relais du système mondial qui a remplacé le
monde des nations bourgeoises. Il peut y avoir encore des Etats, mais ils ne
peuvent plus reproduire le modèle de l’Etat-Nation qui s’était imposé
au XVIIIe siècle.
Cela est particulièrement évident en Afrique noire où la
décolonisation, à peu d’exception près, n’a laissé qu’une poussière de
micro-Etats, absolument dépourvus des bases économiques, démographiques et
sociales qui leur permettraient de ne pas être de simples relais du système
mondial.
La révolte africaine, qui a mené à l’indépendance politique,
s’explique en partie par la marginalisation due au développement inégal du
capitalisme.
Elle est donc exercée contre le capitalisme colonial
dominant, consacrée par un compromis, dès que l’indépendance politique a été
obtenue. Car cette révolte était toute autant l’exigence d’une dignité bafouée,
c’est-à-dire la reconquête d’une identité collective, afin de rendre aux
sociétés africaines un lieu de reproduction culturel et communautaire. D’où le
retour aux sources que certains peuvent voir comme un mythe passéiste, mais qui
est indispensable pour définir le champ concret de la lutte.
Je ne m’étendrai pas ici sur la querelle du socialisme
africain, notion qui est récusée à priori par certains dogmatismes. Face au
système impérialiste qui a pris la suite des capitalismes coloniaux, il doit y
avoir une communauté socialiste des luttes, sans quoi il n’y a pas d’espoir.
Mais le système adverse se définit justement par la volonté de massifier et de
réduire les peuples qu’il écrase à l’état d’individus interchangeables et
manipulés. La lutte contre lui intègre donc le refus de cette massification et
la volonté, sans revenir au passé, de développer les différences, c’est-à-dire
la diversité des lieux de reproduction culturelle qui donnent un cadre concret
à la lutte. S’il y a donc une certaine unité des cultures de l’Afrique noire,
il faut donc nécessairement qu’il y ait une façon africaine de mener la lutte
commune, elle-même divisée en autant de faciès que l’on voudra. Il faut
évidemment tenir compte de tous les éléments encore vivants de la culture
précoloniale, même s’ils sont marginalisés depuis longtemps par le capitalisme
colonial. Et si des éléments de culture sont morts, il faut les évoquer et les
intégrer aux systèmes symboliques nécessaires pour assurer la reproduction
autonome des communautés, qui est l’un des enjeux de la lutte. Dans cette
perspective, je pense qu’il est tout à fait légitime de parler de socialisme
africain à condition de ne jamais oublier qu’il n’y a socialisme que parce
qu’il y’a un ennemi commun, qui n’est pas né en Afrique et ne limite pas son
action à l’Afrique.
Le cœur de l’œuvre scientifique de Marx est donc l’analyse
d’un processus historique européen, l’ascension du capitalisme industriel. Marx
en était conscient et n’a jamais prétendu que la séquence qu’il proposait avait
une valeur universelle. Il a essayé d’étendre son analyse au-delà de l’Europe,
mais n’a jamais insisté car il a toujours eu conscience du caractère limité de
sa documentation. Il a pratiquement ignoré les sociétés de l’Afrique noire, et
on ne saurait donc s’adresser à lui pour les comprendre.
Dans la mesure cependant où les concepts fondamentaux de
Marx prétendent dépasser les faits européens sur lesquels ils se fondent pour
analyser les mécanismes de toute vie sociale, ils concernent l’Afrique et il
est normal que des Africains aient voulu en vérifier la valeur opératoire pour
leur continent. En conservant les universaux du socialisme, il convenait
d’éloigner la tradition sociale et culturelle de l’Europe pour y substituer la
tradition africaine.
Négritude et
lutte des classes
Je n’évoquerai pas ici les variétés déjà nombreuses du
socialisme africain. La tendance de Julius Nyéréré, qui est surtout chrétienne,
l’a poussé à s’inspirer de la tradition africaine d’égalité et d’autonomie
communautaire pour reconstruire la société de bas en haut. Cette inspiration
communautaire est également fondamentale dans la pensée de l’économiste Mamadou
Dia, musulman influencé par la tradition chrétienne « d’Economie et Humaine ».
Senghor, dont la pensée a été longtemps en dialogue avec
celle de Dia a voulu, en bon théoricien, situer sa recherche au niveau le plus
élevé : celui de l’épistémologie. Née sous l’influence du panafricanisme,
la négritude est bien un nationalisme, mais qui ne peut être que purement
culturel car c’est un nationalisme de libération ; et le système colonial
contre lequel il lutte est une expansion du capitalisme mondial. Ce
nationalisme débouche donc nécessairement sur le socialisme et le problème de
ses rapports au Marxisme est posé : Senghor voit bien que celui-ci n’est
pas un simple économisme (sauf dans la Vulgate) mais une méthode pour analyser
les aliénations de l’homme. Sa dénonciation du capitalisme est pertinente pour
l’Afrique, mais le marxisme est surtout un humanisme puisqu’il se donne pour
fin la désaliénation de l’homme, c’est-à-dire la libération de son pouvoir
créateur. Il faut cependant en faire un usage critique en tenant compte du
temps et du lieu de son élaboration, qui est l’Europe du XIXème siècle,
infectée de positivisme et de scientisme. D’où une méconnaissance du monde des
valeurs, souvent vite qualifiées de super-structurelles, et une tendance au
déterminisme qui l’a entraîné à des prédictions imprudentes, démenties depuis
lors par les faits.
Mais pour un Africain, obligé de reconduire son identité
collective brisée par la colonisation, le socialisme n’a de sens que s’il lui
permet de retrouver des valeurs qui lui soient propres. C’est même là la fin
suprême.
Senghor ayant tendance à limiter le Marxisme à la Vulgate
qui triomphait de son temps, ressent alors une impression de stérilité. Sans
rejeter ce champ fertile il cherche alors une source pour le féconder et ce
n’est pas en Afrique mais en Europe qu’il la trouve. En dehors d’une influence
certaine de Bergson, Senghor a en effet surtout été marqué par Teilhard de
Chardin. Fondé sur l’état le plus moderne des sciences, la cosmologie du grand
jésuite auvergnat lui paraît justifier la négritude par sa vue d’une
convergence de l’humanité. Celle-ci n’est plus alors la défense pénible d’une
personnalité en péril, mais un apport à la future civilisation de l’universel,
qui sera vivante et diverse, et non homogénéisée comme l’acceptait
Sartre.
La victoire de la négritude n’est donc pas, pour Senghor,
séparable du socialisme. Si celui-ci vise l’autonomie créatrice de l’homme, il
n’est pas possible si les valeurs qui en sont la condition sont sacrifiées au
nom de l’efficacité. Certes, il faut assurer l’abondance aux hommes en
développant les forces productives, mais non en les asservissant à celles-ci.
Certes, il faut s’inspirer des techniques nées en Europe, mais non les
transférer mécaniquement car on se voue à l’échec en agissant sur les choses
sans tenir compte des hommes. Et au delà de cette abondance, il ne faut pas
oublier le grand but qui est de rendre aux hommes leur liberté créatrice, ce
qui suppose en Afrique l’épanouissement des valeurs africaines. La différence
est la condition de l’échange fécondant entre les collectivités : elle
unit les individus alors que la particularité les isole dans la
massification.
Ce socialisme essentiel doit être l’expression de la
spécificité africaine : il exclut donc la lutte de classe qui s’oppose à
une tradition, faite d’unanimité et de conciliation. En Afrique, les ouvriers,
très minoritaires, forment une couche privilégiée. Ils ne sauraient donc être
la classe universelle de Marx qui, n’ayant rien à perdre, ne saurait asservir
les autres. Ils ne forment d’ailleurs pas une classe car ils n’ont pas rompu
avec leurs familles paysannes, qui fondent les vrais prolétaires de l’Afrique,
et sont les détenteurs des valeurs nationales. C’est avec ceux-ci qu’il faut
construire le socialisme africain.
Dans ces dernières analyses, Senghor s’écarte évidemment
très fortement de la Vulgate marxiste, et on peut lui reprocher d’idéaliser
excessivement les anciennes sociétés africaines dont il veut s’inspirer. Sa
pensée rejoint ici de façon remarquable celle de Nyéréré. On pouvait lui
opposer que Marx ne préconise pas la lutte des classes mais qu’il la constate
dès qu’il existe des classes en conflit. Or on ne peut guère nier l’existence
de classes dans l’Afrique actuelle. Si le socialisme était venu plus tôt, il
aurait sans doute pu les éviter, mais le capitalisme colonial a déjà fait son
œuvre et c’est de cette réalité déplaisante qu’il faut partir. Cela nous ramène
à la lettre de Marx à Vera Zassoulitch.
Je ne m’étendrai pas davantage sur le socialisme africain de
Senghor, n’ayant pas à étudier ici son incidence sur l’action de l’homme
d’Etat. Il reste qu’elle nous a montré clairement que l’un des nœuds du
problème est l’existence et le rôle des classes sociales.
On sait que les remous causés par la célèbre
phrase « Toute l’histoire des
société humaines est l’histoire de la lutte des classes ». Il s’agit
cependant d’une formule à l’emporte-pièce, conformément à l’esprit
du « Manifeste », qui
est volontiers simplificateur. Marx a souvent reconnu par la mite qu’elle ne
concernait pas les sociétés sans classes, mais Engels, sous l’influence des
évolutionnistes, voyait dans celle-ci des sociétés sans histoire, selon l’idée
de Hegel. Il est certain que Marx, suivant ici Ricardo, a défini les classes
sociales à partir du capitalisme occidental, c’est-à-dire par leur place dans
le processus de production.
Partant de cette définition étroite, beaucoup d’Africains
ont soutenu que les sociétés précoloniales ne connaissaient pas les classes
sociales. Pour certaines d’entre elles cela est certainement faux et Terray l’a
bien démontré en étudiant la place des esclaves dans la société abron (Côte
d’Ivoire). Mais pour un grand nombre de sociétés anciennes, il est évident
qu’il n’y avait pas de classes, au sens restreint. Faut-il donc se résigner à y
voir des sociétés sans histoire, comme l’ont proclamé longtemps les
anthropologues de l’école fonctionnaliste ? Parmi les théoriciens
africains du socialisme, Amilcar Cabral a proposé une solution. Pour lui, qu’il
y ait ou non des classes, c’est l’évolution des forces productives qui est le
moteur de l’histoire, si bien que le leader guinéen parlait d’éviter
la triste condition des peuples sans histoires. Car si cette
tristesse est une énigme, je dois rappeler fortement que les anthropologues
modernes et les historiens de l’Afrique récusent fortement le concept même de
peuples sans histoire, comme celui de sociétés traditionnelles,
immobiles, « n’ayant pas de
développement à montrer » (Hegel). Toutes les sociétés humaines
sont par essence historiques et elles évoluent toutes même si c’est d’après des
facteurs et à des rythmes différents.
L’estime qu’inspire Cabral ne doit pas donc masquer le
caractère formel et dogmatique de cette discussion. Elle est d’ailleurs sans
objet dès l’instant où, ayant écarté le déterminisme économique, on refuse de
séparer les rapports de production des systèmes symboliques qui régissent la
reproduction des sociétés.
On ne doit par contre accorder aucune attention aux affirmations opportunistes
ou cyniques selon lesquelles, du fait de leur essence africaine, les sociétés
coloniales et post-coloniales ne connaîtraient pas de classes. Même si ce peut
être encore le cas des secteurs marginalités de la société traditionnelle,
ceux-ci sont de toute façon dans la dépendance du capitalisme colonial, ou de
ses successeurs, pour lesquels la question ne se pose pas.
L’Etat-Nation
contre les peuples
Ceci dit, l’impérialisme, stade le plus récent, sinon
suprême, du capitalisme, est l’adversaire des socialistes et, selon moi, le
capitalisme d’Etat de ces régimes, dont des socialistes ne peuvent tolérer
qu’ils se disent socialistes, est partie prenante d’une variété de cet
impérialisme. Cela a été illustré par le partage du monde à Yalta.
Mais ce qu’il importe de définir clairement c’est qu’il est
l’adversaire immédiat du socialisme dans l’Afrique née de la décolonisation
politique.
Si l’on accepte la critique de l’idéologie de l’Etat-Nation,
ce qui me paraît une évidence, et si l’on relit le Marxisme en tenant compte de
l’idéologie mécaniste et positiviste qui a marqué le temps de sa naissance, il
me semble que l’adversaire du socialisme en Afrique ne peut-être que l’Etat
issu de la décolonisation et avec lui la classe dirigeante, bureaucratique ou
compradore, qui l’a pris en charge mais ne saurait parler au nom d’un peuple
dont elle est de plus en plus coupée.
On ne saurait en effet parler de socialisme africain si celui-ci fait
abstraction de la personnalité africaine, et, tout en parlant de lutter contre
l’impérialisme, renonce à le faire au niveau le plus fondamental, qui est celui
de la massification par destruction des relations humaines.
Or, parce qu’il est issu de la colonisation, l’Etat africain
moderne au point où nous en sommes, est totalement étranger aux traditions
politiques précoloniales. Il démarque les systèmes mis en place en Europe par
les Etats-Nations de la bourgeoisie, dont nous avons vu le caractère daté et
l’inadéquation présente. Mais il a en général une assiette territoriale,
économique et démographique trop étroite pour remplir les fonctions économiques
et sociales de ses modèles européens, ce qui serait d’ailleurs vain car il
vient trop tard et dans un contexte trop différent.
L’Etat africain va s’efforcer d’échapper à la marginalisation, à la dépendance,
à l’exploitation qui avaient marqué l’ère coloniale, en introduisant
l’idéologie productiviste du capitalisme mondial. Mais à l’ère de
l’impérialisme, c’est une impasse totale. Le capitalisme s’est construit aux
dépens d’une périphérie qu’il marginalisait. L’Afrique ne pourrait reproduire
le modèle qu’en trouvant lui-même une périphérie à traiter de la sorte. Des
subimpérialismes comme le Brésil peuvent s’y risquer. Mais en Afrique, malgré
l’inégalité relative des Etats, il n’y a pas de périphérie géographique. Alors
il y a une périphérie interne : c’est le peuple paysan, celui précisément
qui a maintenu vivante l’identité collective qui en fera les frais. Il est voué
à être déraciné et dépersonnalisé pour être mieux exploité.
Mais, diront certains, c’est ainsi que s’est constitué le capitalisme voici
deux siècles. L’accumulation primitive avec ses souffrances et ses infamies,
est une dure nécessité. De même la construction de l’Etat-Nation est un stade
inévitable.
Ce raisonnement doit être évidemment totalement écarté si l’on rejette l’idée
d’une évolution unilinéaire nécessaire des sociétés humaines. Et cet héritage
du matérialisme mécaniste, philosophie de la bourgeoisie, doit être récusé si
l’on veut que l’apport de Marx reste vivant. Il faut donc récuser le
productivisme et dire clairement que l’efficacité matérielle ne saurait en
aucun cas justifier la substitution des rapports de marchandise aux rapports
humains.
En outre, à l’époque de l’impérialisme, le raisonnement est
totalement faux. On ne refait pas l’histoire à deux siècles d’intervalle et
dans des conditions historiques et culturelles différentes. L’asservissement
économique et social des masses africaines, traitées comme des périphéries internes
à marginaliser, ne saurait en aucun cas susciter un développement capitaliste
autonome. La classe dirigeante locale qui en est le bénéficiaire immédiat ne
peut en l’occurrence que servir de sous-traitance aux multinationales et au
capitalisme mondial. Cependant, pour masquer son rôle, et pour se
justifier à ses propres yeux, elle adopte l’idéologie politique du modèle,
celui de l’Etat-Nation, à défaut du marché autonome qu’elle est bien incapable
de constituer. Or l’on sait que le cadre territorial hérité de la colonisation
est parfaitement arbitraire et le plus souvent injuste. Ce cadre arbitraire
doit être socialisé à toute force, et d’autant plus absolument qu’il n’a aucun
fondement réel. Au lieu de lui donner une légitimité relative en écoutant le peuple
et en partant des aspirations et des besoins réels des communautés de base, on
va donc proclamer la valeur absolue de l’abstrait, en faisant taire les masses
et en donnant la parole à la seule élite moderniste, sélectionnée par un
enseignement importé, entièrement étranger à la culture nationale.
On va ainsi diffuser au maximum dans les masses le modèle
culturel du capitalisme occidental. On va s’efforcer de rompre les solidarités
naturelles, qualifiées de « Tribalisme », pour faire des hommes des
individus interchangeables, mis en compétition sauvage. Et ces individus étant
sélectionnés d’après des valeurs non-africaines, l’ascension sociale
s’identifiera au rejet des langues et de la culture nationales. Celles-ci vont
être désormais identifiées aux communautés paysannes méprisées et considérées
comme une simple survivance du passé. Dans le meilleur cas on voudra en
conserver des témoignages, par pur sentimentalisme, dans le pire on voudra les
éliminer au plus vite comme des facteurs retardant le développement.
Refusant d’accepter la réalité organique de son peuple,
l’Etat africain va évidemment invoquer sans cesse la « construction »
nationale qui est, selon lui, sa tâche historique. Or nous voyons clairement
qu’il n’a d’autre fin que lui-même et les intérêts de la classe étroite qui
s’identifie à lui, si bien qu’il leur sacrifie la réalité vivante du peuple et
de sa culture. On peut donc dire, sans paradoxe que, dans la plupart des cas,
l’Etat africain moderne s’emploie à poursuivre et même à accentuer l’œuvre de
massification et d’aliénation amorcée par le capitalisme colonial pour le
profit du système mondial. Ce n’est pas à la « construction » mais à
la « destruction » nationale qu’il se consacre.
En raison de la misère générale, provenant plus souvent de
l’exploitation subie, et toujours actuelle sous d’autres formes, le
développement deviendra le slogan destiné à faire passer tout le reste. Mais on
voit clairement que ce n’est qu’un alibi. Malgré des points de croissance,
souvent remarquables mais de portée limitée et masquant les destructions
culturelles et sociales comme en Côte d’Ivoire, le seul développement évident
est celui du sous-développement. Puisque l’on redoute de donner la parole aux
masses, des millions de cerveaux, qu’on pourrait activer, se trouvent
stérilisés. L’idéal, à peine masqué, est de débrancher ces cerveaux de leurs
bras pour soumettre ceux-ci aux oukazes des technocrates établis dans les
bureaux climatisés de la capitale. On s’acharne à enlever au paysan ses
dernières miettes d’autonomie pour asservir entièrement son travail au marché
mondial. Ainsi s’acquièrent les devises nécessaires au bien-être de la classe
dirigeante et à la marche de l’Etat qui poursuit la destruction de la
personnalité africaine amorcée durant l’ère coloniale. Cette destruction n’est
compensée par aucun avantage pour le peuple qu’on s’efforce ainsi de
dépersonnaliser, et ne profite qu’au capitalisme mondial et aux classes
dirigeantes locales qui lui servent de relais et se reconnaissent par leur rejet
de la culture nationale au profit des mœurs et valeurs de l’Europe
capitaliste.
L’Afrique moderne est donc marquée par un triomphe de la
logique des Etats aux dépens de la logique des peuples, niés dans la réalité
organique au profit d’une petite minorité dénationalisée qui s’efforce de se
justifier en répandant systématiquement les valeurs étrangères qu’elle a
intériorisées.
Productivisme
ou créativisme
Dans l’abstrait, on pourrait concevoir qu’à l’issue de ce
processus, la personnalité africaine soit complètement détruite, mais que
l’Afrique rejoigne matériellement l’Europe. C’est d’ailleurs l’idéologie que
professent, en la voilant à peine, les spécialistes du développement par la
science qui discutent gravement à propos des transferts de technologie. Mais la
technologie n’est pas innocente. Si celle que l’on transfère a été conçue pour
un environnement capitaliste et européen, elle ne peut pas prendre. Elle ne
suscitera pas le développement mais la destruction culturelle. Or ces
soi-disant réalistes, qui écrasent de leur mépris les
« culturalistes » invoquant les valeurs humaines, sont en fait, on le
voit à présent clairement, des idéalistes éperdus et totalement irréalistes.
Non seulement les résultats obtenus les déçoivent, mais la moindre logique montre
qu’en raison des dimensions et des ressources limitées de la terre, le modèle
culturel occidental n’est pas universalisable, et n’a à vrai dire été possible
que par l’exploitation de la périphérie. Celle-ci est donc définitivement
exclue, en dépit des discours technocratiques, du moins dans sa masse et elle
peut simplement permettre à des classes dirigeantes très minoritaires de
reproduire le modèle. Or, dès l’instant où celui-ci est diffusé, les masses ne
peuvent plus accepter leur exclusion. Si bien que deux issues seulement sont
possibles : une explosion catastrophique, ou l’abandon par le monde
développé du modèle qu’il a construit aux dépens des autres. C’est d’ailleurs
ici que devrait se situer le projet commun susceptible d’unifier la lutte des
socialistes du Tiers-Monde et de ceux du monde capitaliste.
En fait l’idée du développement par transfert du modèle européen n’est logique
que si l’on s’accroche à la philosophie mécaniste du XVIIIe siècle qui a été
celle du capitalisme mais qui définit une cosmologie totalement démentie par
l’état actuel des connaissances. L’idée d’un monde infini, dominé par les
équilibres et les harmonies, et fondé sur la conservation de l’énergie, a donné
la vision d’une évolution unilinéaire des sociétés humaines et poussa au
déterminisme économique. C’est l’optimisme des lumières, l’idée d’un monde
illimité, à soumettre sans scrupules. L’Etat-Nation-Marché, regroupant des
citoyens abstraits dans un projet économique commun en est la conséquence. Le
positivisme, en imposant l’hégémonie du comment sur le pourquoi,
a permis un étonnant développement matériel mais, en le privant de finalité,
l’a fait déboucher sur un pouvoir de mort, la thanatocratie de Michel
Serre. Celui-ci, l’un des plus grands épistémologues de notre temps, fait
remarquer que l’état actuel des sciences impose la vue d’un univers des
disharmonies et de déséquilibres, dominé par la dégradation de l’énergie.
Celle-ci mène à l’entropie, qui est pour Serre le concept permettant d’unifier
les connaissances que le positivisme avait divisées. Dans cette perspective, la
destruction de la nature et la destruction de l’autre par la massification, par
la généralisation des rapports de marchandise qui caractérisent le capitalisme,
manifestent cette pulsion de mort et la tâche des hommes a toujours été de
lutter contre cette tendance à l’entropie.
Le caractère fini du monde montre donc que la croissance
infinie qui est la logique du capitalisme, ne peut durer et que les délais sont
brefs au moment où les courbes tendent vers des profits exponentiels et
sur-exponentiels.
De son côté, l’anthropologie économique, qui connaît un renouvellement
remarquable, nous montre que la généralisation des rapports de marchandise est
un fait unique dans l’histoire et qu’il n’y a aucune raison de le projeter dans
l’avenir. Elle montre en outre l’ambivalence de la production et oppose les
logiques communautaires à la logique capitaliste, qui est un cas limite. Elle
démystifie en outre celle-ci en opposant le concept universel de production
destruction aux mythes productivistes. On retrouve ici les apports de la
psychanalyse avec la substitution de l’analyse des désirs au mythe des besoins,
comme Marx en avait eu l’intuition dans les Grundisse. Cette révolution
théorique est le fait de philosophes comme Baudrillard, disciple d’Henri
Lefèvre et d’économistes comme Attali et Guillaumme, pour ne parler que de la
France. C’est autour de cette recherche, conforme à la cosmologie actuelle, que
se construit la théorie du socialisme adapté à notre temps, qu’il faudra sans
doute qualifier de créativiste plutôt que de non-productiviste, mais qui rompra
en tout cas, une fois pour toutes avec la vieille tradition mécaniste.
Le déterminisme économique est ainsi écarté. Les forces
productives gardent toute leur importance mais elles ne sont plus séparables
des systèmes symboliques qui assurent la reproduction sociale et culturelle des
groupes humains.
La lutte des hommes, que prétend assumer le socialisme, vise
donc à développer les relations humaines et non à multiplier les objets. Le
concept de progrès retrouve alors le sens initial, qu’il avait au XVIIIe
siècle.
L’importance de Marx est alors clairement établie, car il a
voulu s’attaquer au cœur du système en dénonçant les rapports de marchandise,
même s’il n’a pas pu tout mettre en cause. Car, en homme de son temps, il
prenait pour des universaux des concepts que nous voyons déterminés par un
système historique. D’où ses faiblesses pour le déterminisme économique et pour
l’idée d’une évolution unilinéaire menant à une humanité uniformisée.
Faiblesses qu’il a d’ailleurs souvent corrigées, car sa pensée était sans cesse
en éveil.
La logique
des peuples contre l’entropie
La nouvelle cosmologie du socialisme refuse de reconnaître
une logique extérieure et supérieure à l’homme. L’économie n’est pas séparable
des relations humaines qu’il s’agit de développer. De ce fait, l’universalisme
du socialisme est un universalisme concret. Il ne se borne pas à reconnaître
les différences, son but est de créer les conditions de leur développement. Il
veut libérer l’essence de l’homme en libérant le travail humain, qui est le
lieu de l’aliénation majeure. Mais les hommes, également libérés, ne deviennent
pas identiques : ils développent ces différences, dont Henri Lefèvre a
fait remarquer qu’elles unissent parce qu’elles sont collectives, alors que la
particularité sépare parce qu’elle est individuelle. Les socialistes d’Afrique
doivent en tirer les conséquences. Vouloir rester dans le camp de la logique
productive, c’est accepter la philosophie historique du capitalisme. Il faut
alors le faire clairement et ne pas qualifier de socialisme
l’industrialisation, la planification centralisée ou la mise en place de
structures administratives. Il faut aussi être capable de réfuter la cosmologie
moderne qui nous dit que cette logique est une logique de mort qui ne peut
durer sans catastrophe à l’échelle mondiale.
Il faut alors sortir de cette logique et combattre la façon
dont elle s’exprime dans les Etats africains modernes, avec d’honorables
exceptions comme l’enseignement moyen pratique du Sénégal, les villages Ujômaa
en Tanzanie et peut-être les nouveaux Fokonolona à Madagascar.
Si tout part des communautés de base, de leur culture, de
leurs problèmes et de leurs espoirs, les forces latentes que l’on essaie
d’étouffer seront soudain libérées. On reconnaîtrait alors vraiment le
développement et l’on pourra parler de construction « nationale ».
Cela suppose un certain nombre de reconversions douloureuses pour la classe
dirigeante. L’un des critères fondamentaux, à la fois pratique et symbolique,
en est la restauration des langues nationales, écrasées par la colonisation et
qu’il est si facile de laisser où elles sont, pourrir dans les villages, en
invoquant des prétextes variables allant de l’unité nationale à l’efficacité
pratique. Il n’y a pas de culture nationale et il n’y a pas de développement
véritable sans les promouvoir systématiquement à tous les niveaux.
Ces critiques de l’Afrique actuelle ne signifient nullement
que l’on préconise ou que l’on prévoit l’abolition de l’Etat, qu’il faut
considérer comme une utopie due à l’influence du positivisme sur Marx. La
nouvelle logique, qui est celle de l’autogestion, consiste au contraire en une
réhabilitation du politique. Des communautés autogérées auront toujours besoin
de structures fédératives que l’on pourra, si l’on veut, continuer à appeler
Etat. Mais la logique ancienne est alors renversée, car on fait désormais appel
au peuple, dans sa réalité organique, et à son initiative. La destruction
nationale consiste à nier le Seerer ou le Baulé au nom d’une citoyenneté
abstraite. La construction nationale commencera le jour où l’on partira des
paysans dans leur vérité culturelle, et de leur logique profonde pour édifier
des systèmes de plus en plus larges, qui incluront les Etats actuels mais ne
s’y limiteront pas. On aura reconnu que la lutte des hommes a pour but
principal le développement de leurs relations dans des communautés organiques
capables de se reproduire socialement et culturellement, et non leur
intégration dans des structures surimposées qui visent à isoler l’individu et à
le priver de sa créativité, c’est-à-dire à le dépouiller de sa nature
humaine.
Dans un article récent, l’anthropologue Bureau recherche la
cause du retard technique dans les sociétés dites archaïques. Pour lui, il
s’agit d’un choix fondamental, la plupart des sociétés ayant préféré
l’efficacité dans les relations humaines, avec leurs logiques communautaires,
tandis que l’Occident seul a décidé de tout sacrifier à l’efficacité technique.
C’est la définition même du dépositivisme. A une époque où l’on voit que
celui-ci, parce qu’il contredit le caractère fini du monde, a mené l’humanité
dans l’angoisse, il est clair qu’un projet socialiste devra désormais rendre
l’hégémonie à la recherche d’une efficacité humaine, à laquelle les techniques
seront subordonnées, ce qui peut s’énoncer en termes marxistes en disant que
l’homme s’assurera le contrôle strict du développement des forces productives
et les subordonnera à ses fins au lieu de se soumettre à leurs exigences. Le
socialisme créativiste qui est actuellement en recherche, doit rendre à la
personne sa liberté créatrice en le libérant du système des objets analysés par
Baudrillard. Il retrouve ainsi la tradition des libertés collectives qui a
dominé l’ancienne Afrique. La libération du travail n’est pas une fin en
soi : elle doit permettre l’enrichissement et la diversité des relations
humaines, qui se nouent nécessairement dans des groupes culturels, qu’on peut
appeler ethnies ou nationalités. On voit alors à quel point l’économie et la
culture sont bien les deux versants indissociables de la vie.
Novembre, 1976