► “We are
the hollow men | We are the stuffed men | Leaning
together | Headpiece filled with straw. | Alas
!” – T. S. Eliot
|
Idilio atómico y uránico melancónico ✆ Salvador Dalí
|
Florent Jouffret
| L’édition récente d’œuvres inédites
d’Althusser (Politique et Histoire, ses cours à l’ENS, en 2006, Sur
la reproduction, en 2011 et tout récemment Initiation à la
philosophie pour les non-philosophes) marque un certain regain d’intérêt
pour le philosophe de la rue d’Ulm, après la sortie du livre d’Isabelle
Garo Deleuze, Althusser, Foucault et Marx et celui de Pascale
Gillot, Althusser et la psychanalyse. De manière générale plusieurs
publications importantes dernièrement montrent une activité intéressante dans
le domaine de la réflexion marxiste[1].
Pourtant, le
parcours d’Althusser est tout à fait singulier et paradoxal. Son travail l’a
placé en convergence intellectuelle et personnelle à des degrés divers avec les
autres grands penseurs de son époque, les piliers du courant
« structuraliste », au sens large du terme : Foucault, Derrida,
Lacan. Althusser a été de fait par bien des côtés la figure centrale du climat
intellectuel des années 1965-1975, celle qui symbolise la « décennie rouge ».
Néanmoins sa postérité intellectuelle semble faible, alors que Foucault,
Derrida et Lacan sont les parmi les penseurs les plus célébrés et cités dans la
recherche en sciences humaines dans le monde[2]. Comme on l’a
souvent noté, Althusser est passé brutalement de la célébrité à l’oubli au
cours des années 1980 et sa « résurrection » semble tarder. Sa
trajectoire personnelle, tragique, hantée par la mélancolie, semble symboliser
celle de l’idée communiste au xx
e siècle. À ce titre sans aucun
doute, Althusser est perçu comme le vaincu par excellence de l’histoire intellectuelle
française des dernières décennies, un fantôme que beaucoup aimeraient bien
oublier. Bref, un autre « chien crevé » (Marx) de l’histoire
philosophique.
Nous voudrions
montrer ici combien Althusser est au contraire d’une pleine actualité philosophique
pour la compréhension du monde contemporain, pour accompagner et guider la
réflexion dans les sciences humaines. Si
Althusser est si précieux et si oublié, c’est peut-être pour la même
raison : sa lecture freudienne de l’œuvre de Marx. Un hétérodoxe de
l’histoire en convoque deux autres, les deux « enfants naturels »
de la pensée moderne comme il les appelait, deux grands découvreurs de « nouveaux
continents » des sciences humaines : l’histoire et l’inconscient.
Réussir à
articuler de manière féconde Marx et Freud, ou plutôt renouveler la lecture de
Marx par l’œuvre de Freud, voilà, me semble-t-il, l’apport incontournable
d’Althusser.
I / Pour Marx: une
interprétation freudienne de Marx
Le courant structuraliste a procédé par
relecture des grands auteurs. Ainsi Lacan, contre ce qu’il considérait comme
des errements théoriques , mais aussi pratiques (la pratique d’une psychanalyse
normative se donnant pour but d’ « adapter » l’individu au cadre
social, notamment aux Etats-Unis) a opéré un « retour à Freud », par
la linguistique (Saussure, Jakobson) et par l’anthropologie structurale de
Claude Lévi-Strauss. Comme le notait Althusser, le renouvellement d’une
science passe par l’étude et l’enrichissement d’une autre, plus récente. De ce point de vue l’article d’Althusser Freud
et Lacan est d’une grande importance : il s’agit pour Althusser
de montrer la fécondité du travail de Jacques Lacan, de sa relecture
« structuraliste » de Freud, via la linguistique et l’anthropologie.
L’analogie avec sa propre relecture de Marx via Freud s’impose. Avec cet
article de 1964 Althusser permet un rapprochement fécond et audacieux entre
deux champs théoriques qui se sont longtemps ignorés.
Althusser
s’affirme ainsi au milieu des années 1960 sur la scène intellectuelle française
avec son ouvrage majeur,Pour Marx, qui renouvelle profondément
l’interprétation de l’œuvre de Marx et occasionne de vifs débats. Le livre est resté célèbre essentiellement pour la
thèse de la « coupure épistémologique » dans l’œuvre de Marx,
qui sépare les écrits de jeunesse encore marqués par la philosophie
post-hégélienne de Ludwig Feuerbach et l’invention des concepts propres au Marx
de la maturité, à partir de l’Idéologie allemande de 1845, quand ce
dernier « règle ses comptes avec sa conscience philosophique »
antérieure, désormais perçue comme une idéologie trompeuse. On sait tout ce
qu’Althusser doit aux philosophes des sciences de son époque pour cette notion
de rupture épistémologique : Gaston Bachelard, Alexandre Koyré et Georges
Canguilhem.
Mais il y a
plus. En interprétant l’œuvre de Marx à
l’aide de concepts issus de l’histoire des sciences, il prend, en tant que
marxiste déclaré et militant du Parti communiste, un risque : celui d’une
lecture et d’une distance critique de Marx au nom d’acquis scientifiques
postérieurs. La voie était ouverte par ses devanciers en philosophie des
sciences, notamment Gaston Bachelard. Ainsi dans sa
Psychanalyse du feu[3] ce
dernier plaide pour l’application de la psychanalyse aux découvertes
scientifiques. De manière générale il a trouvé chez ces historiens des sciences
les instruments épistémologiques d’un recul critique sur les grands novateurs
en matière de science, notamment l’idée de rupture épistémologique dans
l’histoire des idées.
C’est donc
Freud qui est au cœur de la lecture althussérienne de Marx dans Pour
Marx, même s’il n’est jamais nommé. En
premier lieu, le refus d’un économisme mécanique se fait par le concept
freudien de surdétermination.
A
/ Le concept de surdétermination chez Althusser
Essayons de
retracer rapidement, au risque du schématisme, le raisonnement d’Althusser. Pour ce dernier, il ne faut pas prendre au pied de
la lettre le thème du « renversement » matérialiste, tel que Marx
lui-même le suggère dans la postface de la deuxième édition du
Capital :
«
la dialectique, chez Hegel, est la tête en bas. Pour découvrir dans
la gangue mystique le noyau rationnel, il faut la renverser »
[4].
En effet ce thème risque de mener à une compréhension mécaniste du matérialisme
de Marx, c’est-à-dire à la réduction trompeuse de la diversité des facteurs
historiques à l’économie. De fait on trouve dans la philosophie de l’Histoire
de Hegel, l’idée centrale de réduction de toute la richesse historique d’une
période donnée à un facteur idéel, ainsi «
la personnalité juridique
abstraite » pour la Rome antique. À cette «
essence »
historique, Hegel oppose la diversité infinie des «
phénomènes »,
avatars dont la fonction occulte est de la réaliser. Il y a là le schème de
compréhension classique de l’histoire dans les philosophies - ou les théodicées
du passé (ainsi chez Bossuet dans son
Discours sur l’Histoire
universelle, 1681)
[5].
Dans une certaine lecture du « renversement » matérialiste de Hegel,
les phénomènes historiques ne sont pensés que comme des manifestations
secondaires à travers lesquels on doit apercevoir les « lois de
l’histoire » censées mener nécessairement au socialisme. D’où une négation
de la complexité, si redoutable pour l’analyse, du processus historique. De
fait, on trouvait chez les intellectuels « officiels » du Parti
communiste à cette époque ce mélange de lecture à la fois téléologique et
mécaniste de Marx, ainsi chez Roger Garaudy.
Althusser, pour retrouver le chemin
d’un marxisme vivant et critique, passe par l’analyse de Lénine : ainsi la
définition du marxisme «
comme analyse concrète d’une situation
concrète », mais aussi son analyse de la révolution russe comme
situation de convergence, fondamentalement aléatoire, «
des courants
absolument différents
, des intérêts de classe absolument hétérogènes, des
tendances sociales et politiques absolument opposés»
[6].
Mais il n’y a là qu’une référence à une
réflexion occasionnelle de Lénine, aussi importante soit-elle. Althusser
généralise donc le propos en théorisant l’idée de
surdétermination de
la contradiction, c’est-à-dire du caractère
nécessairement plurifactoriel de
l’analyse marxiste. Citons Althusser : «
Il s’en dégage l’idée
fondamentale que lacontradiction Capital-Travail n’est jamais simple, mais
qu’elle est toujours spécifiée par les formes et les circonstances historiques
concrètes dans lesquelles elle s’exerce
… Qu’est-ce à
dire sinon que la contradiction apparemment simple est toujours
surdéterminée ? »[7].
On voit toute la souplesse théorique que permet le concept de surdétermination,
à rapprocher du concept léniniste de développement inégal, et de celui,
trotskyste, de développement inégal et combiné, par lesquels les deux
révolutionnaires russes ont rompu avec l’évolutionnisme et l’économisme de la
II
e Internationale.
B
/ Le concept de surdétermination chez Freud
Or, ce concept de surdétermination est
un concept freudien. Il y là peut être plus qu’un hasard : le début du XXe
siècle a été, on le sait, une période d’intenses mutations scientifiques. La
simultanéité des découvertes de Freud, des enrichissements léniniste et
trotskyste du marxisme, des mutations en physique, signalent peut-être (au
moins à titre d’hypothèse) un « moment » de l’histoire intellectuelle
qui mériterait d’être pensé : celui d’une rupture d’avec les paradigmes de
la deuxième moitié du XIXe siècle
[8].
On trouve chez Freud l’idée de
surdétermination des rêves dès son ouvrage fondateur
L’Interprétation
des rêves(1900). Il s’agit pour lui de repérer dans le rêve des éléments
fondamentaux, «
des nœuds, où des pensées du rêve ont pu se rencontrer
en grand nombre, parce qu’ils offraient à l’interprétation des sens nombreux.
On peut exprimer autrement encore le fait qui explique tout cela et dire :
chacun des éléments du rêve est surdéterminé
, comme représenté
plusieurs fois dans les pensées du rêve »
[9].
La surdétermination sert donc à penser le caractère plurifactoriel (dans les
pensées latentes du rêve) des éléments manifestes du rêve. Plus, «
il y
a eu, lors de la formation du rêve, transfert
et
déplacement des intensités psychiques
des différents éléments. Ce
processus est la partie essentielle du travail du rêve. Il peut être appelé
processus de déplacement
. Le déplacement
et
la condensation
sont les deux grandes opérations auxquelles nous
devons essentiellement la forme de nos rêves »
[10].
On entrevoit les parallèles possibles
avec la conception de l’histoire : pluralité des facteurs abstraits
déterminants le concret historique, condensation de l’attention idéologique
d’une époque sur un thème donné, et déplacement/camouflage idéologique d’autres
niveaux de la réalité historique
[11].
A la fin de sa vie Freud a en effet appliqué ce concept proprement
psychanalytique à l’analyse historique, dans
L’homme Moïse et la
religion monothéiste :
« il suffit à notre besoin à vrai
dire impérieux de causalité que tout événement ait une cause démontrable. Mais
dans la réalité extérieure à nous ce cas n’existe guère ; chaque événement
semble plutôt surdéterminé ; il se manifeste comme l’effet de plusieurs
causes convergentes » [12].
Un peu plus loin, Freud parle ainsi de la place qu’il faut accorder au
« grand homme », dans la «
chaîne ou plutôt dans le tissu des
causes » historiques
[13].
L’image organique plutôt que mécanique
illustre bien la tentative de montrer « la complexité inextricable des
faits », contre toute réduction à une causalité de type
mécanique/économiste.
C
/ Contre l’interprétation téléologique et économiste de Marx
Ainsi le travail de Pour Marx,
plaçant la catégorie de surdétermination au centre de sa lecture de Marx,
a-t-elle permis à Althusser de dépasser un certain réductionnisme économiste
présent chez l’auteur du Capital lui-même.
On pourrait ainsi, avec Althusser,
avancer que la croissance des forces productives chez Marx n’est pas loin de
jouer le rôle que jouait l’Idée dans le système de Hegel, c’est-à-dire le
moteur impersonnel, inconscient (« sans sujet») du mouvement
historique, de par son propre auto-développement. On sait en effet que chez
Hegel le déroulé du mouvement historique est celui du développement,
c’est-à-dire processus allant vers une complexification croissante - et donc
vers un progrès - de l’Idée, à partir de union/opposition de l’Être et du
non-Être jusqu’à l’avènement de l’Idée sous la forme de la philosophie
hégélienne elle-même. Chez Marx on retrouve cette idée très nettement, avec son
caractère téléologique, notamment nombre de développements du livre I du Capital.
L’idée fondamentale remonte, on le
sait, à l’Avant-propos à la
Critique de l’économie politique (1859),
où Marx, dans un passage décisif, explique qu’à «
un moment donné de
leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en
collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de
propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont
que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces
productives, ces conditions se changement en de lourdes entraves. Alors
commence une ère de révolution sociale »
[14].
Le processus historique pourrait alors se réduire à un schéma suivant : la
croissance inexorable des forces productives amène fatalement
l’« éclatement » des rapports de production et d’exploitation,
devenus trop étroits pour la contenir. Le contenu amène la désagrégation du
contenant.
Tout ce processus se déroule donc au
niveau de l’infrastructure socio-économique (le rapport entre forces
productives et rapports de production), et le mouvement subséquent au niveau
superstructurel n’en est que la conséquence, étroitement déterminée.
Réductionnisme socio-économique radical donc, qui a tant coûté au marxisme en
« déviations économistes » (Althusser).
À partir du moment où le philosophe de
la rue d’Ulm a voulu rompre avec cette impasse, c’est très logiquement du côté
de la superstructure que sa recherche va s’orienter. Premièrement en cherchant
à penser comment cette dernière peut avoir une autonomie, ainsi qu’une action
en retour, vis-à-vis de l’infrastructure. Et deuxièmement en
cherchant à comprendre comment la superstructure fonctionne. La tradition
marxiste ayant beaucoup écrit sur l’Etat, pensé comme niveau central de la
superstructure, Althusser va concentrer ses efforts intellectuels vers le
niveau idéologique, en ayant recours à Freud.
Ainsi, la référence à Freud va amener
Althusser à travailler la question de l’analyse de l’idéologie et la placer au
centre de son travail théorique.
II
/ La catégorie althussérienne
d’idéologie : compléter Marx par Freud
Un des principaux apports du travail
théorique d’Althusser est donc son analyse novatrice du concept d’idéologie. La
référence centrale ici est son texte célèbre
Idéologie et appareils
idéologiques d’Etat[15].
Il est difficile de résumer toute la
richesse de la réflexion althussérienne sur l’idéologie, qui demande une étude
approfondie mais il est possible de donner ici quelques lignes d’analyse.
A
/ L’analyse de l’idéologie chez Marx et ses limites
On peut dire que l’intérêt porté par
Althusser à la question de l’idéologie part du constat - formulé le plus
explicitement dans ses textes tardifs les plus critiques sur les limites de la
pensée marxiste classique et sur Marx lui-même mais présent très tôt dans sa
réflexion - qu’il y a dans la question de l’idéologie un angle mort de taille
dans la pensée marxiste.
On trouve en effet peu de choses chez
Marx lui-même sur cette question, à part quelques formules « prodigieuses»
(Althusser) dans l’Idéologie allemande, ainsi « l’idéologie
dominante est celle de la classe dominante », et la définition de
l’idéologie comme « reconnaissance » et « méconnaissance »
de soi. Le Capital n’offre que des passages problématiques sur
le thème de l’idéologie comme « reflet » de l’infrastructure
économique. Friedrich Engels a repris dans son Ludwig Feuerbach et la
fin de la philosophie classique allemande ces explications sur le mode
du « reflet » à propos de l’histoire des religions, considérées comme
les idéologies par excellence. Au milieu de tant de réflexions fécondes (en
particulier les textes d’Engels sur le christianisme primitif), il est clair que
le modèle théorique de la compréhension du phénomène idéologique n’a pas été
pensé globalement comme tel par Marx et Engels. Althusser note que dans l’Idéologie
allemande, Marx en reste à une conception positiviste de l’idéologie
comme pure illusion : « l’idéologie est donc pensée comme une
construction imaginaire dont le statut est exactement semblable au statut
théorique du rêve chez les auteurs antérieurs à Freud ». Il fait ici
référence à nombre de passage de cet ouvrage polémique de 1845 où Marx et
Engels ont, on le sait, réglé leurs comptes avec leur « conscience
philosophique antérieure », celle de l’école post-hégélienne et
post-feuerbachienne, qu’ils condamnent désormais sous la catégorie
philosophique centrale de l’idéalisme.
Le schème intellectuel du « renversement »
matérialiste, de la brisure d’avec l’idéalisme, se fait sous la forme
d’une
inversion d’un déterminisme supposé simple. Du primat de la
Conscience philosophique individuelle ou de l’Idée hégélienne sur les
conditions matérielles, on passe avec l’
Idéologie allemande au
primat des « conditions matérielles » sur les formes diverses
d’« idéologie », concept central de l’ouvrage. Ainsi ce qui est peut
être le passage le plus net : «
les fantasmagories dans le cerveau
humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie
matérielle que l’on peut constater empiriquement et qui est lié à des
présuppositions matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la
métaphysique et tout le reste de l’idéologie, ainsi que les formes de conscience
qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d’autonomie. Elles
n’ont pas d’histoire, elles n’ont pas de développement »
[16].
Entendons : pas d’histoire ni de développement
propre. Cela
découle du fait que les formes idéologiques sont censées être immédiatement et
directement déterminées par l’infrastructure socio-économique, voire
directement économique, puisque l’ambigüité est toujours laissée de ce qu’il
faut exactement ranger sous le terme si extraordinairement vague – et donc
dangereusement imprécis – de «
vie matérielle ».
Par là se laisse, je crois, entrevoir
ce que l’on pourrait désigner, après Althusser et Lévi-Strauss, d’impasse
« fonctionnaliste » dans la pensée de Marx. Le fonctionnalisme est,
on le sait, un courant anthropologique fondé par Bronislaw Malinowski à partir
de son œuvre fondatrice,
Les Argonautes du Pacifique occidental [17].Cl. Lévi-Strauss en a entrepris la critique avec
l’idée que ce dernier
excluait indûment l’histoire de
l’analyse d’une société avec la formule célèbre : «
dire qu’une
société fonctionne est un truisme ; mais dire que tout, dans une société,
fonctionne est une absurdité »
[18].
Autrement
dit, on doit sans aucun doute admettre que les différents niveaux de la réalité
sociale ont des
fonctions dans la totalité que forme une
société (l’économie correspondant ainsi à la société, et réciproquement, de
même les mœurs et les croyances, les formes politiques, etc.). La totalité
sociale est bien un tout composé de différentes instances, qui doivent, d’une
manière ou d’une autre, s’ajuster les unes aux autres.
Mais l’on ne
saurait sans tomber dans l’impasse réductionniste dire que
chaque
niveau de la société renvoie à tous les autres simultanément. C’est là une
reprise indue de l’idée de structure sociale, en tant qu’elle nie
les
différentes temporalités(si complexes dans leur entrecroisements) des
différentes instances, et ce que l’on pourrait appeler à juste titre leur
« développement inégal et combiné »
[19].
D’où la solution «
positiviste » (Althusser) du Marx de
1845 : retourner au « réel », c’est-à-dire à l’économie
politique et aux luttes de classes,
en niant l’autonomie de l’instance
idéologique, en en faisant le simple « reflet » -l’expression se
retrouvera encore dans le passage sur l’analyse du fétichisme de la marchandise
dans le livre I du
Capital en 1867- des rapports de
production.
Pourtant il y a un apport majeur et
décisif de Marx et Engels dans la théorie de l’idéologie, dont ils ont été les
fondateurs, qu’Althusser met en valeur.
Il s’agit d’une compréhension très
nette chez Marx de la rupture nécessaire et fondamentale dans l’analyse entre
les niveaux idéologique, social et économique. On pourrait même voir là un
point central de son système conceptuel, dès l’
Idéologie allemande, où
il introduit dans un même mouvement les concepts de rapports de production, la
topique infrastructure/superstructure, et le concept d’idéologie. De même dans
les
Thèses sur Feuerbach (1845), Marx insiste très nettement
sur l’«
aliénation religieuse de soi », sur le «
dédoublement
du monde en un monde religieux et un monde profane »
[20].
Il part donc du constat d’une aliénation première du sujet, du
« dédoublement » entre le monde réel et le monde imaginaire, qui
prend si souvent le dessus sur le premier. En termes lacaniens, on parlerait de
primat du symbolique sur le réel. On retrouve immédiatement après, dans le
texte de la quatrième thèse, la catégorie centrale de
contradiction
interne – reprise, on le sait, à Hegel- au cœur de l’analyse de
Marx : «
le fait que la base profane se détache d’elle-même pour
aller se constituer dans les nuages en royaume autonome ne peut s’expliquer que
par le déchirement intime et la contradiction interne de cette base profane »
[21].
Le sujet comme la société ne peuvent
donc exister que dans ce «
déchirement intime » aux accents si
étonnamment freudiens de cette phrase admirable de Marx
[22].
Mais la rupture théorique avec
l’humanisme abstrait de Ludwig Feuerbach se fait pour lui en opposition avec
l’idée de l’homme en général : «
l’essence humaine n’est pas une
abstraction inhérente à l’individu singulier. Dans sa réalité, c’est l’ensemble
des rapports sociaux »
[23].
Nous trouvons donc esquissés les thèmes de l’infrastructure/superstructure, de
rapports de production, développés ensuite dans l’
Idéologie allemande avec
l’idée que «
l’essence humaine » n’est pas inhérente à un
individu singulier, mais consiste en l’«
ensemble des rapports sociaux »
. Et
comme les
Thèses sur Feuerbach insistent de manière très
récurrente sur le rôle de la pratique, une activité «
pratiquement-critique »,
qui est en son fond une «
activité révolutionnaire », la
conclusion coule de source. C’est l’infrastructure terrestre qu’il faut
révolutionner pour se débarrasser, une bonne fois pour toute, de l’aliénation
religieuse ou idéologique en général. Ainsi : «
une fois qu’on a
découvert par exemple que la famille terrestre est le secret de la sainte
famille, c’est la première elle-même qu’il faut alors réduire théoriquement et
pratiquement à néant » (Quatrième Thèse).
On voit donc le schéma logique de Marx
concernant la question de l’idéologie dans les Thèses sur Feuerbach :
la « base profane » de la société se dédouble entre le monde
réel et le monde des représentations idéologiques, où l’« aliénation
religieuse », pensée comme à la fois individuelle et sociale, mais où
le primat revient incontestablement au social sur l’individuel. Or cette base
sociale se révèle être en fait « l’ensemble des rapports sociaux »,
compris avec les concepts « révolutionnaires » (Althusser) de
Marx, « fondateurs de l’Histoire comme science », c’est-à-dire
les concepts de force productive, rapports de production et la topique
infrastructure/superstructure. Concepts précisément amenés dans la « coupure
épistémologique » de l’Idéologie allemande.
De plus, ces concepts sont mis en
rapport, mis en mouvement, dans une totalité historique comprise comme
processus animé par ses contradictions internes, selon la philosophie de
l’histoire de Hegel. D’où la formule selon laquelle : « Il faut
donc tout à la fois comprendre celle-ci [la « base
profane »] dans sa contradiction et la révolutionner
pratiquement (ou : « d’abord comprendre celle-ci dans sa
contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en éliminant la
contradiction ») ».Ainsi donc s’agit-il de passer de
l’interprétation à la transformation du monde par la « pratique
révolutionnaire ». Cet activisme révolutionnaire, unissant la critique
théorique et pratique, est censé en effet mener à la résolution de la
contradiction sociale interne qui est la cause de l’aliénation idéologique. Il
s’agit du schéma contradiction-mise en mouvement-élimination de la
contradiction, en poussant jusqu’au bout la dynamique propre de l’histoire.
Là encore se fait sentir l’influence de
la conception hégélienne de l’histoire comme téléologie de la réalisation du
rationnel en réel. À la base de la critique de l’« historicisme » de
Marx et de maints courants marxistes chez Althusser, il y a en effet cette critique
d’une philosophie de l’histoire d’inspiration hégélienne selon laquelle les
contradictions sociales sont identifiables à des contradictions
logiques, dont la mise en mouvement historique garantirait la
« résolution », dans le sens d’une disparition pure et simple de
l’aliénation idéologique.
On voit bien le parallèle fait alors
avec la conception de l’histoire sociale selon Marx et Engels.
Pour eux, l’histoire de l’humanité a
été une « préhistoire » dans ce sens qu’elle a été divisée dans des
rapports de production qui sont des rapports d’exploitation, et la
transformation révolutionnaire de la société doit être un « passage de la
nécessité » de l’exploitation et de l’aliénation à la
« liberté » de la transition consciente et délibérément choisie du
socialisme au communisme. Autrement dit dans ce « passage », pensé
comme un « bond dialectique » de l’histoire « naturelle »
dans ce sens qu’elle a été un processus sans sujet comparable aux phénomènes de
la nature à une histoire pleinement humaine car consciente - de l’histoire
subie à l’histoire choisie donc-, il y a dépassement-résolution de la
contradiction. La longue transition du socialisme au communisme est pensée
comme une transformation graduelle mettant fin, à terme, aux contradictions
sociales dans leur ensemble (de classe, mais aussi de genres, nationales,
culturelles, idéologiques, etc.). D’où, à mon sens, les formulations ambigües
d’Engels sur la politique devenant à ce terme « gestion des choses »,
et le spectre d’un communisme de l’uniformisation, de l’homogénéité par la
contrainte de groupe sur l’individu, voire les dangers de quelque
« Révolution culturelle » à l’activisme suraigu et aveugle.
Dans cette conception trop simple du
« dépassement » des contradictions, il y aurait en effet l’idée d’une
homogénéisation de la société dans la phase suivant la rupture révolutionnaire.
B
/ Critique de la conception hégélienne des « dépassements » des
contradictions
Il me semble qu’au centre de cette
impasse, il y a la reprise de la compréhension de la contradiction dans
l’histoire héritée de la téléologie hégélienne, dont la critique est très
éclairante chez Althusser. Ainsi dans son article fondamental
Contradiction
et surdétermination il note que dans la dialectique téléologique du
« dépassement » chez Hegel la survivance du passé comme «
dépassé d’ailleurs»
(
aufgehoben) se réduit simplement «
à la modalité dusouvenir
,
qui n’est que l’inversion de l’anticipation
, c’est-à-dire la même chose »
[24]. De ce fait pour Hegel « jamais le passé
n’est obstacle ni opaque.
Il est toujours digestible parce que digéré
d’avance ».
Or, pour Althusser, la « coupure
épistémologique » a permis à Marx de dépasser cette téléologie
hégélienne : «
le « dépassement » dans Marx… n’a rien à
voir avec cette dialectique du confort historique ; que le passé y est
tout autre qu’une ombre, même « objective », - mais une réalité
structurée terriblement positive et active…»
[25]. Althusser
pose donc ici clairement la thèse d’une réalité objective, et, pourrait-on
ajouter avec Marx, objectivable, analysable comme un objet scientifique à part
entière, avec sa structuration et sa stabilité dans le temps, de l’idéologie.
On peut cependant remarquer qu’il n’utilise pas le terme freudien d’inconscient
collectif, ce qui n’est sans doute pas sans signification, au moins de
réticence. En 1962, la référence à Freud n’est pas encore explicitée dans le
texte d’Althusser ; il faudra pour cela attendre l’article Idéologie
et appareils idéologiques d’Etat et, pourrait-on suggérer, la
« prise de parole » de Mai 1968, selon la belle expression de Michel
de Certeau, permettant quelques fissures dans l’orthodoxie marxiste régnante. Althusser
s’en tient donc dans le texte de l’article Contradiction et
surdétermination à la notion de surdétermination, mais dont il tire
les conséquences, décisives. Ainsi le fait « … qu’une révolution dans
la structure [c’est-à-dire l’infrastructure socio-économique] ne
modifie pas ipso facto en un éclair …les superstructures
existantes et en particulier les idéologies, car elles ont comme
telles une consistance suffisante pour se survivre hors du contexte
immédiat de leur vie». De
plus, la nouvelle société, issue de la révolution
« peut provoquer
elle-même la survie, c’est-à-dire la réactivation des éléments anciens
.
Cette réactivation serait proprement inconcevable dans une dialectique
dépourvue de surdétermination »
[26].
Ainsi donc le concept de
surdétermination, la place faite au rôle actif, voire décisif, de l’idéologie
dans l’histoire politique, permet à Althusser de penser un retour du
passé dans l’histoire, même l’histoire des révolutions. Il s’agit donc de
sortir du temps linéaire du progrès téléologique hégélien, même
« corrigé » et sophistiqué par la notion de « bonds » ou de
« sauts » dialectiques, d’accélérations de l’histoire, les
révolutions, qui étaient pour Marx, on le sait, ses « locomotives ».
Car, depuis l’optimisme téléologique de Marx et Engels, il a bien fallu prendre
en compte la terrible réalité historique du premier vingtième siècle, celle de
la « brutalisation des sociétés européennes » de l’historien George
Mosse, de la peste fasciste et du totalitarisme stalinien, issu d’une contre-révolution.
Il faut donc bien penser théoriquement une rechute historique
dans la barbarie. Une rechute qui ne soit pas seulement un contretemps -simple
délai sans conséquences- dans un progrès fait de « dépassements »
d’un état antérieur par un état postérieur déjà compris, déjà en germe dans le
moment précédent. D’où la référence au stalinisme et à ses crimes, la plus
brutale des « réactivations du passé » autoritaire de
l’histoire russe, dans la suite du texte de l’article.
C
/ Contre la théorie du « reflet », la prise en compte de l’autonomie
et de la complexité irréductible de l’idéologie
L’insistance centrale chez Marx sur le
couple infrastructure/superstructure mène donc selon l’interprétation
althussérienne à un historicisme réducteur. Pour dire vite, Althusser conteste
qu’il suffise de mettre en œuvre quelque activisme révolutionnaire pour mettre
fin à l’aliénation idéologique et à cet irréductible « déchirement
intime » du sujet et de la société. Il y a donc chez Althusser une
critique de la conception marxiste de l’idéologie ; critique qu’il va
construire par le détour théorique de la référence à Freud. Dans son fond, il
s’agit, me semble-t-il d’une réaction contre les faiblesses des thématiques du
premier Marx sur l’idéologie. Althusser, armé de son travail sur la question de
la surdétermination, peut introduire dans l’article Idéologie et
appareils idéologiques d’Etat l’idée d’autonomie de la superstructure
sur l’infrastructure socioéconomique (contre, on l’a vu, le réductionnisme
économiste de Marx), et même l’idée d’action en retour de la superstructure sur
l’infrastructure.
Althusser introduit donc l’idée qu’il
n’y a pas détermination directe de l’idéologie par l’infrastructure.
L’idéologie a son autonomie, sa propre temporalité, qui ne peut être réduite à
quelque épure socio-économique, sous peine d’un réductionnisme dangereux. C’est
pourquoi il qualifie de « positiviste » et d’« historiciste »
les thèses du Marx de 1845/1846. Positiviste dans le sens où Marx nie
l’existence d’un inconscient idéologique comme une réalité sui generis,
et historiciste dans le sens où Marx fait dépendre de l’histoire sociale et
politique cet inconscient, alors qu’il faut lui penser une temporalité propre,
longue, avec son inertie considérable.
Ainsi, Althusser critique deux
conceptions répandues mais insuffisantes de l’idéologie dans la tradition
marxiste répondant à la question fondamentale « pourquoi les hommes
ont-ils besoin de cette conception imaginaire du monde ? », que l’on
pourrait décliner en la suivante : « pourquoi les hommes sont-ils
prisonniers de l’idéologie qu’ils ont eux-mêmes produite… sans le savoir »
?
La première réponse, héritée du
rationalisme du XVIIIe siècle, est simple : c’est la faute aux curés et
aux despotes, qui ont forgé de beaux mensonges pour que, croyant obéir à Dieu,
les hommes obéissent en fait aux curés et aux despotes. La cause fondamentale
de l’idéologie serait «
l’existence d’un petit nombre d’hommes
cyniques, qui assoient leur domination et leur exploitation du peuple, sur une représentation
faussée du monde qu’ils ont imaginée pour s’asservir les esprits en dominant
leur imagination »
[27].On voit bien le caractère trop simplificateur et
mécanique de cette thèse étroitement rationaliste, menant à une conception
instrumentale et trompeuse de l’idéologie, qui se traduit actuellement par la
thèse de la toute-puissance idéologique des médias, voire par les diverses
théories du complot.
La seconde réponse, celle de Feuerbach,
reprise mot pour mot par Marx dans ses œuvres de jeunesse, plus travaillée,
reste insuffisante. Elle cherche la cause de l’aliénation dans
l’imaginaire dans l’aliénation matérielle régnant dans les conditions
d’existence des hommes. Ainsi
avec la notion de conditions d’existence aliénantes dans laQuestion juive ou
celle de travail aliéné dans les Manuscrits de 1844 de Marx.
Pour Althusser ces deux théories de
l’idéologie sont insuffisantes car elles «
prennent à la lettre la
thèse qu’elles supposent, et sur laquelle elles reposent, à savoir ce qui est
reflété dans la représentation imaginaire du monde […]
ce sont les
conditions d’existence des hommes, donc leur monde réel »
[28]. Pour sortir de cette impasse Althusser propose le
détour par Freud : «
notre proposition : l’idéologie n’a pas
d’histoire, peut et doit … être mis en rapport direct avec la proposition de
Freud que l’inconscient est éternel
, c’est-à-dire n’a pas
d’histoire ». Comment comprendre cette proposition ? Il s’agit pour le
philosophe de sortir d’un historicisme à courte vue, d’un positivisme qui
réduirait l’idéologie aux « réalités » historiques, niant la
spécificité irréductible des phénomènes idéologiques, comme avant (et après)
Freud on nie la réalité de l’inconscient pour opposer les réalités du monde
extérieur à l’individu. Il y a un travail extrêmement complexe de l’inconscient
collectif (l’idéologie), comme individuel (inconscient individuel).
Ce
travail complexe ne se déduit en aucune façon directement, de
l’infrastructure socioéconomique, à la manière du « reflet ».
D’où la thèse fondamentale chez
Althusser : l’idéologie représente le rapport imaginaire des
individus à leurs conditions réelles d’existence. Dire qu’il s’agit d’un
rapport imaginaire, c’est insister sur l’inadéquation fondamentale de
l’idéologie par rapport à l’infrastructure sociale. Passer dans l’analyse de
l’infrastructure à l’idéologie, ou inversement, doit signifier prendre en
compte ces mécanismes idéologiques de transformation, on pourrait dire detransfiguration des
données socio-économiques sur le plan idéologique. Il faut donc pour l’auteur
de Pour Marxabandonner comme notion théoriquement périmée l’idée de
« reflet » simple et direct de l’infrastructure dans l’idéologie.
L’homme est pensé alors comme un « animal idéologique »,
prisonnier de ses propres mythes. Il lui est en effet difficile de comprendre
les mécanismes sociaux d’exploitation et d’oppression en dehors d’un travail
scientifique démystificateur, long et ardu.
Comment ne pas
voir l’analogie avec les conceptions freudiennes ?
Citons le Freud de
L’homme
Moïse et la religion monothéiste : «
tous ces phénomènes… ont
un caractère de contrainte
, c’est-à-dire qu’ils montrent avec une
grande intensité psychique une indépendance considérable par rapport à
l’organisation des autres processus psychiques, qui sont adaptés aux exigences
du monde réel, qui obéissent aux lois de la pensée logique…Ils sont en quelque
sorte un Etat dans l’Etat, un parti inaccessible, impropre à la collaboration, qui
peut cependant réussir à dominer l’autre, ce que l’on appelle le normal, et le
plier à son service »
[29]. Freud parlera même d’
« inaptitude
constitutionnelle de l’homme à la recherche scientifique », en
particulier dans le domaine de la psychologie, individuelle ou collective
[30].
Il part de ce constat de psychologie individuelle pour aller vers la
psychologie sociale, en analysant notamment la religion comme un symptôme
névrotique social, offrant une résistance interminable à l’expérience et à la
raison
[31].
Mais il y a
plus. On pourrait en effet légitimement parler d’« antihistoricisme »
chez Freud dans le sens où pour lui l’inconscient est fondamentalement
indifférent au temps. C’est ainsi qu’il avance dans ses Nouvelles
conférences d’introduction à la psychanalyse (1932) que « des
motions de désir qui n’ont jamais franchi le ça, mais aussi des impressions qui
ont été plongées par le refoulement dans le ça, sont virtuellement immortelles,
elles se comportent après des décennies comme si elles venaient de se produire »[32]. D’où pour lui
l’importance centrale du travail psychanalytique qui peut permettre de rendre
conscientes ces motions de désir, et alors, et alors seulement, les faire
reconnaître comme passé. Seul
moyen donc de dépasser l’éternel retour de l’identique pour le sujet ou la
société, déterminés par leur inconscient. Ici se marque dans la pensée de Freud
la rupture avec
l’évolutionnisme ou
l’historicisme qui
a été, grâce au séisme fondateur de la pensée de Hegel, le paradigme dominant
du XIX
e siècle
[33].
On voit comment
la référence à Freud a permis à Althusser l’élaboration de son concept,
profondément novateur et fécond, d’idéologie. Or ce dernier est inséparable de sa critique de la
philosophie classique du sujet.
III
/ L’« antihumanisme
théorique » d’Althusser
Althusser a en
effet développé une polémique soutenue contre le thème de « l’humanisme
socialiste », en vogue dans la phase poststalinienne du début des années
1960. Suite au xxe Congrès du Parti Communiste d’Union
soviétique (1956), les crimes du stalinisme ont été dévoilés à une échelle
large, et l’onde de choc a atteint, en toute logique, le Parti communiste
français de plein fouet. Nombre d’intellectuels du PCF, ainsi R. Garaudy, ont
alors théorisé un « humanisme » marxiste, s’appuyant notamment sur la
lecture des premiers écrits de Marx, antérieurs à l’Idéologie
allemande (1845), c’est-à-dire ceux où Marx était influencé par
l’humanisme du philosophe allemand post-hégélien Ludwig Feuerbach.
Plus généralement, on peut voir dans
cette vogue humaniste dans le domaine marxiste l’influence intellectuelle de la
phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty et surtout celle de Jean-Paul Sartre,
proposant une interprétation existentialiste de Marx. Althusser y voyait un
risque d’une dérive vers un subjectivisme qu’il pensait comme incompatible avec
le marxisme, voire un danger d’une dérive « droitière » au Parti
communiste, masquant le tranchant des conceptions révolutionnaires marxistes.
A
/ La critique althussérienne de la philosophie du sujet
Là encore son combat, indissociablement
scientifique et politique, s’appuie sur la référence à Freud.
Ainsi dans son article
Freud et
Lacan (1964) : «
Freud nous découvre à son tour que le
sujet réel, l’individu dans son essence singulière, n’a pas la figure d’un ego,
centré sur le “moi”, la “conscience”, ou l“existence” […] que le sujet humain
est décentré, constitué par une structure qui elle aussi n’a de “centre” que
dans la méconnaissance imaginaire du “moi”, c’est-à-dire dans les formations
idéologiques où il se“reconnaît” »
[34].
L’humanisme, la glorification de la liberté de l’individu, son « libre
arbitre », sa responsabilité, son volontarisme, etc., sont ramenés à une
fonction idéologique : celle de masquer le jeu des structures,
inconscientes ou sociales, dont le déterminisme s’exerce en fait puissamment
sur le sujet. Il y a tout un travail chez Althusser de déconstruction de
l’idéologie et de l’épistémologie libérale de déni des structures sociales (on
se souvient du célèbre «
la société n’existe pas » de Margaret
Thatcher) : «
l’idéologie interpelle l’individu comme sujet »
(
Idéologie et appareils idéologiques d’Etat) c’est-à-dire lui impose la
reconnaissance/méconnaissance de soi comme atome social, centré sur la
conscience claire de soi-même,
homo œconomicus ou
homo
rationalis.
Marx est alors pensé dans la lignée des
grands révolutionnaires en matière de science, entre Galilée et Freud, selon la
comparaison historique proposée par Freud lui-même. Et on voit bien, de fait,
comment les « décentrages » psychologiques et sociaux vont de
pair : combattre l’idée d’une société comme agrégat informe d’individus
mène au combat contre la conception cartésienne classique de l’individu centré
sur son noyau conscient. Cette révolution copernicienne de Freud amène
une conflictualité principielle de la théorie psychanalytique,
en lutte contre les « évidences » idéologiques dominantes du sujet,
tout à fait comparable à la conflictualité fondamentale du
système théorique marxiste, en lutte contre l’idéologie socioéconomique
dominante.
Ainsi dans son article
Sur Marx
et Freud [35],
Althusser explique-t-il : «
Si la thèse minimale qui définit le
matérialisme est l’existence de la réalité en dehors de la pensée ou de la
conscience, Freud est bien matérialiste, puisqu’il récuse le primat de la
conscience … A un niveau plus général, l’opposition de Freud à tout idéalisme,
au spiritualisme et à la religion, même déguisée en morale, sont bien connues »
[36]. Althusser insiste donc sur la définition marxiste
classique du matérialisme comme «
l’existence de la réalité en dehors
de la pensée » (ainsi chez le Lénine de
Matérialisme et
empiriocriticisme). Il y reviendra ensuite avec l’idée de «
primat
de l’existence sur la conscience », et donc du
déterminisme de
l’existence sur la conscience.
Il prolonge et enrichit cette notion
marxiste classique par la référence freudienne, pour parvenir à une définition
nouvelle du matérialisme, fécondée par Freud, comme refus du « primat
de la conscience », et cela « dans la conscience elle-même »,
c’est-à-dire dans la reconnaissance du primat de l’inconscient.
En conséquence, «
c’est un fait
d’expérience que la théorie freudienne est une théorie conflictuelle. Dès sa
naissance, elle provoqua non seulement une forte résistance, non seulement des
attaques et des critiques, mais, ce qui est plus intéressant, des tentatives d’annexion et
de révision … Science conflictuelle, la théorie
freudienne est une science scissionnelle, son histoire est marquée
par des scissions sans cesse renouvelées » [37]. Ici Althusser pense à la situation de Lacan,
exclu de l’IPA (International Psychoanalytical Association) pour un
retour à Freud dirigé contre ce que ce dernier analysait comme une
« dénaturation » du freudisme par certains épigones de Freud, et file
(implicitement) la comparaison avec l’histoire du mouvement ouvrier et
marxiste : ainsi le « révisionnisme » de Kautsky et Bernstein et
la création de la IIIe Internationale par Lénine. Ainsi, comme
le marxisme, le freudisme est pensé comme fondamentalement en porte-à-faux,
frêle esquif face aux poids des « évidences » idéologiques :
« en édifiant sa théorie de l’inconscient, Freud a en effet touché à un
point extraordinairement sensible de l’idéologie philosophique, psychologique
et morale, en remettant en cause, par la découverte de l’inconscient et de ses
effets, une certaine idée « naturelle », « spontanée » de
l’« homme » comme « sujet », dont l’unité est assurée oucouronnée par
la « conscience » [38].
Les
conséquences politiques de cette position philosophique opposée à la conception
classique du sujet sont explicitées dans ses Notes sur les Appareils
Idéologiques d’Etat : « Toute l’idéologie, de l’idéologie
juridique à l’idéologie morale, en passant par l’idéologie philosophique,
diffusées depuis des siècles, soutient cette « évidence » des
« droits de l’homme » : que chaque individu est libre de choisir
en politique et ses idées et son camp (son parti), et surtout soutient l’idée
sous-jacente à la première idée, et qui n’est à la limite qu’une
imposture, qu’une société est composée d’individus » [39].
Ainsi, à la
limite, la philosophie du sujet est comprise par Louis Althusser comme
antagoniste au primat marxiste accordé aux structures sociales et aux luttes
des classes.
B
/Critique de la conception idéaliste du processus historique
La lutte contre la philosophie
classique du sujet amène Althusser à s’opposer à la philosophie idéaliste de
l’Histoire, comprenant cette dernière comme le fruit d’un « choix »
libre et inconditionné des sociétés humaines.
Il voit chez Marx un refus matérialiste
d’une philosophie de la liberté dans l’histoire, trouvant ses origines
philosophiques dans le « processus sans sujet » hégélien. La
grande rupture épistémologique de Marx dans ce sens est bien sûr sa conception
matérialiste de l’histoire, et, de ce fait, sa conception de la totalité
sociale comme « topique ». L’analogie est claire avec la topique
freudienne : de la même manière que l’appareil psychique est selon Freud
une totalité structurée, où la primauté revient à
l’« infrastructure » du ça contre la conscience,
dans la totalité sociale marxiste, la totalité sociale doit se comprendre dans
les rapports entre infrastructure et superstructure. Dans ses rapports
dialectiques, la superstructure est comprise comme déterminée « en
dernière instance » par l’infrastructure socio-économique, selon la
définition marxiste classique. Cette idée de « détermination en dernière
instance » par l’infrastructure socioéconomique reste sans doute un acquis
fondamental contre les conceptions idéalistes de l’histoire. Une de ces
conséquences les plus fécondes épistémologiquement a été le refus du primat de
l’histoire politique et événementielle, l’histoire classique des « grands
hommes ».
Ce même refus de la philosophie
classique du sujet de la conscience et de la liberté a structuré la lecture
althussérienne de Marx.
De fait, on trouve effectivement chez Marx des
formulations qui prouvent sa conscience très nette du rôle de l’inconscient
collectif dans l’histoire, des « spectres » idéologiques qui hantent
l’humanité. Ainsi dans ce passage célèbre du 18 Brumaire de Louis
Bonaparte : « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne
la font pas de leur plein gré, dans des circonstances librement choisies ;
celles-ci, ils les trouvent au contraire toutes faites, données, héritage du
passé. La
tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le
cerveau des vivants » [40].
Marx rappelle dans son analyse des
destinées de la révolution de 1848 et de la II
e République
combien le déterminisme du passé s’exerce puissamment, même en période
révolutionnaire, pourtant souvent comprise comme une rupture radicale avec ce
même passé. On pourrait résumer les choses en parlant d’un
conservatisme
fondamental des mentalités, promptes à appeler à leur
« rescousse
les mânes des ancêtres » et ce, par un paradoxe qui n’est
qu’apparent,
« au moment précis où ils semblent occupés à se
transformer eux-mêmes et à bouleverser la réalité, à créer l’absolument
nouveau ». Plus, un peu plus loin dans le même ouvrage, on trouve
cette surprenante comparaison pour expliquer l’état d’esprit de la société
française de la IIe République, prisonnière des fantômes du passé :
«
La nation ressemble à cet Anglais toqué de Bedlam qui s’imagine vivre au
temps des anciens pharaons et se lamente tous les jours sur les durs travaux
qu’il doit exécuter comme chercheur d’or dans les mines d’Ethiopie »[41].
Dans
le texte de Marx se fraie l’inquiétante étrangeté freudienne. Peut-on en effet imaginer rupture plus nette avec
l’idéologie de l’homo rationalis ?
Conclusion
Lire et étudier Althusser
et Freud, œuvrer à enrichir de leur apport le marxisme n’est ainsi peut-être
pas une simple piste de recherche théorique. Il y a peut-être là la condition à
une écoute plus attentive de ce qui se joue dans l’imaginaire collectif, si
déterminant dans la vie politique.
Mieux écouter et analyser,
on pourrait dire déchiffrer, les symptômes de l’idéologie actuelle,
à l’instar des « hiéroglyphes » dont parle Marx, c’est sans doute
contribuer à se donner les moyens d’une nécessaire démystification, les moyens
d’un dialogue politique et socratique émancipateur.
[1]. Louis Althusser, Politique
et Histoire, de Machiavel à Marx. Cours à l’Ecole normale supérieure de 1955 à
1972, Paris, Seuil, 2006 ; Sur la reproduction,Paris,
PUF, 2011 ; Initiation à la philosophie pour les non-philosophes,
Paris, PUF, 2014 ; Isabelle Garo, Foucault, Deleuze,
Althusser et Marx, Paris, Demopolis, 2011 ; Pascale Gillot, Althusser
et la psychanalyse, Paris, PUF, 2009.
[2]. Bien sûr, ce
constat ne doit pas masquer le travail d’intellectuels influencés par
Althusser, comme Alain Badiou, Etienne Balibar, etc. Il n’en reste pas moins
valide à une échelle large.
[3]. Gaston
Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949.
[4].
Cité in L. Althusser,
Pour Marx, Paris, La Découverte, 2005, p. 87,
d’après sa propre traduction.
[5].
Ce
Discours sur l’Histoire universelle de Bossuet est
probablement le dernier grand exemple de l’application de la conception
chrétienne traditionnelle de l’histoire, trouvant son fondement dans les
Ecritures saintes et le récit de la Genèse avant que la conception de la
philosophie de l’histoire des Lumières ne s’impose au
xviiie siècle, de pair avec la critique de
la Bible, ainsi avec Voltaire. Le principe directeur y est simple : Dieu
est aux manettes de l’Histoire, depuis la Création jusqu’à la Parousie. On peut
signaler que de grands esprits scientifiques, ainsi Blaise Pascal ou Isaac
Newton, y adhéraient encore pleinement. Il n’est peut-être pas exagéré de voir
dans la téléologie marxisante, si florissante à l’époque d’Althusser, un avatar
de l’eschatologie chrétienne, tant téléologie rime avec théologie.
[6]. Lénine, Lettres
de loin in Œuvres, t. XXIII, Moscou, Éd. en Langues
étrangères, p. 330-331, cité in Pour Marx.
[7]. L.
Althusser, Pour Marx, p. 104 et 105.
[8]. Cette
simultanéité pourrait peut être se caractériser, avec toute la prudence
nécessaire, comme un double mouvement d’extension et de complexification de
la raison, et donc du déterminisme.
[9]. Sigmund
Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1999, p. 246.
[10]. Ibid.,
p. 265 et 266.
[11]. L’idéologie
dominante de chaque époque imprime selon Althusser sa marque sur les esprits,
ses paradigmes, et donc influe de manière déterminante sur les luttes des
classes. Elle est à la fois le point de convergence des attentions et une
lumière aveuglante pour les sujets du processus historique, moteur d’un
mécanisme de reconnaissance/méconnaissance de leur propre situation historique.
Enfin il faut ajouter que l’idéologie dominante, le discours courant, est
lui-même l’objet de luttes politiques et sociales, ainsi sur le vocabulaire
employé pour représenter une réalité historique.
[12].
S.
Freud,
L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris,
Gallimard, 1986, p. 204 et 205.
[14]. Karl Marx.
Avant-propos à la Critique de l’économie politique, in K.
Marx, Philosophie, Gallimard, Paris, 1982, p. 448-489.
[15]. L.
Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’Etat, in Sur
la reproduction, Paris, PUF, 2011.
[16]. K. Marx et
Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éd. Sociales, 1982,
p. 78.
[17]. Bronislaw
Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, , Paris,
Gallimard, 1989.
[18]. Claude
Lévi-Strauss, Histoire et ethnologie in Anthropologie
structurale, Paris, Plon, 2010, p. 17.
[19]. Voir sur cette
question l’article classique et décisif de Fernand Braudel, La longue
durée in Ecrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969,
p. 50 et 51.
[20]. K.
Marx, Thèses sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, op.
cit., p. 51
[21]. Ibid., « Quatrième
thèse ».
[22]. Pour Lacan,
le sujet ne peut qu’exister « divisé contre lui-même ». Au cœur de
cette division, il y a la division entre son savoir, un savoir qui n’est que du
semblant, c’est-à-dire un camouflage subjectif, et la vérité.
[23]. Thèses
sur Feuerbach, « Sixième thèse », p. 52.
[24]. L. Althusser, Contradiction
et surdétermination in Pour Marx, p. 115.
[27]. L.
Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’Etat, p. 289 et
290.
[29]. S.
Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste, p. 164-165.
[30]. S.
Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris,
Gallimard, 1984, p. 11.
[31]. S.
Freud, L’avenir d’une illusion, Paris, Flammarion, 2011.
[32]. S.
Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p.
103.
[33]. Cette
complexification de la notion du temps a été contemporaine de celle effectuée
en politique avec la rupture léniniste et trotskyste d’avec
l’interprétation évolutionniste de Marx faite par la IIe Internationale.
De même en sciences physiques Einstein rompait par sa théorie relativiste avec
une conception linéaire du temps dans son domaine de recherches.
[34]. L.
Althusser, Freud et Lacan in Positions,
Paris ; Éd. Sociales, 1976, p. 33 et 34.
[35]. L.
Althusser, Sur Marx et Freud, in Ecrits sur la psychanalyse,
Paris, Stock/IMEC, 1993.
[39]. L.
Althusser, Sur la reproduction, p. 255.
[40]. K.
Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte in Les luttes
de classes en France, Paris, Gallimard, 2002, p. 176. Cette conception
déterministe de l’histoire, rappelant le « cauchemar » que
fait peser « la tradition de toutes les générations mortes » sur
les vivants me semble être une constante dans la pensée de Marx, contre
l’idéalisme du choix libre et inconditionné, individuel et social. Là encore on
pourrait esquisser la métaphore d’un « matérialisme de l’imaginaire »
(Althusser), en pointant le parallèle existant dans la pensée de Marx entre
structures contraignantes sur le plan socio-économique comme sur le plan de
l’inconscient collectif. Ainsi il y a insistance chez Marx sur le poids de ces
structures héritées du passé, avec toute leur rigidité, sur l’individu comme
sur la société.
[41]. Ibid.,
p. 178 et 179