Martin Jay | Marx mérite-t-il qu’on lui accorde une chance
supplémentaire ? Quel bénéfice pouvons-nous encore espérer d’un retour sur
des textes dont l’exégèse a occupé très sérieusement des générations entières
de commentateurs, sympathisants ou non ? La crédibilité de Marx a-t-elle
survécu à la débâcle planétaire des régimes et mouvements qui s’inspiraient de
son œuvre, si médiocrement qu’ils l’aient comprise ? Est-il trop tôt pour
conclure que nous sommes entrés dans une nouvelle ère où le postmarxisme et une
foule d’autres post-phénomènes forment des ponts vers un avenir aux
contours encore à peine discernables ?
La réponse que propose
le remarquable livre de Moishe Postone à toutes ces questions est un oui
retentissant et sans réserve. Sans se préoccuper de colmater les soi-disant
lacunes de Marx à l’aide d’arguments issus de la psychanalyse, du
structuralisme, de la théorie du choix rationnel, de la déconstruction ou
autres, il fait valoir que les écrits mêmes de Marx contiennent virtuellement
toutes les ressources permettant une critique viable de la société moderne.
Sans se tracasser outre mesure de l’unité et de la cohérence de la pensée
marxienne, et sans non plus faire sienne la thèse d’Alvin Gouldner selon
laquelle il existerait au moins deux marxismes,
un marxisme critique et un
marxisme scientifique que les textes peuvent tous deux légitimer, Postone
propose une lecture forte –principalement focalisée sur Le Capital et
les Grundrisse – de ce qu’il considère comme le message essentiel de
l’ensemble de l’œuvre de Marx. Même la distinction désormais familière entre
jeune Marx et Marx de la maturité ne résiste pas à son envie de nous présenter
« la critique de l’économie politique de Marx de la façon la plus
logiquement cohérente et la plus systématiquement pertinente possible »
[1]. Le but ultime de Postone n’est rien de
moins que l’établissement de solides fondations théoriques afinde rendre compte
dans le détail d’un capitalisme mondial qui,aujourd’hui encore,reste vulnérable
à la critique marxiste.
En dépit de cette fidélité inconditionnelle à la lettre et à
l’esprit de l’œuvre marxienne, il n’y a rien de sectaire ni de dogmatique dans
la réinterprétation à laquelle se livre Postone. Arguments raisonnés au lieu
d’appels à l’autorité des textes, examen attentif des positions adverses au
lieu de polémiques dédaigneuses, exposés méticuleux au lieu de vagues promesses
caractérisent cet ouvrage qui éclairera et stimulera même ceux qui pourraient
au final n’être pas convaincus par ses conclusions. Bien qu’aucunement facile à
lireétant donnéle niveau résolument élevé de l’argumentation (et sa tendance à
répéter à l’excès les points essentiels), Temps, travail et domination
sociale mérite cependant cet effort si l’on fait partie des gens qui ontdu
mal à se faire à l’idée que le capitalisme tardifdoive à jamais représenter la
meilleure solution socioéconomique aux dilemmes de l’existence humaine.
À la base, la stratégie de Postone consiste à reculer
pour mieux sauter*, autrement dit à abandonner délibérément une bonne partie de
ce qui passe d’habitude pour la théorie marxiste, de façon à sauver un noyau
d’idées défendables. Il regroupe ainsi sous l’étiquette de « marxisme
traditionnel » non seulement les versions classiques de la Deuxième
Internationale, du léninisme, du trotskysme et même de la plupart des courants
du marxisme humaniste, mais également ce qui, selon lui, sert de cible
(détournée) à certains critiques pessimistes de Marx comme Friedrich Pollock,
et à d’autres plus optimistes comme Jürgen Habermas. Cela recouvre
« toutes les approches théoriques qui analysent le capitalisme du point de
vue du travail et caractérisent cette société essentiellement en termes de
rapports de classes, structurés par la propriété privée des moyens de
production et une économie régulée par le marché »
[2]. Cette prémisse, explique-t-il, débouche
sur unsocialisme conçucomme la propriété collective de moyens de production
qui, certes, ne sont dès lors plus au service d’une classe dominante, mais
restent néanmoins en continuité avec le modèle industriel caractérisantle
capitalisme à son apogée. Sans surprise, Postone considère donc que le
« socialisme réellement existant » de l’ex-bloc soviétique était loin
de représenter la rupture avec le capitalisme qu’il se voulait être. En fait,
la confiance qu’il mettait dans la planification centralisée d’une économie
industrielle à grande échelle le désigneraitplutôt, non pascomme une véritable
solution alternative, mais bien comme « la forme la plus rigide, la plus
vulnérable et la plus oppressive du capitalisme interventionniste d’État »
[3].
La lecture traditionnelle du marxisme, aux dires de Postone,
dénature considérablement la position de Marx à l’égard du travail, de la
valeur et de l’histoire. Au lieu de tenir le travail pour la source
transhistorique de la valeur, une source qui serait simplement aliénée sous le
capitalisme, Marx voit le capitalisme précisément comme un système dans lequel
le travail – aliéné ou non, « mort » ou « vivant », c’est
là une question secondaire – est devenu le principal facteur de constitution du
monde social. Au lieu de considérer la valeur d’échange comme le succédané
capitaliste de la valeur réelle créée par le travail, Marx comprend la
catégorie même de « valeur » comme une expression des rapports sociaux
capitalistes. Au lieu d’envisager l’histoire comme le déploiement inéluctable
et automatique d’une loi universelle d’évolution, Marx interprèteles
régularités observables comme relevantde la forme capitaliste d’organisation
sociale, dans laquelle tous les rapports sociaux se combinent pour formerun
système totalisant
[4]. Au fond, la critique marxienne du
capitalismes’est toujours gardée de toute affirmation transhistorique, restant
au contraire opiniâtrement focalisée sur l’actuelle formation historique et sur
nulle autre. Partant, la « totalité » n’était pas chez Marx un terme
positif dénotant une compréhension théorique de l’histoire tout entière, ni un
objectif normatif à réaliser dans l’avenir socialiste ; c’était au
contraire un terme négatif exprimant la forte propension du capitalisme à
subordonner l’altérité à la loi du même.
D’après Postone, Marx est d’avis qu’on ne peut prétendre
avoir réalisé unauthentique socialisme tant que le travail continue à jouer le
rôle de principal moteur d’un système totalisé faisant d’une chose appelée
« valeur » (valeur d’usage, valeur d’échange ou valeur-travail)
le critère de ce qui est important ou précieux. La critique marxienne allait
bien plus au fond des choses que ce qu’ont pu imaginer certainsexégètes
pourtant acquis à sa cause, tels que Maurice Dobb, Joan Robinson ou Paul
Sweezy, qui n’ont vu en Marxguère plus qu’un ricardien de gauche.
Celuiqu’évoque pour nous Postone est l’auteur d’une critique radicale de
l’économie politique – théorie de la valeur-travail comprise – et non d’une
simple version critiquede l’économie politique.
Ayant compris la nécessité de mettre fin à la domination du
travail, Marx était conscient également que le prolétariat, classe laborieuse par
excellence* du capitalisme, ne peut pas être le fossoyeur du capitalisme, dans
la mesure où le prolétariat relève lui-mêmepleinement de cette hypertrophie du
travail qui caractérise le système qu’il cherche à renverser. Pour
compréhensible qu’ait pu être la volonté de rehausser la dignité du travail à
une époque où les travailleurs se voyaient de plus en plus exploités et plongeaient
dans une réelle misère– définie par Postone en termes de travail devenant
toujours plus « vide et unilatéral »
[5] –on ne saurait pour autant faire de
cette classe le sauveur du genre humain. Les fameux philosophes de la praxis,
qui cherchaient un point d’appui* pour leur critique dans l’activité d’une
classe potentiellement universelle, faisaient ainsi fausse route. C’est la
libération par rapport au travail en tant que moteur médiatisanttoute
la société, et non la libération de tel ou tel type de travail non
aliéné, de travail social, qui doit marquer la fin de l’ordre capitaliste. Et
ce qui préfigurerason dépassement, ça n’est pas le prolétariat en tant que
nouveaumétasujetparlant au nom de l’histoire, ainsi que l’avait cru Georg
Lukács dansHistoire et conscience de classe, mais plutôt la fin de tous
cesmétasujets abstraitement universels. « Dans cette optique, en finir
avec l’aliénation implique d’abolir le Sujet qui se fonde et se meut de façon
autonome (le capital) ainsi que la forme de travail qui constitue et est
constituée par les structures de l’aliénation »
[6].
Concomitamment, une plus équitable redistribution des fruits
de l’industrie moderne ne peut suffire à signaler le début d’une ère
nouvelle : la production industrielle moderne n’est pas extrinsèque au
capitalisme mais prend part au contraire à son projet ultime de valorisation.
Quant à la réappropriation de la survaleur par la classe ouvrière, elle ne
peut pas davantage transformer le système, puisque la valeur est elle-même le
problème. Tourner la page de l’histoire, affirme le Marx de Postone, implique
nécessairement dedémanteler le mode capitaliste de production industrielle
lui-même. La contradiction fondamentale de ce système ne se situe pas entre
appropriation privée et production socialisée ; il s’agit au contraire
d’« une contradiction au sein même de la sphère de la
production, par quoi cette sphère inclut le procès de production immédiatet la
structure des rapports sociaux constitués par le travail sous le
capitalisme »
[7].Dans le cadre de la production
capitaliste, le travail acquiert un double caractère, à la fois concret et
abstrait, particulier et universel, qui détermine à son tour la structure
antinomique de l’ensemble de la totalité sociale.On le voit clairement si l’on
considère la forme économique du marché et la forme politique de la démocratie
bourgeoise, qui révèlent toutes les deux une faille entre les dimensions
concrète-matérielle et abstraite-sociale. Privilégier l’une ou l’autre de ces
dimensions, c’est succomber à un fétichisme qui se manifeste, entre autres, par
la réduction du travail abstrait à un outil au service de la maximisation
illimitée du profit (l’expansion de la valeur), par la réification des
marchandises en « choses » dépourvues de médiation sociale, et par la
substitution de marqueurs d’échange abstraits (l’argent) à la richesse réelle.
Ce fétichisme apparaît de manière évidente dans les dualismes
épistémologiquesqui ontempoisonné la pensée bourgeoise, les plus célèbres étant
ceux de Kant.
Sans doute l’expression la plus fondamentale – et, à vrai
dire, la source – du caractère dual et fétichiste du travail sous le
capitalisme se présente-t-elle au niveau élémentaire de sa temporalité, un
thème auquel Postone consacre un chapitre particulièrement pénétrant. La
catégorie de la valeur, explique-t-il, apparaît au moment où un temps abstrait,
invariable, mécaniquement homogénéisé, se voit détaché du temps vécu de la
production concrète. Ce dernier, se hâte d’ajouter Postone, n’est que le revers
du premier, et on se gardera de le fétichiser en le considérant,en soi, comme
une forme pleinement accomplie d’expérience temporelle (ou encore, avec Lukács,
d’en faire un temps « historique » idéalisé, opposéà un temps
mécanique). On ne saurait
comprendre cette différenciationentre temps abstrait et temps concret comme
l’ont comprise certains commentateurs (David Landes, etc.), c’est-à-dire
simplement en termes d’innovations techniques telles que l’horloge à
échappement du XIIIe siècle ; elle résulte plutôt d’une combinaison
entre cette technologie et certains changements sociaux dans l’organisation du
travail et la vie urbaine. Elle aboutit à un découplage entre une
évaluation en termes d’unités abstraites de temps passé à l’ouvrage (la valeur)
et une autre fondée sur l’utilité des produits fabriqués (la richesse
matérielle). Bien qu’on puisse trouver, à des époques antérieures, une
utilisation de l’argent, une circulation de marchandises et même certaines
formes de capital (par exemple, le capital commercial), le capitalisme ne
débuteà proprement parler qu’avec l’émergence d’une forme-valeur pleinement
développée s’appuyant sur l’abstraction du travail en tant que force
totalisante.
Cela n’empêche pas cette émergence de porter aussi en germe
lamort du capitalisme. D’après le Marx de Postone, en effet, si la productivité
accrue résultant du progrès technologique n’augmente pas la valeur du travail
employé, elle accroît en revanche la richesse matérielle. La contradiction centrale
du capitalisme est donc que « la valeur reste la forme déterminante de la
richesse et des rapports sociaux dans le capitalisme, quelles que soient les
avancées en termes de productivité ; mais la valeur devient en même temps
de plus en plus anachronique par rapport au potentiel de production de richesse
matérielle des forces productives qu’elle engendre »
[8]. Le prolétariat devient lui aussi
anachronique : son travail, tout en demeurant la source de la valeur, n’a
plus d’impact sur la création de richesse matérielle.
Dans la mesure où cette contradiction n’a toujours pasété
résolue, conclut Postone, le système conserve sa dynamique et sa propension à
l’instabilité, fournissant une bonne raison de ne pas adhérer à la conclusion
pessimiste de ceux qui, à l’instar de la première École de Francfort, ne
voyaient rien d’autre qu’un monde unidimensionnel et administré se répliquant ad
infinitum. Une critique immanente des contradictions dialectiques du
capitalisme – et non pas une critique qui se contente de plaider pour les
idéaux, contre leur trahison dans la réalité – s’avère ainsi, malgré tout,
encore possible. Qu’elle conduise ou non au conflit de classes, qu’elle
produise ou non un nouvel agent historique désireuxd’abattre le système,
l’essence contradictoire du capitalisme est en tout cas toujours à l’œuvre.
Peut-être l’histoire en général ne suit-elle aucune logique – en fait, Postone
affirme même expressément que Marx rejette une telle idée – mais quant à la
formation sociale spécifique qu’on appelle capitalisme, elle en possède bien
une, et cette logique aboutit à une tension toujours plus vive entre « le potentiel des
capacités générales de l’espèce qui se sont accumulées et leur forme
aliénée existante, telle qu’elle est constituée par la dialectique des deux
dimensions aussi bien du travail que du temps »
[9].
* * *
Ce hâtif résumé de l’argument beaucoup plus riche et
complexe de Postone suffira à donner quelque idée de son ambition et de sa
portée. Il n’est pas facile de lui répondre au niveau de sophistication
théorique qu’il exige. Une question peut toutefois recevoir une réponse
immédiate : celle qui concerne la justesse de sa lecture de Marx. On peut
y répondre en l’éludant tout bonnement. À moins qu’on se prenne au jeu de plus
en plus fastidieux consistant à discerner telles ou telles intentions et à s’appuyer
sur leur autorité pour légitimer telles ou tellesthèses, il importe peu de
savoir si le Marx présenté par Postone est bien le « vrai » Marx. On
pourrait, textes à l’appui, produire la preuve irréfutable que Marx comptait
bel et bien sur le prolétariat pour défier le capitalisme ou qu’il s’en tenait
bel et bien à une notion transhistorique du travail, mais je ne suis pas sûr
qu’au final cela nous aiderait beaucoup à traiter les problèmes théoriques
soulevés par Postone. L’historien des idées voudra certainement savoir
pourquelle raison Marx fut si facilement et durablement mésinterprété par les
figures variées que Postone réunit en bloc sous l’étiquette de « marxisme
traditionnel » ; ça n’est pas une question triviale. Mais il est plus
urgent de se demander si la version que donne Postone des thèses marxiennes
peut exister de par ses propres mérites.
Il nous faut dès lors aborder un certain nombre de questions
de fond. La première concerne le thème de l’abstraction dominante, un thème qui
est au cœur de la lecture postonienne de Marx. Ce qui rend le capitalisme
particulièrement pernicieux, nous dit-il, c’est cette abstraction duale de la
temporalité et du travail qui en fait un système aliéné de rapports sociaux
contrôlant l’humanité de l’extérieur, à l’instar d’un Sujet métaphysique.
Discutant les travaux de théoriciens antérieurs tels qu’Alfred Sohn-Rethel, qui
nota le lien entre la philosophie abstraite en Grèce et l’essor de la frappe
monétaire et des marchandises, Postone soutient que seul le capitalisme moderne
instaure une domination véritablementtotale de l’abstraction.
Selon lui, dans les systèmes précédents, les
rapports sociaux étaient plus explicites et immédiats. « Marxaffirme que
les rapports sociaux capitalistes sont uniques en ce qu’il n’apparaissent
absolument pas comme sociaux. La structure des rapports constitués par le
travail – lui-même déterminé par la marchandise – sape les anciens systèmes de
liens sociaux ouverts, mais sans les remplacer par un système similaire. Pour
décrire ce qui émerge à la place, Marx parle d’un univers social d’indépendance
personnelle dans un contexte de dépendance objective »[10].Comme le note Postone un peu plus
loin, « le capitalisme diffère fondamentalement des autres sociétés en ce
que les rapports sociaux qui le caractérisent ne sont pas ouverts mais sont
“objectivement” constitués et, partant, n’apparaissent pas le moins du monde
comme socialement spécifiques »[11].Dernier exemple : la crise du
capitalisme, prétend-il, débute « lorsque la totalité sociale aliénée qui
est plus grande que ses parties ne peut plus être comprise uniquement à partir
des individus immédiatement impliqués dans sa constitution »[12].
Toutefois,
est-il exactque les sociétés d’antan n’étaient pas dominées par une abstraction
aliénée, mais révélaient au contraire plus ouvertement leurs rapports sociaux
comme étant constitués par les individus, ou en tout cas les dissimulaient de
manière moins problématique ? Certes, on peut difficilement contredire
Postone lorsqu’il affirme que l’abstraction dans la Grèce étudiée par
Sohn-Rethel était loin d’avoir la même importance que dans le capitalisme
moderne ; cependant, la présence d’argent, de marchandises et de
philosophie abstraite dans la plus ancienne de ces deux sociétés suggère une
simple différence de degré et non de nature. Il existe, en outre, d’autres
sources d’abstraction, susceptibles elles aussi de dominer les humains mais
auxquelles Postone n’accorde jamais une attention suffisante, les considérant
peut-être incapables de produire une véritabledomination. Le monothéisme, dont
on attribue traditionnellement l’invention aux Juifs, fournit indiscutablement
un cas frappant de la plus furieuse abstraction. Ce Dieu indivisible, invisible
et transcendant constitue en effet un puissant exemple de la tendance humaine à
l’abstraction, une tendance qu’on ne peut faire dériver des rapports de
production capitalistes.
On ne le
peut pas davantage pour cette invention humaine non moins fondamentale :
le langage, qui passe nécessairement par l’emploi de signifiants abstraits pour
désigner une infinité de phénomènes différents. Dans sa critique du tournant
linguistique de Habermas, Postone accepte peut-être trop facilement l’idée que
le langage serait essentiellement un médium de communication intersubjective,
et néglige en revanche son inévitable fonction d’abstraction et sa présence
mêmeen tant que système toujours déjà existant que nul n’a édifié consciemment.
En mettant l’accent sur le pouvoir réifiant du travail abstrait, il se retrouve
dans l’incapacitéd’affronter directement les implications de ces théories
linguistiques qui ont eu tant d’influence sur l’essor de la pensée
structuraliste et poststructuraliste.
Ce
penchant, chez Postone, à estimerles abstractions du capitalisme bien
supérieures à toutes les formes d’abstraction antérieures – ou, du moins, à ne
considérer comme vraimentdominante que la seule abstraction capitaliste– n’est
peut-être nulle part plus manifeste que dans ce court passage où il évoque la
sociologie dualiste de Durkheim : « [Les] oppositions [de Durkheim]
entre la société et l’individu, l’âme et le corps, le général abstrait et le
particulier concret – par quoi seul le premier terme, abstrait, de chaque
opposition est compris comme social – peuvent être interprétées comme des
hypostases et des projections de la forme-marchandise »[13].Même si l’on peut soutenir de
manière plausible que la polarité durkheimienne entre social et non-social
reflétait l’idéologie dominante de son temps, reflet elle-même de la
marchandisation, ça ne saurait être le cas de sa distinction essentielle entre
sacré et profane. Qui plus est, dans la mesure où le sacré s’avère une
catégorie de quasiment toutes les religions, il apparaît difficile de faire
dériver cette différenciation aliénante du seul capitalisme.
Certes, le
sacré n’est peut-être pas l’exact équivalent de l’abstrait – à certains égards,
il en est même l’opposé – mais ilsuggèrenéanmoinsdes rapports sociaux
précapitalistes moins ouverts, moins transparents que ne l’affirme Postone. De
fait, pour que la catégorie même du « social » puisse faire l’objet
d’une réflexion explicite, il fallut attendre la révolution industrielle. Avant
cela, les rapports sociaux se voyaient généralement conçus en termes naturels
ou théologiques ; qu’était-ce, après tout, que cette puissante métaphore
de la Grande Chaîne de l’Être, si fondamentale pour la société féodale ?
Prétendre que c’est seulement sous le capitalisme que l’aliénation du social se
présente pour la première fois pose donc problème, bien qu’en revanche on
puisseparfaitement dire qu’elle s’y présente sous des formes nouvelles et plus
sinistres.
Si la conception postonienne des sociétés précapitalistes
devient sujette à caution du fait qu’il sous-estime leurs sources
d’abstraction, il en va de même de son image implicite d’une alternative au
capitalisme. Cette image est implicite car il fait sien le refus marxiste
traditionnel de dépeindre le royaume de la liberté comme étant celui de la
nécessité. À la place, il explique que les contradictions du capitalisme
pointent vers des possibilités – « le potentieldes capacités générales de
l’espèce qui se sont accumulées »
[14] – dont on ne peut prévoir la
réalisation concrète. Malgré tout, Postone livre au lecteur assez d’indices
pour lui permettre de se faire une idée de ce que pourrait être l’ordre
postcapitaliste. Premièrement, il fuitexplicitement tout point de vue normatif
fondé sur une notion romantique d’unité immédiate et de complète
dédifférenciation :l’idée d’une société où toute activité deviendrait jeu.
S’il veut l’abolition de la domination sociale abstraite, il se méfie néanmoins
de sa pure et simple négation au nom de la « vie » et du
« concret » (le type de programme dont se nourrit souvent
l’anticapitalisme romantique de la droite). Au fond, son objectif tacite
consiste à en finir avec la dichotomie abstrait/concret, ainsi qu’avec d’autres
oppositions analogues (liberté d’action/structure, sujet/objet, travail
manuel/travail intellectuel, etc.).
Deuxièmement, quand bien même il entend débarrasser Marx de
son image d’avocat productiviste du développement industriel, il conserve
l’idée que « faire » le monde de façon consciente et délibérée est la
définition du socialisme. On ne trouvera dans sa réflexion aucun de ces
appelsquasi heideggeriens à des communautés « désœuvrées »,
« inopérantes » ou « inavouées » qui inspirent d’autres
critiques du productivisme tels que Jean-Luc Nancy ou Maurice Blanchot ;
ni aucune hostilité envers la valorisation de la poïésis dans le
domaine de l’action, comme dans l’œuvre d’une Arendt. « La conception que
se fait Marx du dépassement du capitalisme – insiste Postone – peut se
comprendre comme la prise de contrôle par les hommes de ces développements
quasi objectifs, de ces processus de transformation sociale continue et
accélérée qu’ils ont eux-mêmes constitués »
[15].
Mais le terme collectif « les hommes » ne saurait
être entendu comme unmétasujet, et pas davantage assimilé à un groupe social
spécifique(par exemple le prolétariat) ; même si Postone adresse quelques
tièdes clins d’œil aux nouveaux mouvements sociaux, il reconnaît franchement
qu’« aucune forme sociale existante ne constitue la négation déterminée du
capitalisme »
[16].Du même coup, les possibilités qu’il
découvre dans les contradictions du capitalisme demeurent elles-mêmes
problématiquement abstraites, et ce qu’il dit de Habermas – « on se
demande pourquoi l’appel à la raison pratique pourrait se révéler plus qu’une
simple exhortation »
[17] – peut se retourner contre son
propre appel à des contradictions immanentes qui s’avèrent privées de toute
matérialisation pratique. En montrant que les conditions structurelles du
changement existent, on est encore à mille lieues d’élucider le mécanisme de ce
changement.
Il est dangereux, à vrai dire, de partir du principe que ce
genre de contradictions immanentes produirait nécessairement, ou ne serait-ce
que tendanciellement, la motivation – subjective ou objective – de les
dépasser. L’opposition marxienne entre valeur abstraite et richesse matérielle,
telle qu’elle est présentée par Postone, repose sur la prémisse qu’il s’agit là
d’une alternative absolue : l’une asservit tandis que l’autre libère. Mais
ne pourrait-on pas considérer qu’elles s’impliquent mutuellement, que chacune a
besoin de l’autre comme antithèse ? Postone l’admet lui-même lorsque, au
cours de son analyse de la relation entre les différentes variétés de valeur,
il se refuse à faire de la valeur d’usage, ou de la valeur fondée sur le
travail,d’innocentes alternativesà la valeur d’échange ; en revanche, dès
qu’on en arrive au binôme valeur/richesse, la leçon est oubliée. « Richesse » devient le
marqueur d’un état post-aliéné, dans lequel abstractions et différenciations
continueraient d’exister mais sous des formes parfaitement bénignes, voulues
par l’action consciente des hommes.
Dans un texte consacré au marxisme utopique de Fredric
Jameson, Steven Connor fait une remarque qui pourrait tout aussi bien
s’appliquer à Postone : « En définissant la valeur [la richesse, dans
le cas de Postone] si complètement et absolument en des termes qui vont au-delà
de la valeur d’échange, Jameson la débarrasse en fait de toute influence et de
toute dépendance humaine. Loin de matérialiser la possibilité de la valeur en
tant que telle, l’univers d’absolue incomparabilité que Jameson discerne avant
et, par conjecture, après l’ère de la valeur d’échange ne permettrait en
réalité pas la moindre possibilité de valeur, puisqu’un univers où
rien n’est comparable à rien sur aucune échelle commune serait un univers de
totale indifférence, de totale absence de valeur »
[18].
Traduit dans les termes de la lecture postonienne de Marx,
cela veut dire qu’une certaine abstraction est nécessaire pour fournir la
commensurabilité permettant de donner sens à la catégorie de richesse. Et cela
vaut également au plan politique. Aux yeux de Postone, une démocratie
postcapitaliste réclamerait « l’abolition des contraintes sociales
abstraites qui s’enracinent dans les formes sociales saisies par les catégories
de Marx »
[19]. Cependant, d’autres abstractions
seraient amenées à combler le vide laissé par cette abolition ; car enfin,
quelle démocratie pourrait fonctionner sans des catégories telles que
« les hommes », « souveraineté du peuple »,
« citoyenneté », « un homme, une voix », etc., qui toutes
réclament, d’une façon ou d’une autre, une forme d’abstraction. Il n’est pas
jusqu’à la notion de démocratie directe la plus farouchement antireprésentative
qui ne doive elle-même s’appuyer sur un égalitarisme radical nivelant les
différences.
Quand bien même
de telles abstractions politiques n’auraient pas l’effet dominateur engendré
par l’abstraction du travail, elles peuventcependant elles aussi écarter et
marginaliser par inadvertance certains groupes tenus pour extérieurs à leur
champ d’action.
Bref, une
fois l’abstraction du travail dépassée, à supposer qu’elle puisse l’être,
qu’est-ce qui empêchera d’autres abstractions, peut-être tout aussi
totalisantes, de se combiner pour prendre sa place ? À un moment de
son raisonnement, Postone reproche à la théorie habermassienne de ne pas
permettre « de distinguer entre les formes d’abstraction »
[20], un reproche par lequel Postone
reconnaît qu’on ne saurait subsumerindifféremment toutes les abstractions sous
la domination du travail. Mais dans l’ensemble, sa version de Marx repose sur
l’idée-force d’une maîtresse abstraction, celle du travail, déterminant tout le
reste dans le capitalisme, ou à tout le moins le médiatisant de façon
écrasante. Si Postone réfute avec succès ce que cela implique a contrario –
à savoir l’idée que, dans les sociétés postcapitalistes, le travail non-aliéné,
concret, fourniraitla base d’une humanité libérée – son raisonnement laisse
tout de même entendre qu’un saut qualitatif aura lieu le jour où la maîtresse
abstractiondu capitalisme sera, d’une façon ou d’une autre, éliminée.
Seulement, on aura beau décrire et redécrire le projet marxien, on ne pourra
éviter de se demander si oui ou non d’autres abstractions surgiront à la place.
La dialectique de l’abstrait et du concret, tout comme celle des autres
antinomies de la pensée et de la vie bourgeoises, pourrait bien s’avérer plus
difficile à maîtriser que ne l’avait cru Marx. Et peut-être l’émancipation –
quoiqu’on entende par ce mot exalté – suppose-t-elle de nous affranchir de la
foi qu’il nous arrive parfois de mettre inconsidérément dans toutes les
abstractions aliénées qui définissaient déjà la civilisation longtemps avant
l’avènement de ce métasujet totalisant appelé capital. Postone a habilement
attiré notre attention sur les vastes questions soulevées par l’œuvre
remarquable de Marx, mais il a laissé en suspens plus de problèmes qu’il n’en a
résolus. Si l’on veut que Marx demeureun guide fiable dans le troisième
millénaire, c’est à ces problèmes que ses défenseurs autocritiques devront
s’attaquer. Postone a défriché une belle surface de terrain, mais les
fondations d’un nouvel et plus solide édifice restent à bâtir.
Traduction
de l’anglais (États-Unis): Stéphane Besson
Notes
* N.d.T. : Martin Jay,
« Marx after Marxism », New German Critique, n° 60, automne
1993, pp. 181-191. Les italiques suivis d’une étoile signalent un
terme en français dans le texte original.
[1] Moishe Postone, Temps,
travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie
critique de Marx, trad. O. Galtier et L. Mercier, Paris, Mille et Une Nuit,
2009 (1993), p. 37. Si distinction il y a, soutient Postone, elle ne se
situe pas entre un jeune Marx humaniste et un Marx versant plus tard dans le
scientisme, mais plutôt entre un Marx raisonnant au moyen de catégories
essentiellement universalistes et un Marx plus rigoureusement historique et
autoréflexif quant à sa propre spécificité historique.
[2] Ibidem, p. 21.
[N.d.T. : Nous modifions parfois la traduction.]
[3] Ibid., p. 30, note 1.
[4] N.d.T. : Cf., par exemple, ibid.,
p. 36, où Postone explique que la position de Marx « ne consiste pas
à affirmer l’existence d’une logique transhistorique de l’histoire ou à nier
toute forme de logique historique, mais à traiter une telle logique comme une
caractéristique de la société capitaliste pouvant être (et ayant été) rétroprojetée
sur toute l’histoire humaine. »
[6] Ibid., p. 331. C’est à chaque fois
Postone qui souligne.
[13] Ibid., p. 333, note 1.
[18] Steven Connor,Theory and
Cultural Value, Oxford, Blackwell, 1992, p. 153, souligné par Connor.
[19] Moishe Postone, Temps,
travail et domination sociale, op. cit., p. 69.
[20] Ibidem, p. 379, note 1.