Norbert Trenkle | La production sociale dans la société
capitaliste a lieu, on le sait, sous la forme d’une production de marchandises.
Marx a donc tout à fait raison de voir dans la marchandise la « forme élémentaire »
de la richesse capitaliste et de choisir son analyse comme point de départ de
sa critique de l’économie politique. La plupart des économistes ne savent
absolument pas quoi faire de cette approche théorique. Ils considèrent le fait
que les gens établissent leur socialité par l’entremise de la production et de
l’échange de marchandises, c’est-à-dire par l’entremise de marchandises entrant
en relation entre elles socialement, comme un truisme anthropologique. Pour
eux, un être humain n’est jamais rien d’autre qu’un producteur privé en
puissance, qui fabrique des choses dans le but de les échanger avec d’autres
producteurs privés, tout en gardant continuellement à l’esprit ses propres
intérêts particuliers.
La différence entre la production de richesse dans la
société capitaliste moderne et dans les communautés traditionnelles devient du
même coup une simple différence de degré, censée se limiter au fait que la
division sociale du travail est aujourd’hui infiniment plus développée, en
raison à la fois du progrès technique et de la judicieuse découverte par les
hommes que leur productivité s’accroît à proportion de la spécialisation des
tâches.
Ce point de vue est une pure projection visant à légitimer
dans leur principe même les rapports capitalistes en les désignant comme
transhistoriques. Certes marchandises et argent ont existé aussi dans de
nombreuses sociétés précapitalistes, seulement leur importance sociale était
tout autre que dans le capitalisme. Comme l’a montré Karl Polanyi, les interactions
avec les marchandises et l’argent étaient toujours enchâssées dans d’autres
formes de domination et configurations sociales existant à l’époque (rapports
de dépendance féodaux, normes traditionnelles, structures patriarcales,
systèmes de croyances religieuses etc.). Ce qui est historiquement spécifique à
la société capitaliste, ça n’est donc pas l’existence des marchandises et de
l’argent en soi, mais plutôt le fait qu’ils représentent la forme
universellement acceptée de richesse, tout en jouant simultanément le rôle de
médiateur social, ce qui veut dire que c’est par l’entremise des marchandises
et de l’argent que les individus établissent le lien avec la richesse qu’ils
produisent et avec autrui.
Cependant, dès lors que les choses sont produites en tant
que marchandises, les activités productives correspondantes revêtent une forme
tout à fait spécifique. Elles prennent place dans une sphère spéciale, séparées
des diverses autres activités sociales encore accomplies par les êtres humains,
et sont assujetties à une logique instrumentale, une rationalité et une
discipline temporelle spécifiques. Cette forme commune n’a rien à voir avec le
contenu particulier des diverses activités, mais est due uniquement au fait
qu’elles sont exécutées aux fins de la production de marchandises. Au sein
d’une société structurée de la sorte, il est possible de subsumer toutes ces
activités sous un seul et même concept : le travail.
Tout comme la marchandise, cette forme d’activité
historiquement spécifique qu’est le travail possède un double caractère :
elle se divise en un côté concret, qui produit la valeur d’usage, et un côté
abstrait, qui produit la valeur. Le travail concret n’a d’intérêt pour le
producteur de marchandises que dans la mesure où seule une marchandise
présentant une utilité quelconque pour l’acheteur est susceptible d’être
vendue. Aux yeux du producteur, la valeur d’usage n’est qu’un moyen en vue
d’une fin extrinsèque : réaliser, c’est-à-dire transformer en argent, le
travail abstrait représenté dans la marchandise. L’argent est en effet la
marchandise universelle ou, comme dit Marx, « le souverain et le Dieu du
monde des marchandises », la marchandise qui sert de référence à toutes
les autres marchandises. Formulons la chose autrement : l’argent est
l’incarnation de la richesse abstraite de la société capitaliste, l’incarnation
de la richesse universellement reconnue dans cette société.
À cet égard, seul le côté abstrait du travail possède une
validité sociale universelle, puisque lui seul entre en tant que valeur
(incarnée par de l’argent) dans la circulation sociale et s’y maintient comme
tel. Le côté concret du travail, en revanche, s’éteint avec chaque vente, car
la valeur d’usage tombe alors hors de la circulation sociale ; son utilisation
ne regarde plus que l’acheteur. La richesse matérielle, qui dans les conditions
de la production marchande revêt la forme de la valeur d’usage, est donc
toujours de l’ordre du particulier.
Nous pouvons par conséquent retenir dans un premier temps
que non seulement le travail est une forme d’activité grâce à laquelle la
richesse capitaliste est produite dans sa forme spécifiquement duale, mais
qu’il remplit en outre la fonction essentielle de médiation sociale. Pour être
plus précis, c’est le côté abstrait du travail qui remplit cette fonction,
tandis que le côté concret lui reste subordonné.
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Cette forme de médiation par le travail a un caractère
fondamentalement contradictoire. Car tout en produisant en tant que producteur
privé et selon ses intérêts particuliers, chacun est, par le fait même,
engagé dans une activité sociale. La nature d’une telle médiation fait
qu’elle ne peut pas être consciente, mais adopte nécessairement une forme
réifiée et, sous cette forme, domine les hommes. Comme l’écrivait Marx dans ce
célèbre passage tiré du chapitre sur le fétichisme de la marchandise :
«Les objets d’usage ne
deviennent marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés
menés indépendamment les uns des autres. Le complexe de tous les travaux privés
forme le travail social global. Étant donné que les producteurs n’entrent en
contact social que parce que et à partir du moment où ils échangent les
produits de leur travail, les caractères spécifiquement sociaux de leurs
travaux privés n’apparaissent eux-mêmes également que dans cet échange.
Autrement dit : c’est seulement à travers les relations que l’échange
instaure entre les produits du travail et, par leur entremise, entre les
producteurs, que les travaux privés deviennent effectivement, en acte, des
membres du travail social global. C’est pourquoi les relations
sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs
pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire, non pas comme des rapports immédiatement
sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme
rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses
impersonnelles »
(Le Capital. Livre I,
Quadrige/PUF, 1993, pp. 83-84).
L’évocation des producteurs privés ne doit pas être comprise
comme visant directement les petites entreprises, les artisans etc., qui
fabriquent effectivement différents produits dans le but de les échanger
ensuite sur le marché contre d’autres produits. C’est un fait que, dans le
capitalisme, la majorité des producteurs de marchandises sont bien évidemment
des entreprises, et que la valorisation du capital investi constitue leur
unique objectif de production. Les marchandises qu’ils produisent ne sont qu’un
tremplin ou un moyen pour atteindre cette fin ; c’est seulement dans
l’échange que la valeur des marchandises reçoit sa reconnaissance sociale, sa
réalisation. Sous forme d’argent, elle peut alors entrer à nouveau dans le
circuit de la valorisation.
Cela dit, ces entreprises, ou disons plus
généralement : ces capitaux individuels trouvent en face d’eux la grande
masse des gens n’ayant rien d’autre à vendre que leur force de travail. Des
gens qui sont aussi, bien entendu, des propriétaires de marchandise :
chacun d’eux est propriétaire de sa force de travail, qu’il doit vendre en
permanence pour vivre. En tant que propriétaires de marchandises, cependant,
ils se comportent au plan social exactement comme les producteurs privés :
ils poursuivent leurs objectifs particuliers, lesquels consistent à vendre leur
propre force de travail le plus cher possible et à s’imposer face à la
concurrence des autres vendeurs de force de travail. Seulement, du point de vue
du vendeur de force de travail, la médiation par le travail ne présente pas
tout à fait le même visage que du point de vue de l’entreprise capitaliste.
Bien que, pour le vendeur de force de travail, la vente de sa propre
marchandise soit également un simple moyen en vue d’une fin extérieure, cette
fin, en revanche, ne consiste pas à faire fructifier une certaine somme
d’argent, mais à assurer sa propre subsistance.
La médiation sociale par le travail se présente donc
différemment selon le point de vue où l’on se place. Alors que pour les
capitalistes, elle apparaît directement sous la forme du mouvement autoréférentiel
du capital – que Marx a résumé dans la formule bien connue A-M-A’ –, du point
de vue d’un vendeur de force de travail, elle apparaît comme un mouvement
d’échange de type M-A-M. La marchandise force de travail est un objet d’échange
que son propriétaire jette sur le marché afin d’obtenir en retour d’autres
marchandises. L’argent n’est ici qu’un moyen pour atteindre cet objectif, alors
que dans le premier cas il représente l’objectif même. À première vue, ce
second mouvement correspond à ce que Marx décrit comme le simple échange de
marchandises. Et pourtant il y a une différence importante. Car même si le
vendeur de force de travail individuel n’utilise sa marchandise que pour
l’échanger contre des biens de consommation et si aucune augmentation de la
valeur initiale n’en résulte, cet acte d’échange fait néanmoins partie
intégrante du mouvement d’ensemble de la valorisation du capital, dont le point
de départ et le point d’arrivée sont toujours la valeur sous sa forme
tangible : l’argent. C’est seulement dans la mesure où se poursuit
indéfiniment le bouclage rétroactif de la valeur sur elle-même qu’il peut y
avoir accessoirement une demande pour la marchandise force de travail, seule
marchandise capable, lorsqu’elle est exploitée, de créer plus de valeur qu’elle
n’en a besoin pour sa propre (re)production.
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En même temps, cette différence de positions au sein du
mouvement de médiation sociale par le travail constitue le conflit d’intérêts
entre fonctionnaires du capital et vendeurs de force de travail. Contrairement
à ce que le marxisme traditionnel a toujours prétendu, ce conflit n’a aucun
caractère antagoniste au sens d’une incompatibilité fondamentale, puisqu’en fin
de compte il reste lié à un procès de médiation sociale partagée. Néanmoins, il
a souvent donné lieu à des luttes acharnées ; car au final, du côté des
propriétaires de force de travail, toute leur existence dépend des
conditions sous lesquelles et du prix auquel ils peuvent
vendre leur marchandise, tandis que, de l’autre côté, moins le capital a à
payer pour la marchandise force de travail, et plus facilement il peut
atteindre la fin en soi de la valorisation.
Jusque dans les années 1970, c’est-à-dire jusqu’à la fin du
boom fordiste d’après guerre, la trajectoire de ce conflit d’intérêts (et, avec
lui, du mouvement de médiation sociale par le travail) fut marquée par une
dépendance mutuelle indissoluble : le capital avait besoin de la force de
travail pour pouvoir se valoriser, et les vendeurs de force de travail étaient tributaires
du bon fonctionnement de la valorisation du capital pour vendre leur
marchandise.
Avec la fin du boom fordiste d’après guerre et le début de
la troisième révolution industrielle, la nature de ce rapport a cependant
complètement changé. La disparition massive de l’emploi dans les secteurs
industriels de base, consécutive à la fois à l’automatisation drastique des
méthodes de production et à la réorganisation corrélative des procès de
production et des flux de marchandises sur un plan transnational, a
profondément et irréversiblement affaibli le pouvoir de négociation des
vendeurs de force de travail. Plus fondamentalement, avec la mise en œuvre et
la généralisation des nouvelles technologies de l’information et de la
communication, l’application du savoir à la production est devenue la
principale force productive, donnant au capital les coudées plus franches que
jamais face au travail salarié. Cela dit, rendre superflue en masse la force de
travail ne fut pas sans conséquences sur le capital également. Comme en effet
la valorisation du capital repose toujours sur l’exploitation à grande échelle
de la force de travail dans le cadre de la production de marchandises, le début
de la troisième révolution industrielle a marqué aussi l’amorce d’une crise
fondamentale.
Cette crise se distingue de toutes les grandes crises
capitalistes précédentes en ce qu’elle ne peut, cette fois, être surmontée par
une expansion accélérée de la base industrielle : le niveau de
productivité actuel, qui continue d’augmenter constamment, fait que même
l’ouverture de nouveaux secteurs de production (téléviseurs à écran plat,
téléphones mobiles etc.) ne crée aucun besoin supplémentaire de force de
travail, mais permet tout au plus de freiner quelque peu l’expulsion massive du
travail vivant hors de la production.
Si l’on a néanmoins réussi à remettre en train la dynamique
capitaliste, on n’y est parvenu qu’en plaçant l’accumulation de capital sur une
base nouvelle. La production de valeur via l’exploitation de la force de
travail a été remplacée par l’anticipation systématique de valeur future sous
la forme de capital fictif. Sur cette base nouvelle, le capital a connu
derechef une ère de gigantesque expansion, même si celle-ci atteint à présent
de plus en plus ses limites et, surtout, se révèle liée à des coûts exorbitants
pour la société et pour les vendeurs de la marchandise force de travail. Pour
comprendre cette connexion, il nous faut tout d’abord examiner de plus près la
logique interne du capital fictif.
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Comme nous l’avons dit, le capital fictif consiste en une
anticipation de valeur future. Mais que faut-il entendre par là
exactement ? Et quelles en sont les conséquences pour l’accumulation du
capital au plan global ? Commençons par la première question.
De manière générale, du capital fictif est créé chaque fois
que quelqu’un cède son argent à quelqu’un d’autre en échange d’un titre de
propriété (obligation, action etc.) représentant la créance que détient le
donateur sur cette somme d’argent et sur son accroissement (sous la forme
d’intérêts ou de dividendes, par exemple). Ce processus dédouble la somme
initiale. Elle existe maintenant deux fois et peut être utilisée par les deux
parties. Le bénéficiaire peut dépenser l’argent en achetant des biens de
consommation, en investissant dans l’économie réelle ou encore en acquérant des
actifs financiers, et pour le donateur cet argent est devenu du capital-argent
qui lui procure un profit régulier.
Ce
capital-argent, toutefois, ne consiste en rien de plus qu’un titre écrit
représentant l’anticipation d’une valeur future. C’est seulement après coup que
l’on saura si cette anticipation est effectivement couverte. Si la somme
d’argent en question est investie dans un site de production et que cet
investissement se révèle fructueux, la valeur adoptera la forme de capital en
fonction et s’accroîtra grâce à l’application de la force de travail dans la
production de marchandises. Si à l’inverse l’investissement est un échec, ou si
l’argent emprunté est dépensé tout de suite en consommation privée ou d’État,
alors la valeur initiale se sera certes dissipée, mais la créance détenue sur
cette valeur continuera d’exister (par exemple sous la forme d’un contrat de
prêt ou d’une obligation). Dans ce cas, le capital fictif n’est pas couvert et
doit être remplacé, « servi », moyennant la création de nouvelles
créances sur de la valeur future (l’émission de nouvelles obligations,
notamment), de sorte que la créance monétaire puisse être honorée.
On le voit, l’anticipation de valeur future sous la forme de
capital fictif fait partie du fonctionnement normal du capitalisme. Seulement,
à la faveur de la crise fondamentale de la valorisation consécutive à la
troisième révolution industrielle, elle a pris une ampleur tout à fait
nouvelle. Si la création de capital fictif avait servi jusqu’ici pour
l’essentiel à accompagner et à soutenir le procès de valorisation du capital (à
travers notamment le préfinancement des grands investissements), les rôles
étaient maintenant inversés, puisque la base de ce procès n’existait plus.
Désormais, l’accumulation du capital ne reposait plus de manière prépondérante
sur l’exploitation de la force de travail dans la production de biens tels que
voitures, petits pains pour hamburgers, smartphones etc., mais sur l’émission
massive de valeurs mobilières telles que les actions, obligations et autres
produits dérivés financiers représentant des créances sur de la valeur future.
C’est ainsi que le capital fictif lui-même est devenu le moteur de
l’accumulation du capital, tandis que la production de biens se voyait reléguée
au rang de variable dépendante.
Cette forme d’accumulation du capital présente naturellement
une différence cruciale avec la forme antérieure du mouvement capitaliste
autotélique. Étant donné qu’elle repose sur l’anticipation d’une valeur restant
à créer dans l’avenir, il s’agit d’une accumulation de capital
sans valorisation du capital. Sa base n’est
pas l’exploitation présente de la force de travail dans la
production de valeur, mais l’espoir de bénéfices économiques futurs qui, en
dernière instance, ne pourront provenir eux-mêmes que d’une exploitation de
forces de travail. Comme
toutefois ces espoirs, au vu du développement des forces productives, n’ont
aucune chance de se concrétiser, il faut nécessairement renouveler sans cesse
les créances et étendre toujours plus loin dans l’avenir l’anticipation de
valeur future. Cela a pour conséquence que la grande majorité des actifs
financiers sont assujettis à un impératif de croissance exponentielle. Et c’est
ce qui explique pourquoi depuis longtemps le capital constitué d’actifs
financiers dépasse de plusieurs fois la valeur des biens de consommation
produits et commercialisés. L’opinion publique voit généralement d’un mauvais
œil cette « explosion des marchés financiers », la considérant comme
la cause des crises ; mais en réalité, depuis que les bases de la
valorisation ont été perdues, l’accumulation du capital ne peut se poursuivre
d’aucune autre façon.
L’impératif de croissance exponentielle marque néanmoins une
borne logique pour l’accumulation de capital fictif ; car les activités
économiques réelles servant de points de référence aux espoirs de bénéfices
futurs ne peuvent être multipliées à l’infini et se révèlent les unes après les
autres être des chimères (nouvelle économie, boom de l’immobilier etc.). Il est
possible de repousser cette borne très loin dans le temps, comme le montre un
regard en arrière sur les quelque trente-cinq ans que compte aujourd’hui l’ère
du capital fictif. Seulement, n’oublions pas que ce délai a eu pour
contrepartie des coûts sociaux sans cesse croissants et qui deviennent de plus
en plus insupportables : les revenus et la richesse se sont concentrés en
un nombre de mains de plus en plus réduit, la précarisation des conditions de
travail et des conditions de vie s’est accentuée partout dans le monde, et les
ressources naturelles restantes ont été impitoyablement dilapidées – uniquement
pour maintenir en mouvement la dynamique d’accumulation du capital.
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À première vue, il peut sembler n’y avoir là rien de nouveau
sous le soleil du capitalisme, tant il est vrai que ce brutal manque d’égards
envers le monde physique et les conditions matérielles nécessaires à la vie a
toujours constitué la caractéristique essentielle d’un mode de production dont
l’objectif consiste à valoriser la valeur, c’est-à-dire accroître la richesse
abstraite. Pourtant, même vu
sous cet angle, le passage à l’ère du capital fictif marque un saut qualitatif
– dans le sens négatif.
Pour mieux en comprendre les causes, il nous faut d’abord
examiner les effets qu’a eus sur la forme fondamentale de relation sociale, à
savoir la médiation par le travail, le déplacement de l’accumulation du capital
vers la sphère du capital fictif. Ensuite nous devons nous demander ce qui a
changé, dans le même temps, pour le rapport entre les deux versants de la forme
capitaliste de richesse, la richesse abstraite (la valeur) et la richesse
matérielle.
J’ai dit plus haut que la médiation sociale par le travail
s’est caractérisée jusqu’aux années 1970 par une dépendance mutuelle du capital
et du travail. Ceci parce que les capitalistes, dans leur soif de valorisation,
étaient tributaires du travail vivant, tandis que les propriétaires de la
marchandise force de travail ne pouvaient survivre qu’à condition justement de
réussir à la vendre. À l’ère
du capital fictif, cependant, ce rapport a profondément changé. Non seulement
la troisième révolution industrielle a rendu superflues des quantités massives
de travail vivant, mais de plus, et c’est encore plus décisif, le centre de
gravité de l’accumulation du capital est passé de l’exploitation de la force de
travail dans la production de biens de consommation à l’anticipation de valeur
future. Ce faisant, le capital, dans son mouvement autotélique, est devenu
autoréférentiel en un sens tout à fait nouveau. Certes l’anticipation de valeur
future, dans la mesure où cette valeur est capitalisée et accumulée ici et
maintenant, reste immanente à la logique et à la forme propres à la production
marchande : elle s’accomplit, en effet, par la vente d’une marchandise, à
savoir un titre de propriété garantissant une créance sur une certaine somme
d’argent et sur son accroissement. Mais on n’a jamais vu que les vendeurs de
ces titres de propriété soient de simples travailleurs vendant la promesse d’un
travail à effectuer dans dix ou vingt ans, ce qui reviendrait pour eux à
obtenir une avance à très long terme et dont la contrepartie resterait tout à
fait incertaine ; en réalité, ce sont plutôt les fonctionnaires du capital
eux-mêmes, et au premier chef les banques et autres institutions financières,
qui se vendent réciproquement ces créances sur de la valeur future, générant et
accumulant de la sorte du capital fictif. À cet égard, le capital est
donc en effet devenu parfaitement autoréférentiel : la marchandise qui
incarne un surcroît de capital social prend naissance au sein même de la sphère
du capital.
À l’inverse, cela signifie cependant que les vendeurs de
force de travail perdent en grande partie leur pouvoir de négociation. Non
seulement ils risquent de toute façon, par suite des gains de productivité et
de la mondialisation, de se voir remplacer à tout moment par des machines ou
par des travailleurs meilleur marché à l’autre bout du monde, mais en outre, et
c’est encore plus grave, leur marchandise n’est plus la marchandise de base de
l’accumulation du capital. Il en résulte un déséquilibre structurel. Pour
l’écrasante majorité de la population mondiale, la médiation sociale par le
travail reste centrale dans la mesure où ces hommes et ces femmes doivent
absolument vendre ici et maintenant leur force de travail ou les produits de
leur travail en tant que marchandises, s’ils veulent recevoir en échange une
part de la richesse sociale, c’est-à-dire acheter les biens et les denrées dont
ils ont besoin pour vivre. Quant au capital, certes il reste lui aussi attaché
à la médiation sociale par le travail, car il est loin d’avoir abandonné
l’univers de la production marchande ; cependant, à mesure qu’il accumule
via l’anticipation sur la production de valeur future, c’est-à-dire à mesure
qu’il engrange à l’avance les résultats d’hypothétiques travaux futurs, il se
libère de sa dépendance à l’exploitation de la main-d’œuvre d’aujourd’hui et
aux vendeurs de la marchandise force de travail.
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Cela ne veut pas dire qu’aucune valorisation du capital
n’ait plus lieu lors de la production de biens de consommation ; au vu des
masses colossales de marchandises inondant supermarchés et grands magasins,
partir de ce principe reviendrait manifestement à se tromper du tout au tout.
Toutefois, le rapport qu’entretient ce secteur de la production marchande avec
l’ensemble du procès d’accumulation du capital a changé de sens. Si autrefois
la production de biens de consommation représentait le moyen décisif pour faire
fructifier le capital, elle ne survit plus à présent que comme variable
dépendante au sein de la dynamique du capital fictif – dépendante parce que,
dans les secteurs producteurs de valeur, du fait de l’élimination toujours plus
accentuée de la force de travail, aucune dynamique auto-entretenue de
valorisation du capital ne peut plus se développer. Au contraire, celle-ci ne
peut se poursuivre dans ces secteurs que si la valeur correspondant à la
réalisation des marchandises qu’ils produisent (à leur vente, pour parler
couramment) est majoritairement créée ailleurs, et si les besoins en
investissement dans l’économie réelle se voient, au moins en partie, couverts
par la création de capital fictif. Tout le boom industriel de la Chine et des
autres « pays émergents » – mais aussi le succès corrélatif des
exportations allemandes – repose sur ce mécanisme. Nous pouvons donc parler ici
d’une « production de valeur induite ».
Cette production de valeur induite remplit à n’en pas douter
une fonction systémique importante. Seulement, celle-ci ne consiste pas à
valoriser du capital, mais à fournir le matériau imaginairesusceptible
d’entretenir les attentes des marchés financiers. En effet, même si
l’anticipation de valeur future n’est pas tributaire de l’exploitation des
forces de travail présentes, elle repose en revanche sur la création constante
d’espoirs relatifs à une production matérielle profitable située quelque
part dans l’avenir. Or, pour entretenir ces espoirs, des activités économiques
réelles dans le présent restent indispensables. Si l’économie réelle se
grippait, les promesses de bénéfices futurs apparaîtraient aussitôt
invraisemblables et la vente de titres de créances s’arrêterait complètement.
Les épisodes de crise récurrents nous le montrent de manière frappante lorsque
les États se voient contraints d’intervenir à travers leurs banques centrales
pour rétablir (moyennant des coûts toujours plus élevés) la confiance dans
l’avenir.
Il n’importe d’ailleurs aucunement que les activités
induites dans l’économie réelle soient ou non productrices de valeur au sens
strict, c’est-à-dire que de la survaleur soit effectivement créée grâce à
l’application d’une force de travail (comme dans la production industrielle) ou
que de la valeur déjà produite soit simplement redistribuée ou réalisée (comme
dans les activités commerciales). Dans la mesure où cette distinction
n’apparaît jamais dans la perception courante et superficielle du circuit
économique, elle ne joue pas non plus le moindre rôle dans la création
d’attentes. Seul compte le fait que les promesses de bénéfices anticipés aient
un point de référence quelconque dans l’économie réelle. On comprend dès lors
comment a pu voir le jour, dans le monde entier, un secteur des services aussi
étendu qui ne génère pratiquement aucune survaleur et s’avère par là même
parfaitement inapproprié comme base pour la valorisation capitaliste. Pour la
production de ce que le jargon boursier désigne franchement comme des
« fantasmes autour des marchés », les revenus publicitaires
croissants de Google et Facebook pèsent pourtant tout aussi peu que la
fabrication de voitures électriques ou d’éoliennes. La capitalisation à grande
échelle de la terre et des droits de propriété intellectuelle (sous forme de
brevets et d’accords de licence) n’est possible que grâce à un afflux continu
de capital fictif et représente en même temps un point de référence central
pour l’attente de bénéfices qui gonflent sans cesse.
Du point de vue du capital individuel, la façon de le faire
fructifier est en tout cas parfaitement indifférente. C’est pourquoi on trouve toujours aujourd’hui
suffisamment d’investisseurs pour placer leur argent dans l’économie réelle,
pour autant seulement que le rendement soit correct. Mais derrière cette
dernière réserve, il faut lire la dépendance directe envers la dynamique du
capital fictif. Car ce type d’investissement n’est intéressant que s’il procure
à peu près le même gain qu’un placement sur les marchés financiers, où les
critères de rentabilité sont monstrueusement élevés. De sorte que, à cet égard
aussi, les investissements dans l’économie réelle sont soumis à la domination
du capital fictif, tandis que la pression résultante se transmet, bien sûr,
principalement vers le bas ; cela veut dire en premier lieu sur les
vendeurs de la marchandise force de travail et sur les nombreux petits
travailleurs indépendants, mais cela concerne également les acteurs étatiques,
qui se trouvent en concurrence pour les recettes fiscales ou pour
l’implantation des entreprises.
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Nous pouvons à présent mieux comprendre dans quelle mesure
le brutal manque d’égards envers les conditions de vie et de travail et envers
le monde sensible revêt à l’ère du capital fictif une nouvelle qualité –
négative. Certes la production de richesse matérielle ne fut, jusqu’à la fin du
fordisme, qu’un moyen extrinsèque pour accroître la richesse abstraite, mais au
moins cela impliquait-il encore une relation directe, bien qu’instrumentale.
Les biens de consommation mis sur le marché l’étaient, de manière
incontournable, en tant qu’incarnation d’un travail abstrait passé et, partant,
de valeur et de survaleur. En revanche, dès lors que la fonction systémique de
la richesse matérielle se réduit à fournir du matériel imaginaire pour
l’anticipation de valeur future, l’indifférence envers le contenu, les
conditions et les conséquences de cette production atteint des sommets.
L’accumulation de richesse abstraite est découplée au maximum de son côté
matériel.
La destruction progressive des fondements naturels de la vie
aussi bien que des conditions sociales et culturelles de la vie collective
n’est désormais plus seulement une sorte de dommage collatéral d’un mouvement
capitaliste autotélique, mais devient son contenu véritable. C’est tout à fait
manifeste dans des pays en crise comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, qui
se voient contraints de fermer de larges segments de leurs systèmes sociaux et
sanitaires, de leurs services publics etc., uniquement pour préserver l’espoir
(notoirement illusoire) que l’État sera, à un moment ou un autre, en mesure de
rembourser ses dettes. La destruction pure et simple de la richesse matérielle
devient ici le point de référence permettant une nouvelle accumulation de
capital fictif. Il en va de même du boom actuel des matières premières, qui
repose pour une part essentielle sur l’anticipation des pénuries à venir. Les attentes
que cela fait naître en termes de hausse des prix font que d’énormes masses de
capital fictif affluent vers ce secteur, au point même de contribuer parfois à
rendre rentables à court terme des technologies très onéreuses telles que la
fracturation hydraulique.
Pour les mêmes raisons structurelles, la répartition des
revenus et de la richesse à l’échelle mondiale se polarise toujours davantage.
En effet, comme la force de travail a perdu son importance centrale en tant que
marchandise de base pour le mouvement autotélique du capital, les conditions de
vente de cette marchandise se sont de plus en plus détériorées. Simultanément,
le capital se retrouve dans la situation confortable de pouvoir produire
lui-même la marchandise nécessaire à l’accumulation du capital, et ce sous la
forme de titres représentant des créances sur de la valeur future. Et il peut
compter pour cela sur le soutien énergique des gouvernements et des banques
centrales.
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Ces conséquences de la dynamique de crise capitaliste, et
d’autres encore, de plus en plus insupportables, ont remis à la mode la
critique du capitalisme. Sauf que cette critique renverse le problème. Elle
aboutit en général à réclamer que l’argent soit « à nouveau » au
service des êtres humains, autrement dit qu’il fonctionne comme un simple moyen
d’échange et non comme une fin en soi. Le mouvement autotélique du capital
apparaît dans cette perspective comme le caprice d’une sphère des marchés
financiers autonomisée qui, de l’extérieur, se serait rendue maîtresse de la
société et qu’il conviendrait par conséquent d’abolir ou, à tout le moins, de
ramener à des dimensions bien plus modestes.
L’arrière-plan d’une telle « critique » est formé
par la conception profondément erronée du mode de production capitaliste que
nous avons évoquée en préambule et selon laquelle le capitalisme ne serait,
« par nature », qu’une économie de biens particulièrement
diversifiée, où l’argent n’est « réellement » qu’un outil parmi
d’autres pour faciliter les innombrables opérations d’échange. Cette
conception, qui fait partie de l’équipement idéologique de base propre à la
vision du monde moderne, ne figure pas seulement en bonne place dans
l’introduction de tous les manuels d’économie, où l’on continue à prétendre que
l’économie moderne ne serait guère que la version mondialisée d’une idyllique
communauté villageoise peuplée de bouchers, de boulangers et de tailleurs
s’échangeant leurs produits. Elle prend en outre un virage dangereux en
rejoignant le délire antisémite du « capital créateur » et du
« capital accapareur ». Et elle constitue le thème principal d’une
soi-disant « critique du capitalisme » qui rêve de revenir à
l’« économie sociale de marché » d’après guerre et refuse de voir
qu’un tel retour est parfaitement impossible, puisque les bases structurelles
de la valorisation du capital n’existent plus. Elle veut croire, du reste, que
le capitalisme fordiste ne reposait pas sur le principe de la valorisation du
capital, mais consistait plutôt en une organisation régulée par l’État dans le
cadre de l’économie de marché, en vue d’approvisionner l’ensemble de la société
en biens utiles.
Si cette pseudo-critique trouve aujourd’hui un tel écho,
c’est aussi parce que la médiation sociale par le travail est désormais
généralisée au monde entier et se présente du point de vue des vendeurs de
force de travail, on l’a vu, comme simple relation d’échange par laquelle on
cède une marchandise pour en acquérir une autre. Le fait que ce mode
d’existence présuppose le mouvement autotélique du capital a de toute façon
toujours été refoulé. Ainsi, même la gauche traditionnelle n’a cessé de prêcher
l’émancipation du travail plutôt que celle des êtres
humains vis-à-vis du travail. Depuis cependant que le capital, dans
son mouvement de médiation, se réfère en grande partie à du travail futur et
s’est par là même largement découplé des vendeurs de force de travail et de la
production de richesse matérielle, l’idée d’une économie d’échange universel,
ou d’une économie de marché régulée et débarrassée du fardeau du capital, se
pose plus que jamais en modèle de libération sociale.
Quiconque, toutefois, s’oriente sur ce modèle ne tombe pas
seulement victime d’une chimère idéologique, mais courra en outre
inévitablement droit dans le mur sur le plan de la praxis politique. Car
partout où l’on se contente de nier la dépendance au mouvement autotélique du
capital, celui-ci finit inéluctablement par s’imposer avec toute la force du
refoulé. C’est pourquoi, au lieu d’idéaliser de manière régressive la médiation
sociale existante, il faudrait au contraire la remettre radicalement en question.
Tant que les êtres humains entreront en relation par l’entremise des
marchandises et du travail abstrait, ils ne pourront déterminer librement leurs
rapports sociaux : ceux-ci, sous leur forme réifiée, les domineront. Cela
a toujours signifié violence, misère et domination, mais, à l’ère des crises du
capital fictif, cela implique en outre que le monde deviendra un désert dans un
avenir prévisible.
La seule perspective d’émancipation sociale ne saurait donc
consister qu’en un dépassement de cette forme de médiation. Les premiers pas
dans cette direction peuvent et doivent être faits dès aujourd’hui. Pour
s’opposer à la fois à la folie meurtrière du capital et à la gestion de crise,
il convient d’empêcher la destruction des acquis sociaux et, en même temps,
partout où c’est possible, de libérer la production de richesse matérielle de
sa dépendance à l’accumulation du capital. Les efforts doivent aller à
l’édification d’un nouveau secteur d’auto-organisation sociale plus large, qui,
sur le plan technique, fasse appel à tout le potentiel existant en termes de
forces productives, afin de mettre en place des structures décentralisées,
interconnectées en un réseau mondial. Mais par-dessus tout il doit s’agir de
développer de nouvelles formes de médiation sociale, dans lesquelles les
individus librement associés décideront consciemment de leurs propres affaires.
Traduction: Christian
Isidore & Stéphane Besson