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Karl Marx ✆ Kürşat Ünsal
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Michel J. Cuny | Dans mon précédent article, ayant rangé sous
la rubrique du matérialisme dialectique la mention faite, par Pierre Cot, de la
division du travail, je vais m’arrêter ici, un instant, sur la problématique
marxiste. Non sans avoir tout d’abord rappelé qu’en 1953, l’année même de la
mort du meilleur disciple de Lénine, Pierre Cot a reçu le prix Staline pour la
paix, distinction qui vaut, à travers lui, pour Jean Moulin. Deux mots, donc, sur l’articulation des deux matérialismes:
dialectique (matière en mouvement) et historique (rapports de classe). Pourquoi
la production est-elle nécessaire dans le contexte de la condition humaine
telle que nous la connaissons ? C’est qu’il nous faut vivre. Vivre n’est
pas une affaire aussi simple qu’il y paraît, même si nous avons tendance à ne
pas prendre ce problème sous l’angle qui est d’abord le plus impérieux :
répondre aux nécessités de notre survie au sens biologique le plus étroit.
Dans L’Idéologie allemande, Karl Marx et Friedrich
Engels écrivaient:
«Or, pour vivre, il faut avant tout manger et
boire, se loger, se vêtir et maintes choses encore. Le premier acte
historique, c’est donc la création des moyens pour satisfaire ces besoins, la
production de la vie matérielle elle-même. En vérité, c’est là un acte
historique, une condition fondamentale de toute histoire que l’on doit
aujourd’hui, tout comme il y a des millions d’années, remplir jour par jour,
heure par heure, rien que pour maintenir les hommes en vie.» (Marx, Œuvres, III, La Pléiade, 1982, pages
1058-1059)
Dans le monde d’aujourd’hui, en France même, nous savons que
cette préoccupation ne rencontre pas toujours sa solution, comme si, pour
certaines et certains de nos contemporain(e)s, l’ensemble des progrès des
systèmes de production, l’ensemble de l’histoire des sociétés humaines, n’était
plus qu’un astre lointain, absolument étranger à leur malheur… Ils se trouvent
rejeté(e)s du temps et de l’espace, d’un temps et d’un espace qui ont été, qui
sont, et qui seront longtemps encore un bien commun de l’humanité tout entière,
sans que toutes et tous puissent s’y retrouver…
Si sa simple survie est une nécessité que chaque individu
doit assurer d’instant en instant, qu’il en ait conscience ou pas, ne serait-ce
que parce qu’il lui faut respirer, qu’il soit éveillé ou endormi, c’est donc au
sens où elle ne cesse d’imposer sa loi.
C’est dans ce contexte fondamental que la production vient
remplir un rôle qui est tout aussi nécessaire, articulé qu’il est avec les
nécessités vitales. Or, en mode capitaliste de production, l’essentiel des
instruments affectés à cette dernière tâche se trouvent rassemblés sous un
unique maître : le capital. La main de l’ouvrier, la main de l’ingénieur,
et celle de toute personne entrant dans le processus de production sont intégrées
au capital.
Reprenons le problème en sens inverse… De son aboutissement
actuel, remontons, avec Karl Marx, vers son origine historique:
«Il ne peut y avoir
production que s’il y a instrument de production, cet instrument ne serait-il
que la main ; la production est nécessairement aussi le fruit du travail
accumulé dans le passé, ne serait-ce que sous la forme de l’habileté acquise et
concentrée dans la main de l’homme primitif du fait de la répétition des
gestes. Le capital est, entre autres choses, un instrument de production, et
aussi du travail passé, objectivé.» (Fondements
de la Critique de l’économie politique, I, 10/18, 1968, page 35)
Réunies en société, les mains, qu’elles soient sous la
domination directe de capitaux concentrés ou de capitaux individuels
(artisanat, professions libérales, etc.), qu’elles soient celles de
fonctionnaires, de responsables politiques, de qui l’on voudra pour autant
qu’il se range dans la population en activité, répondent - conduites qu’elles
sont par les divers messages venus du cerveau - à une idée dont Karl Marx nous
dit qu’elle est tout ce qu’il y a de plus banal :
«Dans la production,
les membres de la société adaptent (produisent, façonnent) les produits de la
nature en fonction des besoins humains ; la distribution détermine la
proportion où l’individu participe à ces produits ; l’échange lui fournit
les produits qu’il veut obtenir contre la quote-part touchée dans la
distribution ; enfin, dans la consommation, les produits deviennent objets
de jouissance et d’appropriation individuelles.» (page 40)
Or, en système capitaliste, cette coopération, pourtant
réelle, est tout simplement traversée par la lutte des classes dont il est
assez clair qu’elle condamne certains êtres humains à être rejetés de l’ensemble
de l’histoire humaine qui devient pour eux, comme je l’écrivais précédemment,
un astre lointain absolument étranger à leur malheur. De cette problématique, Karl
Marx n’a jamais démordu: c’est ce qui fait son incomparable grandeur.