Linder Kolja | Le sort actuel de la pensée
althussérienne est tragique à maints égards. Premièrement, elle se trouve face
à une conjoncture politique défavorable à une théorie critique de la société
existante. Sur ce point, est symptomatique l’exclusion académique dont a fait
l’objet le mémoire de fin d’études[1] à
l’origine de cet article au sein d’une Grande Ecole réputée être « un
espace intellectuel ouvert » (autopromotion). Prétendant qu’on aurait
« peine à se faire une idée, aujourd’hui que le marxisme est une religion
morte, de ce que pouvait être l’aura d’un philosophe tel que Louis Althusser
dans les années 1960 et 1970 »,[2] la
pensée unique s’exprime aussi dans la prépondérance du « cas »
d’Althusser par rapport à son œuvre – n’en donnons que l’exemple misérable de
deux pièces de théâtre jouées l’année dernière sur des scènes parisiennes (Le
Caïman au Théâtre Montparnasse et Althusser soloau
Lucernaire). Deuxièmement, l’œuvre althussérienne est aujourd’hui en partie
dans les mains d’intellectuels dont les axes de pensée majeurs lui sont étrangers.
En témoigne la méconnaissance apparente de l’éditeur François Matheron sur Marx
et la tentative de la revue Multitudes de s’accaparer
Althusser pour le postmodernisme. Jusqu’aujourd’hui, ces conditions de
réception étaient défavorables à une recherche sur le rapport d’Althusser aux
idées marxiennes, qui sont cependant la référence centrale deMontesquieu. La
politique et l’histoire aux notes sur le matérialisme aléatoire.
A
propos d’Althusser, la pensée unique et le postmodernisme nous parlent du meurtre,
de la psychanalyse et de l’épistémologie mais non de la critique de l’économie
politique. La conjoncture politique et une réception absente ou caricaturale en
semblent être les raisons. Mais même dans un contexte beaucoup plus familier à
l’œuvre de Marx, la question du rapport d’Althusser à ce dernier ne pose que
rarement problème.[3]Encore,
la récente et solide initiative de Lucien Sève à démontrer la problématique du
rapport en question a malheureusement tendance à se limiter à critique.
Face à ces
lacunes, je me propose dans ce qui suit de concevoir une ambiguïté du travail
althussérien par rapport à la critique de l’économie politique. Ma thèse est
que l’Althusser de Pour Marx et Lire le Capital (1965)
présente une interprétation puissante mais essentiellement philosophique de
l’œuvre marxienne tandis que le tournant politiciste de 1966, aboutissant aux Eléments
d’autocritique (1972), le met sérieusement en question. Pour éviter
cette impasse que nous allons démontrer, il est nécessaire de reprendre les
concepts philosophiques du premier Althusser pour les articuler avec la
critique de l’économie politique à la hauteur de la théorie de la valeur et du
fétiche. Afin de mener à bien cette entreprise, « un nouveau rapport à
Marx » tel que Sève le propose, fondé notamment sur une lecture
rigoureuse,[5] me semble inévitable
Le premier Althusser et son
autocritique
Rappelons les propos qu’Althusser tient
sur Marx dans la première moitié des années 1960. Les contributions
althussériennes à
Lire le Capital[6] distinguent un discours idéologique de l’économie
politique classique d’un discours scientifique de Marx. L’effet de ces deux
modes de connaissance serait déterminé « par l’intelligence de son
mécanisme »
(LLC, 79).
Pour Marx[7] précise le concept d’idéologie. Celle-ci
serait « un tout réel, unifié intérieurement par sa
problématique propre,
et tel qu’on ne puisse en distraire un élément sans en altérer le sens »
(PM, 59). Elle dépendrait « non de son rapport à une
vérité différente
d’elle, mais de son rapport au
champ idéologique existant, et
aux
problèmes et à la structure sociaux qui le soutiennent et
s’y réfléchissent » (ibid.). Ensuite, « le principe moteur du
développement d’une idéologie, singulière ne réside donc pas au sein de
l’idéologie elle-même, mais hors d’elle, dans l’
en-deça de
l’idéologie singulière : son auteur comme individu concret, et l’histoire
effective, qui se réfléchit dans ce développement individuel selon les liens
complexes de l’individu à cette histoire » (ibid.). Une science par contre
s’obtient à condition « d’abandonner le domaine où l’idéologie croit avoir
affaire au réel, c’est-à-dire en abandonnant sa
problématiqueidéologique
(la présupposition organique de ses concepts fondamentaux, et avec ce système,
la plupart de ces concepts eux-mêmes) pour aller fonder ‹
dans un autre
élément›, dans le champ d’une nouvelle problématique, scientifique,
l’activité de la nouvelle théorie » (PM, 196).
Il est
généralement connu qu’Althusser conçoit une « coupure épistémologique »
(PM, 25) pour désigner ce passage d’une connaissance à l’autre. Une fois née,
la science possèderait un fonctionnement particulier. Elle mettrait en
parenthèses les apparences sensibles pour dévoiler « l’essence cachée des
phénomènes, de leur intériorité essentielle » (LLC, 262). La science ne produirait pas des connaissances
empiriques, elle procèderait par abstraction et démonstration. De plus, elle
devrait contenir « une théorie systématique, qui embrasse la totalité de
son objet » et saisir « le ‹lien intérieur› qui relie les essences
(réduites) » (ibid.). Loin de procéder à une simple abstraction, la
science effectuerait une « distinction du
réel et de la
pensée »
(LLC, 266). La théorie de la science, le premier Althusser l’appelle théorie
des pratiques théoriques ou bien « Théorie » avec majuscule (cf. PM,
169). Selon lui, le mérite de Marx consiste non seulement dans le passage de
l’idéologie à la science, mais aussi dans la réalisation d’une coupure dans la
Théorie (cf. LLC, 357 passim).
La conception de la rupture
épistémologique commence à faire l’objet de la critique d’Althusser à partir de
1966 et connaît son apogée en 1972. Les
Eléments d’autocritique[8] s’attaquent à une «
tendance théoriciste»
(EA, 85), « une interprétation
rationalistede la ‹coupure›
opposant la
vérité à l’
erreur sous les espèces de
l’opposition spéculative de ‹
la› science et de ‹
l›’idéologie
en général, dont l’antagonisme du marxisme et de l’idéologie bourgeoise
devenait ainsi un cas particulier » (EA, 14-15). Le rationalisme, sans
doute présent dans les premiers écrits d’Althusser, est ici présenté d’une
manière caricaturale et forme ainsi la raison pour laquelle Althusser veut
mettre en évidence dès lors une idée déjà souterrainement présente dans ses
travaux antérieurs : que la rupture épistémologique de Marx doit être
fondée dans la lutte des classes.
La science devrait maintenant fournir « des connaissances
objectives » (EA, 23), « vérifiables par pratique scientifique et
politique » (EA, 23-24). Cette science serait révolutionnaire :
« une science dont les révolutionnaires peuvent se servir pour la
révolution, mais une science dont ils peuvent se servir parce qu’elle est, dans
le dispositif théorique de ses concepts, sur des points théoriques de
classe révolutionnaires» (EA, 64). De cette conception modifiée de la
science découle également une re-théorisation de l’idéologie qui en fait une
qualification assignée par la science. Cette assignation, qu’Althusser
soutient dès le début de son tournant politiciste en 1966, « n’est
possible que sous la rétrospection d’une connaissance non idéologique ».[9] Selon cette vision, il serait – écrit
Althusser un an plus tard en 1967 – « l’existence de la science elle-même
qui instaure dans l’histoire des théories cette ‹coupure› à partir de laquelle
il est possible de déclarer
idéologique sa préhistoire ».
[10]
Ces rectifications autocritiques
d’idéologie et de science sont la scène sur laquelle survient dans la réponse
d’Althusser à John Lewis
[11] l’idée de la philosophie comme
«
lutte
de classe dans la théorie » (RJL, 11). Cette conception prend le
relais de celle de Théorie qui est maintenant jugée indéfendable à cause de
« l’équivoque, qui unit sous un seul et même vocable et la pratique
scientifique et la pratique philosophique, et induit par là l’idée que la
philosophie puisse être (une) science » (EA, 96). La coupure
épistémologique ne recouvrirait que la partie scientifique de la révolution
opérée par Marx. A partir de 1966, la composante philosophique de cette
révolution gagne successivement en importance pour Althusser. En 1972, il se
reproche d’avoir sous-estimé la philosophie politiquement par « le système
de la ‹double représentation›,
égalitaire, auprès des Sciences et
de la Politique » (EA, 100).
Non seulement la politique devrait maintenant
l’emporter sur la science, mais la philosophie serait aussi proprement
politique. Elle
représenterait « la politique dans la théorie » (RJL, 56). Enracinée
dans la réalité de la lutte de classe économique, la philosophie tracerait
constamment une ligne de démarcation par rapport à l’idéologie. L’opposition
devient ainsi le fondement primaire de la théorie d’Althusser qui semble peut
consciente du risque de réduire tout effort théorique à des « effets de
démarcation, c’est-à-dire de position dans l’opposition ».
[12] Selon les
Eléments d’autocritique,
Marx «
ne pouvait rompre avec l’idéologie bourgeoise dans son ensemble
qu’à la condition de s’inspirer des prémisses de l’idéologie prolétarienne, et
des premières luttes de classes du prolétariat, où cette idéologie prenait corps
et consistance. Voilà l’‹événement› qui, derrière la scène rationaliste de
l’opposition entre la ‹vérité positive› et l’illusion idéologique, donnait à
cette opposition sa dimension historique véritable. » (EA, 45) Déjà
en 1969, Althusser – dans son manuscrit
Sur la reproduction[13] – va dans ce sens : « Il n’est […]
pas possible – et Lénine l’a admirablement compris et montré – ni de
comprendre, ni à plus forte raison d’exposer et de développer la théorie
marxiste, même sur tel point limité, si on ne se place pas sur des positions de
classe prolétariennes dans le domaine de la théorie. » (SR, 21)
Ce « léninisme »,
prétendument en cause avec la théorie marxiste (cf. EA, 33), annonce une
nouvelle position épistémologique dans l’interprétation althussérienne de la
critique de l’économie politique. En associant politique et épistémologie,
Althusser soutient que la possibilité de connaissance de Marx est proprement
politique, que seule une certaine position politique adoptée d’avance garantit
cette connaissance.
Certes, l’autocritique althussérienne a quelques
mérites. Elle est anti-dogmatique et courageuse, notamment face à un mouvement
communiste dans lequel ce geste est devenu rituel insipide. De plus, avec la rectification de ses propos de la
première moitié des années 1960, Althusser s’attaque à un vrai problème de sa
théorie, à savoir une conception rationaliste de la science procédant par
abstraction et démonstration et manifestement inspirée de la mathématique et
non des sciences expérimentales. Finalement, les
Eléments
d’autocritique présentent un enjeu théorique important : l’articulation
de l’histoire sociale et du savoir, généralement négligée dans les approches
habituelles de la théorie des sciences. Mais tandis que le manuscrit
Sur
la reproduction proposait encore une conception élaborée de cette
articulation,
[14]Althusser retombe dans son autocritique dans le
déterminisme et ainsi dans le stalinisme théorique qui a été au centre de la
critique de son travail précédent.
Réduction de la critique de l’économie
politique sur la lutte des classes
Il n’est sans doute pas faux de
constater – comme Althusser le fait en 1972 – qu’ « il n’est guère
question de la lutte des classespour elle-même dans Pour
Marx et Lire le Capital » (EA, 94). Reste à savoir
dans quelle mesure ce fait devrait mettre en question les propos de ces livres.
Sur ce point, Althusser nous laisse sur notre faim.
Une reconstruction de ses propos sur les classes permet d’y voir plus clair.
En 1972, Althusser suggère que la
« lutte des classes n’est pas l’effet dérivé de l’existence des classes,
qui existeraient
antérieurement (en droit et en fait) à leur
lutte : la lutte des classes est la forme historique de la
contradiction (interne
à un mode de production) qui
divise les classes en
classes ». Selon lui, il y a un «
primat de la contradiction sur
les contraires qui s’affrontent, qui s’opposent », raison pour
laquelle il fallait «
mettre la lutte des classes au premier rang »
(RJL, 29-30). Ici, la dimension dynamique du concept de classe l’emporte sur sa
dimension structurelle.
[15] Cette position semble difficilement
conciliable avec la critique de l’économie politique et ceci pour deux raisons.
Théoriquement,
Le Capital consiste au fond dans une analyse
d’une socialisation par le marché. Ce dernier présente une domination
systémique – dans le livre premier
[16] nous trouvons l’expression idoine de
« la contrainte muette des rapports économiques » (C1, 829) – pour
tous les acteurs sociaux peu importe leur appartenance de classe, même si les
conséquences qui en résultent peuvent être considérables. Marx concentre ses
efforts sur la dimension structurelle de la société existante ce qui ne veut
évidemment pas dire qu’il omet son aspect dynamique : « La lutte
entre le capitaliste et le travailleur salarié commence avec l’existence du
rapport capitaliste proprement dit. » (C1, 479) Mais cette lutte,
Le
Capital ne l’évoque qu’en passant (lutte pour la journée de travail
normale, lutte entre l’ouvrier et la machine, accumulation initiale etc.) et
nous n’en trouvons point de recherche systématique ou de définition
conceptuelle. Certes, il y a des passages euphoriques sur la lutte des classes,
ne pensons qu’à ces quelques pages fameuses sur la « Tendance historique
de l’accumulation capitaliste » (cf. C1, 854-857).
Cependant,
celles-ci impliquent non seulement une philosophie de l’histoire, qu’Althusser
rejette pour des bonnes causes, mais contredisent aussi certains acquis de
l’analyse marxienne parcourue auparavant.[17] La deuxième raison pour laquelle le propos
d’Althusser sur les classes est en tension avec la critique de l’économie
politique est de l’ordre de l’exposition. En fait,
Le Capital procède
d’une manière directement inverse à la revendication d’Althusser. Les classes
qui devraient être « une seule et même chose » (RJL, 29-30) avec leur
lutte, ne sont qu’évoquées systématiquement à la fin du troisième livre
[18] et ici le manuscrit s’interrompt après deux
pages (cf. C3, III, 259-260). Il est certes oiseux de spéculer sur ce que Marx
aurait pu écrire dans son paragraphe inachevé.
Une recherche
sur les classes doit donc s’appuyer sur ce que les trois livres du Capital retiennent
en passage. Mais ces indications vont beaucoup plus dans le sens structurel du
concept des classes (sans procéder au réductionnisme althussérien évoqué)
confirmant ainsi notre première objection. Néanmoins, la place de ces quelques
lignes explicites sur les classes nous indiquent que pour Marx, leur analyse
systématique ne peut se faire qu’à un certain niveau, i.e. celui du
« procès d’ensemble du capital », et non pas au premier rang.[19] Nous voyons donc comment l’idée qu’Althusser
se fait de la lutte des classes peut mettre en question les propos de
Pour
Marx et de
Lire le Capital, livres qui s’efforcent
beaucoup de traiter des questions de structure dans l’analyse de Marx et qui
ont rapportées à Althusser le reproche malheureux du structuralisme.
A côté de son exposé sur la lutte des
classes, un autre propos althussérien concernant un concept fondamental de la
critique de l’économie politique semble méconnaître la théorie de Marx. Ce
propos est également inspiré de l’importance accrue qu’Althusser attribue à la
contradiction des classes à partir de la deuxième moitié des années 1960 et il
concerne le concept de mode de production. Selon Althusser, nous avons en celui-ci
à faire au concept central de la science du continent-Histoire inaugurée par
Marx.
Articulant les forces productives avec les rapports
de production et ayant ces derniers comme déterminant, le mode de production
devrait nous confronter au premier plan à une problématique d’exploitation. Le
Capital de Marx mettrait « l’accent […] sur les Rapports de
production, dont le primat est affirmé sans contestation » (SR, 248) et
ces rapports seraient avant tout « des rapports de répartition unilatérale
des moyens de production entre ceux qui les détiennent d’une part, et ceux qui
en sont dépourvus d’autre part, cette répartition des moyens de production
déterminant la répartition des produits » (SR, 52). Ce propos n’est pas
faux, mais réductionniste, ce que démontre particulièrement la phrase suivante
d’Althusser : « nous savons ce qui caractérise en dernière instance
un mode de production, ce sont ‹les rapports de production et d’échange qui
sont les siens› (Marx), et comme les rapports d’échange sont fonction des
rapports de production, ce sont donc les rapports de production » (SR,
180). Marx, par contre, vise – comme le prouve le deuxième livre du Capital –
avec son concept une réalité beaucoup plus complexe : « Le capital,
étant de la valeur qui se met en valeur, n’implique pas seulement des rapports
de classe, ou un caractère social déterminé reposant sur l’existence du travail
comme travail salarié : c’est un mouvement, un procès cyclique traversant
différents stades et qui lui-même implique à son tour trois formes différentes
du procès cyclique. C’est pourquoi on ne peut le comprendre que comme
mouvement, et non pas comme une chose au repos. Ceux qui considèrent
l’avènement à une existence indépendante de la valeur comme une pure
abstraction oublient que le mouvement du capital industriel est cette
abstraction in actu [en action]. » [20] Le mode de production capitaliste inclut donc
– comme l’écrit Marc Abélès dans le
Dictionnaire Critique du
Marxisme – « un ensemble complexe de relations […]. L’élément
super-structurel est investi dans la forme même de la production. Construire le
concept de mode de production n’implique pas seulement qu’on décrive des
‹régions› ou qu’on additionne des ‹instances› ou des ‹fonctions›. Il s’agit de
restituer les conditions et les effets de cette articulation complexe ».
[21] Avec Marx, nous pouvons donc soutenir que le
mode de production, bien qu’il ne soit pas identique avec le concept de société
(qui inclut l’état, les relations de sexes etc.), est ce que le premier
Althusser appelle un « Tout complexe structuré » (PM, 198), déterminé
en dernière instance par le rapport de production, déterminante dont
« l’heure solitaire […] ne sonne jamais » (PM, 113). Pour l’Althusser
politiciste par contre le mode de production et le rapport de production ne
sont qu’un. « L’élément super-structurel »
[22] ne serait qu’un appendice à l’analyse de Marx
qui s’occuperait de la production, sphère dans laquelle a lieu l’exploitation
et qui importe particulièrement à Althusser.
La régression de l’interprétation
du Capital
Après avoir vu comment la réduction de
la critique de l’économie politique sur la lutte des classes se heurte à la
théorie de Marx, je me propose, à partir de deux textes, d’explorer plus
concrètement les atteintes à la structure théorique du
Capital qui
découlent de ce qu’Althusser conçoit comme la prise en compte de « la
mesure, exceptionnelle, du rôle de la lutte des classes dans la philosophie de
Marx et dans le dispositif conceptuel du
Capital lui-même »
(EA, 64). Les deux textes en question sont un avertissement d’Althusser au
premier livre du
Capital de 1969
[23] et son avant-propos à un livre de Gérard
Duménil de 1977.
[24] Les offenses concernent l’exposition, le
rapport entre l’historique et le conceptuel, le fétichisme ainsi que la lutte
des classes.
Dans son avertissement, Althusser donne
la « recommandation
impérative » de « mettre
PROVISOIREMENT ENTRE PARENTHÈSES TOUTE LA SECTION I ; et [de] COMMENCER LA
LECTURE PAR LA SECTION II » (AV, 13), c’est-à-dire d’affronter le livre de
Marx par la discussion de la formule générale du capital et de ces
contradictions qui donnent lieu à l’analyse de l’achat et de la vente de la
force de travail, bref à la théorie de la plus-value. Althusser nous conseille
ceci parce qu’il soutient que les premiers chapitres sont pris « dans une
conception hégélienne de la science (pour Hegel il n’est de science que
philosophique, et à ce titre toute vraie science
doit fonder son propre
commencement), Marx pensait alors que, ‹en toute science, le commencement
est ardu› » (AV, 19). De cette influence, Althusser veut « en tirer
la conséquence, ce qui suppose à la limite
qu’on ré-écrive la section I
du Capital, de façon qu’elle devienne un ‹commencement› qui ne soit plus du
tout ‹ardu›, mais simple et facile » (AV, 22). Comme point de départ pour
cette entreprise, Althusser nous propose « la
reproduction des
conditions de la production » (AV, 19) qui devrait être décrite lucidement
dans une lettre de Marx à son ami Kugelmann de 1868 : « Le bavardage
sur la nécessité de démontrer la notion de la valeur ne repose que sur une
ignorance totale, non seulement de la question dont il s’agit, mais aussi de la
méthode scientifique. N’importe quel enfant sait que toute nation crèverait,
qui cesserait le travail, je ne veux pas dire pour un an, mais ne fût-ce que
pour quelques semaines. »
[25] Althusser ne cite pas la suite de cette
lettre qui en est la seule partie qui traite explicitement de
l’exposition : « Il appartient précisément à la science de développer
comment agit
cette loi de la valeur. Si l’on voulait donc débuter en ‹expliquant› tous les
phénomènes qui en apparence contredisent la loi, il faudrait pouvoir fournir la
science
avant la science. »
[26]Le livre de Marx ne peut pas fournir cette science
avant la science. Il doit se contenter de l’y introduire de manière
compréhensible et sérieuse ce que Poulantzas a justement souligné :
« La science est un discours démonstratif, dans lequel l’ordre
d’exposition et de présentation des concepts tient de leurs rapports
nécessaires qu’il convient de faire apparaître : c’est cet ordre qui relie
les concepts et attribue à la discursivité scientifique son caractère
scientifique. »
[27] Mais avec son idée de partir de la
reproduction, Althusser rejette cette systématicité marxienne. La raison de ce
rejet est qu’Althusser identifie à partir de son autocritique la méthode
marxienne au rationalisme et à l’idéalisme. Ainsi, il n’est plus capable de
penser une systématicité non-déductive et rend impossible toute discussion du
rapport entre la méthode de Marx et son objet. Dans ce rapport, il s’agit d’une
détermination (de l’objet sur la méthode) comme Fred Schrader et Helmut Brentel
l’ont démontré sans présupposer un idéalisme hégélien quelconque.
[28] De plus, Althusser n’arrive ni à proposer une
alternative méthodique, ni à concevoir une analyse non-abitraire. Ainsi, les
textes qu’il propose pour une réécriture du
Capital sont ceux
qui devraient être les moins influencés d’Hegel, mais qui manquent en même
temps toute systématicité : la « Critique du programme de
Gotha » et les « Notes marginales pour le
Traité d’économie
politique d’Adolphe Wagner » (cf. AV, 21). Enfin, Althusser
conçoit la procédure marxienne simplement comme «
positionde
concept, inaugurant l’exploitation (analyse) de l’espace théorique ouvert et
fermé par cette position, puis par position d’un nouveau concept, élargissant
le champ théorique, et ainsi de suite : jusqu’à la constitution de champs
théoriques d’une extrême complexité structurelle » (AP, 257). Ainsi
devraient résulter le concept de valeur, de capital, de production capitaliste
etc., de « la contingence du commencement de Marx » (AP, 262). Avec ces
propos, Althusser méconnaît complètement ce que Marx – dans une lettre à
Lassalle en 1858 – exige avec son exposition : « à la fois un tableau
du système [de l’économie bourgeoise], et la critique de ce système par
l’exposé lui-même ».
[29] C’est justement l’ordre de cet exposé qui
fait apparaître que les formes catégorielles de l’économie bourgeoise sont des
transformations (
Verkehrungen) : « Par sa démonstration de la
constitution réelle des formes de l’objet économique et leur restitution au
cours de son analyse, elle [la théorie des formes économiques de Marx, K.L.]
accomplit en même temps la critique fondamentale de la société bourgeoise. »
[30]
La deuxième atteinte althussérienne au
Capital découle
de l’affirmation qu’on y trouverait deux logiques opposées : un
« intérieur » qui consisterait dans l’exposition des concepts et un
« extérieur » allant « de la valeur d’usage à la productivité du
travail et à la lutte des classes » (AP, 261). Ces parties historiques du
livre de Marx devraient rompre avec l’idée hégélienne de la science, de la
méthode et de la dialectique en mettant en avant la question clé de
l’exploitation.
[31] Marx, n’ayant prétendument traité de ce sujet
que dans « l’intériorité du champ conceptuel défini par les trois grands
concepts de marchandise, de capital et de production capitaliste » (AP,
260), aurait risqué de « réduire l’exploitation au simple décompte de la
plus-value, en laissant à l’‹extérieur› et les conditions de travail (premier
‹extérieur›), et les conditions de la reproduction de la force de travail
(second ‹extérieur›), cette marchandise qui n’est ni produite ni consommée
comme les autres marchandises, et qui […] est partie et enjeu dans la lutte des
classes (troisième et dernier ‹extérieur›) » (AP, 262). Ici encore, la
position d’Althusser ne semble que difficilement conciliable avec
Le Capital qui
n’oppose point les deux logiques en question bien que leur développement puisse
l’être.
[32] Il les articule, faisant ainsi de
l’exposition conceptuelle un système ouvert à l’histoire concrète. L’exemple le
plus instructif en est la valeur de la force de travail que Marx détermine
comme celle de toute autre marchandise par le temps nécessaire à sa production,
donc à sa reproduction. Cette détermination est variable selon tout changement
de la valeur des moyens nécessaires à l’entretien de la force de travail et
celui de la quantité des moyens considérés comme nécessaires pour cette
reproduction. Marx conçoit conséquemment un « élément historique et
moral » (C1, 193). Le propos d’une tension entre le conceptuel et
l’historique est d’autant plus absurde qu’une bonne partie des connaissances de
Marx reposent sur leur articulation. Pour l’exemple évoqué, nous pouvons
retenir que seul le développement conceptuel parcouru jusqu’à la théorie de la
valeur de la force de travail nous montre que la valeur d’une marchandise, dont
la force de travail n’est qu’un exemple particulier, se définit par le temps de
travail nécessaire à sa production ou sa reproduction.
La troisième offense d’Althusser au
Capital est
celle qui est la plus directement liée à sa nouvelle position épistémologique à
partir de la fin des années 1960 : les positions théoriques de classe.
Selon lui, il y a un groupe social qui est favorable à l’occupation de ces
positions. Les prolétaires, écrit-il en 1968, auraient « un ‹instinct de
classe› qui leur facilite le passage sur les ‹positions de classe› prolétariennes »,
tandis que les intellectuelles auraient « un instinct de classe
petit-bourgeois qui résiste farouchement à ce passage ».
[33] D’où vient cet instinct ? Althusser
soutient que les ouvriers « ont ‹par nature› un ‹instinct de classe› formé
par la rude école de l’exploitation quotidienne » (AV, 25), par « la
réalité quotidienne à laquelle ils ont affaire » (AV, 8), par
« l’expérience directe de l’exploitation capitaliste » (AV, 9). En
effet, les prolétaires « ne peuvent pas
ne pas voir cette
exploitation, puisqu’elle constitue leur vie quotidienne » (AV, 25). Ce propos
est totalement étranger au
Capital qui ne conçoit point de
lien entre un point de vue épistémique privilégié et une position sociale.
Selon la critique de l’économie politique, tous les acteurs sociaux sont
exposés aux illusions qu’Althusser voit uniquement régner sur l’esprit des
intellectuels. Ce phénomène, Marx l’appelle fétichisme. Celui-ci repose sur le
fait que la forme-marchandise « renvoie aux hommes l’image des caractères
sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du
travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par
nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs
au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux entre des
objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des
marchandises, des choses sensibles supra-sensibles, des choses sociales. »
(C1, 82-83) Les rapports, que le capitalisme installe entre les hommes,
apparaissent donc comme des rapports entre les choses. Mais il ne s’agit pas
d’une simple apparence ou conscience : le fétichisme « adhère aux
produits de travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises »
(C1, 83). Il est donc inscrit dans la praxis des hommes. Les « formes de
pensée » fétichistes ont « une validité sociale, et donc une
objectivité, pour les rapports de production de ce mode de production social
historiquement déterminé qu’est la production marchande » (C1, 87). Dans
Le
Capital, Marx analyse plusieurs fétiches, en outre celui du salaire. Selon
lui, le travail crée de la valeur mais n’en a pas en lui-même. Le
« rapport essentiel » qui est renfermé dans « la forme
phénoménale ‹valeur et prix du travail› ou ‹salaire› » est la valeur et le
prix de la force de travail. Tandis que les formes de pensée mystifiées
« se reproduisent d’une façon immédiatement spontanée, comme idées reçues
et formes de pensée courantes », ce rapport essentiel « ne peut
d’abord être découvert que par la science » (C1, 607). Les formes de
conscience spontanée font que dans le travail salarié « même le
surtravail, ou travail non payé, apparaît comme payé » (C1, 604-605). Et
Marx poursuit : « C’est sur cette forme phénoménale qui rend
invisible le rapport réel et qui en montre même rigoureusement le contraire que
repose l’ensemble des représentations juridiques du travailleur aussi bien que
du capitaliste, toutes les mystifications du mode de production capitaliste,
toutes ses illusions de liberté, toutes les sornettes apologétiques de
l’économie vulgaire. » (C1, 605)Pour Marx, c’est « la vie
quotidienne » (C1, 602) qui nous donne la catégorie du prix du travail,
donc justement la réalité qui fait, selon Althusser, que les travailleurs
devraient s’apercevoir de leur exploitation.
Le Capital constate
donc que l’exploitation devient invisible avec le salaire parce que même le
surtravail apparaît comme payé. Pour Althusser, cette représentation, issue des
rapports économiques, est une « mystification bourgeoise qui déclare que
le ‹travail› de l’ouvrier est ‹payé à sa valeur› », un piège, « où la
bourgeoisie essaie de prendre la conscience ouvrière pour détruire en elle
toute volonté de lutte des classes organisée » (AV, 16). Selon cette idée,
la bourgeoisie est le producteur conscient d’une tromperie qu’elle injecte dans
la conscience de la classe ouvrière pour satisfaire à son « intérêt à
travestir les rapports de classe » (SR, 69). Tandis que Marx analyse une
forme de pensée qui résulte des structures du mode capitaliste de production
même et qui affecte le travailleur « aussi bien que [le]
capitaliste » (C1, 605), Althusser part de l’idée d’idéologues
conceptistes.
La dernière atteinte althussérienne au
Capital concerne
la lutte des classes et découle de sa conception épistémologique que nous
venons de voir. Pour Althusser, la lutte de classe prolétarienne s’élève
« contre cette mystification » (SR, 68) que présente le salaire. Marx
par contre suggère que la lutte des classes se déroule d’abord entièrement dans
les représentations juridiques qui reposent sur la forme phénoménale de la
valeur ou du prix du travail. Ainsi, il retient pour le premier exemple d’une
lutte de classes dans
Le Capital, la lutte pour la journée de
travail normale : « Le capitaliste se réclame de son droit d’acheter quand
il cherche à rendre la journée de travail aussi longue que possible et à faire
deux journées de travail en une seule. D’un autre côté, la nature spécifique de
la marchandise vendue implique une limitation de sa consommation par
l’acheteur, et le travailleur se réclame de son droit de vendeur quand il veut
limiter la journée de travail à une grandeur normale déterminée. Il y a donc
ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant sceau de la loi
de l’échange marchand. Entre des droits égaux, c’est la violence qui tranche.
Et c’est ainsi que dans l’histoire de la production capitaliste, la
réglementation de la journée de travail se présente comme la lutte pour les
limites de la journée de travail. Lutte qui oppose le capitaliste global,
c’est-à-dire la classe des capitalistes, et le travailleur global, ou la classe
ouvrière. » (C1, 261-262) Selon
Le Capital, la lutte de classe
est donc d’abord immanente au mode capitaliste de production. La classe
ouvrière ne cherche pas à en finir avec la forme salariale même, mais se retire
sur une position de droit, fondée dans le rapport social du capital.
[34] Althusser méconnaît ce problème en défendant
que le défaut de la lutte de classe réside dans sa restriction à l’économie,
excluant ainsi une lutte politique (cf. AV, 16), et non pas dans son
attachement à la forme salariale.
Retour sur le premier Althusser
L’importance accrue de la lutte des
classes dans la réflexion d’Althusser à partir de 1966, où il veut se
débarrasser de sa conception rationaliste de la science, est responsable des
bévues théoriques importantes que nous venons de démontrer. Pourtant, il y
a une autre issue au problème du rationalisme du premier Althusser. Celle-ci consiste dans une radicalisation
matérialiste de sa conception de science et une réconciliation de ses premières
réflexions épistémologiques avec la théorie de la valeur et du fétiche.
Notamment l’école anglaise critical realism ainsi que Jacques
Rancière dans sa contribution à Lire le Capital, un texte qui a été
supprimé par Althusser dans l’édition en format « de poche » du livre
(cf. LLC, XI), se sont charger de remplir ces tâches.
Nous avons vu plus haut qu’Althusser
nous propose dans la première moitié des années 1960 une conception
anti-empirique de la science. Tandis que dans l’idéologie règne une
problématique empiriste et idéaliste, la science s’obtient en abandonnant
« le domaine où l’idéologie croit avoir affaire au réel » (PM, 196).
Ainsi, la science procède par la mise en question des apparences sensibles et
en dévoilant leur essentiel, c’est-à-dire en faisant abstraction de l’empirie.
Cette science ne se justifie pas par rapport à la réalité mais seulement par
rapport à des critères théoriques. C’est justement ici que se trouve le
« théoricisme » d’Althusser qui ne peut pas réclamer l’héritage de
Marx sur ce point. Car pour ce dernier, il est justement la réalité apparente
qui donne aux essences une validité sociale. Derek Sayer soutient à ce propos
que « l’abstraction de Marx […] ne prend pas la forme d’ ‹extraction›,
comme Althusser le conçoit, mais de ce que je devrais nommer une
critique ».
[35] L’autocritique althussérienne semble plutôt
porter sur une conception de science ricardienne. Marx critique celle-ci pour
son abstraction formelle des phénomènes. En fait, Ricardo identifie les
abstractions immédiatement à l’essence sans questionner le mécanisme par lequel
cette dernière apparaît. Rancière conclut que cela « tient à ce que n’ont
pas été pensées les conditions de possibilité de cette
unité [entre
l’essence et sa forme d’apparition, K.L.], à ce que le moteur du système n’a
pas été découvert » (LLC, 152). Marx se sépare de Ricardo « dans
l’analyse même, dans la manière de rechercher l’unité et de déterminer son mode
d’existence […]. Seule l’
analyse de forme que mène Marx permet le
second moment, le développement génétique [de la forme, K.L.]. » (LLC,
169)
Philosophiquement par contre, les
propos du premier Althusser sont à la hauteur de la conception marxienne de la
science.
Lire le Capital rejette surtout toute interprétation
historiciste ainsi que Rancière peut noter : « La différence entre
Marx et Ricardo n’est pas entre un système posé comme éternel et un système
historique où les catégories auraient été affectées d’un signe + (signe de leur
historicité). Seul Marx parvient à faire un système au sens kantien du terme.
Il n’y a qu’une manière pour l’économie politique d’être systématique, c’est
d’accéder à ce type d’objectivité radicalement nouveau, que Marx détermine dès
le premier chapitre du
Capital. » (LLC, 170) L’Althusser de 1965
rejette également l’empirisme mais malheureusement sans déterminer correctement
le procédé anti-empiriste de Marx. Celui-ci consiste d’abord dans une
identification de ce que le capitalisme a en commun avec d’autres modes de
production. Sur ce point, Marx conclut à des abstractions
simples : la production en général. Ensuite, il peut poser la
question de pourquoi ce contenu général prend une forme spécifique dans le capitalisme.
Marx prend au sérieux ce que Rancière appelle « la relation du phénomène à
l’objet
transcendantal » (LLC, 128) et met en lumière une « relation
d’inversion entre la détermination scientifique et la forme phénoménale, qui
est pour lui une loi générale de la scientificité » (LLC, 145). Sa
critique procède donc à ce que Sayer désigne « réalisme
transcendantal ».
[36]
Dans son autocritique, Althusser ne
reconnaît pas les raisons théoriques pour son « théoricisme » mais en
présente une critique qui aggrave sa bévue sur la théorie de Marx. En
s’attaquant au fétichisme et à l’exposition il met en question ce qui est en
corrélation théorique avec cette objectivité radicalement nouvelle découverte
par la critique de l’économie politique. Et ceci, parce que – comme le soutient
Rancière – l’analyse de la forme marchandise a montré que « la chose,
l’objet, était le support d’un rapport, que la méconnaissance de cette fonction
de support, du caractère sensible-suprasensible de la chose, transformait enpropriété naturelle
de la chose ce qui était l’expression d’un rapport social » (LLC, 179). En
effet, « les rapports qui déterminent le système capitaliste ne peuvent
exister que dans la forme de leur dissimulation. La forme de leur réalité est
la forme où disparaît leur mouvement réel » (LLC, 191), bref le fétichisme.
L’exposition du Capital est également une conséquence de la
découverte marxienne de l’objectivité sociale de la marchandise. Ainsi, le
développement des catégories par contradiction, accusé par Althusser d’être un
hégélianisme, se résout au simple mode d’efficace propre de la structure,
c’est-à-dire à son existence même. Rancière en conclut : « De la
sorte, il nous faut peut-être donner au concept de contradiction une valeur
purement indicielle ; Marx penserait dans les concepts
hégéliens de contradiction et de développement de la contradiction quelque
chose de radicalement nouveau dont il n’arrivait pas à formuler le
concept : le mode d’action de la structure en tant que mode d’action des
rapports de production qui la gouvernent. » (LLC, 131) Il n’est donc pas
question d’hégélianisme dans Le Capital. Le rapport entre la
méthode de Marx et son objet, entre l’exposé et la critique du système de
l’économie bourgeoise, que nous avons déjà soutenu plus haut, se fonde dans la
conversion des moyens de production en capital, du travail utile en travail
créateur de valeur, opéré dans le procès de la production capitaliste. Et c’est
à cause de cette conversion « que les caractéristiques du mode de
production capitaliste peuvent se trouver déjà incluses (eingeschlossen) dans
la simple forme marchandise du produit du travail » (LLC, 142). Contre
l’autocritique althussérienne nous devons retenir que la théorie du fétiche et
l’exposition du Capital sont deux manières d’honorer
l’exigence anti-empirique de la science matérialiste justement souligné par
Althusser.
De la Théorie de Marx à sa
réhabilitation
Les propos du
premier Althusser n’ont pas seulement des mérites philosophiques. Il me semble
qu’ils contiennent aussi quelque chose dont l’Althusser autocritique dément le
droit d’existence : une Théorie de Marx, ou pour le dire plus modestement,
son début. Marx renonce justement aux problématiques idéologiques de l’économie
politique classique – avec Michael Heinrich nous pouvons soutenir qu’il s’agit
d’anthropologie, d’individualisme, d’anhistoricisme et d’empirisme[37] – pour fonder « ‹dans un autre
élément›, dans le champ d’une nouvelle problématique, scientifique,
l’activité de la nouvelle théorie » (PM, 196). La critique de Marx est constructiviste,
sociocentrique et historique (non pas historiciste). Althusser s’exprime de
manière adéquate dans
Lire le Capitalquand il propose que l’effet
de connaissance d’idéologie et de la science serait déterminé « par
l’intelligence de son
mécanisme » (LLC, 79). Les
Eléments
d’autocritique encaissent l’enjeu théorique considérable de cette
définition et régressent sur une théorie du point de vue, c’est-à-dire «
des
positions théoriques de classe révolutionnaires » (EA, 64). La
différentiation entre science et idéologie est maintenant liée à la politique.
Mais si tout se résout à la politique, la Théorie qui détermine la différence
spécifique entre plusieurs modes du savoir n’est plus nécessaire. En même
temps, l’autocritique d’Althusser semble confondre les deux critiques que
présente l’œuvre de Marx, la critique de la connaissance et la critique
politique.
Mais leur rapport doit être considéré comme
beaucoup moins sévère qu’il l’était dans l’écrasante majorité de la tradition
marxiste. Heinrich
note justement sur ce point : « Nous devons distinguer […] la
critique politique des rapports capitalistes de la critique scientifique du
‹point de vue› de l’économie politique, de la construction de son objet
théorique. Cette critique politique n’est nullement la présupposition des
résultats scientifiques. Elle est leur conséquence. »
[38]
La valeur d’usage de l’interprétation
althussérienne de la critique de l’économie politique est étrangement
ambivalente. Tandis que
Pour Marx et
Lire le Capital disposent
d’une force philosophique considérable, même si celle-ci ne recouvre pas
toujours l’entreprise marxienne, la lecture althussérienne de Marx devient
insupportablement plate à partir de 1966.
Il est courant aujourd’hui
de lier l’œuvre d’Althusser à sa conjoncture politique. Peut-être que la régression de son interprétation
de Marx est liée véritablement à une importance accrue de questions politiques
dans le marxisme français à la fin des années 1960.
Sève a
récemment souligné comment ce développement a joué en défaveur des questions
théoriques. Mais si ces lectures-de-parti de Marx « mêlaient trop souvent
enthousiasme pour les idées et négligence envers les textes, lucidité sur la
portée des réponses qu’ils proposent et aveuglement sur bien des questions
qu’ils appellent »,[39] le cas théorique d’Althusser doit être
reconsidéré. Il s’agit d’une œuvre dont notamment le début dispose d’une valeur
d’usage, mais qui régresse au fur et à mesure. Pour éviter cette régression,
nous avons proposé une réhabilitation critique du premier Althusser. Elle
se veut autant être une réhabilitation critique de Marx pour lequel l’intérêt
s’est, sans justification, écroulé avec la chute de l’URSS.
Notes
[1] Kolja Lindner,
La lecture
symptomale de Louis Althusser – méthode et épistémologie de la critique de
l’économie politique, master en histoire et théorie du politique, IEP
Paris, 2006.
[2] Dominique Dhombres, « Le
coup de folie du philosophe »,
Le Monde, 30/31 juillet 2006,
p. 14.
[3] Dans plusieurs ouvrages collectifs importants
consacrés à la théorie d’Althusser, tel que Politique et philosophie
dans l’œuvre de Louis Althusser (PUF 1993), Denk-Prozesse nach
Althusser (Argument 1994), Althusser : a critical reader (Blackwell
1994), Althusser philosophe (PUF 1997) et Sartre,
Lukács, Althusser : des marxistes en philosophie (PUF 2005), seul
un texte (Jacques Bidet, « La lecture du Capital par
Louis Althusser », in Pierre Raymond dir., Althusser
philosophe, pp. 9-29) en fait méritoirement exception.
[4] Cf. Lucien Sève,
Penser
avec Marx aujourd’hui. I. Marx et nous (La Dispute 2004), pp. 24-32 et pp. 131-136.
[5] Cf. ibid., p. 95 passim.
[6] Louis Althusser et al.,
Lire
le Capital (PUF 1996), cité par la suite LLC.
[7] Louis Althusser,
Pour
Marx (La Découverte 1996), cité par la suite PM.
[8] Louis Althusser, Eléments
d’autocritique (Hachette 1974), cité par la suite EA.
[9] Louis Althusser, « Conjoncture
philosophique et recherche théorique marxiste », in Ecrits
philosophiques et politiques II (STOCK/IMEC 1995), pp. 393-415, ici p.
409.
[10] Louis Althusser « La querelle de
l’humanisme », in Ecrits philosophiques et politiques II (STOCK/IMEC
1995), pp. 433-532, ici p. 487.
[11] Louis Althusser, Réponse à John Lewis (François
Maspero 1973), cité par la suite RJL.
[12] Louis Althusser, « Soutenance
d’Amiens », in Solitude de Machiavel et autres textes (PUF
1998), pp. 199-236, ici p. 204.
[13] Louis Althusser,
Sur la
reproduction (PUF 1995), cité par la suite SR.
[14] Nous y lisons que les
transformations de la philosophie seraient « en rapport avec un
jeu
complexe, mais incontestable, entre des transformations dans les rapports
de classe et leur effets d’une part, et de grands événements de l’histoire des
sciences d’autre part » (SR, 39), avec « la
conjonction d’événements
importants dans les rapports de classe et de l’Etat d’une part, et dans
l’histoire des sciences d’autre part » (SR, 40). Ainsi, Althusser souligne
à propos de l’exemple de la philosophie de Descartes : « Nous ne
prétendons pas, qu’on nous entende bien, qu’on peut
déduire la
philosophie de Descartes de la conjonction de ces deux événements
économico-politique et scientifique décisifs [développement des rapports
juridiques marchands sous la monarchie absolue et fondation de la physique
mathématique par Galilée, K.L.]. Nous disons seulement que la
conjoncture,
sous laquelle Descartes pense, est
dominée par cette
conjonction,
qui la distingue radicalement de la conjoncture antérieure, par exemple celle
sous laquelle les Philosophes italiens de la Renaissance avaient à
penser. » (SR, 39)
[15] Les classes dans cette dimension
structurelle sont au centre de la théorie althussérienne avant 1966. Mais déjà
cette conception est redoutable parce que
Pour Marx et les
contributions d’Althusser à
Lire le Capital ne savent pas quoi
faire de la théorie de la valeur bien qu’ils soient philosophiquement à sa
hauteur. Le premier Althusser conçoit le capitalisme uniquement à partir de la
plus-value. Ce réductionnisme de classe se transforme à la fin des années 1960
dans un réductionnisme de la lutte des classes.
[16] Karl Marx,
Le Capital.
Critique de l’économie politique. Livre premier. Le procès de production du
capital, traduction de la 4ème édition allemande (Messidor/Editions
sociales 1983), cité par la suite C1.
[17] Cf. Michael Heinrich, Kritik der
politischen Ökonomie. Eine Einführung (Schmetterling 2004), p. 200
passim.
[18] Karl Marx, Le Capital. Critique de
l’économie politique. Livre troisième. Le procès d’ensemble de la production
capitaliste, 3 tomes (Editions sociales 1974), cité par la suite C3.
[19] Michael Heinrich, Kritik…, op.
cit., p. 195.
[20] Karl Marx,
Le Capital.
Critique de l’économie politique. Livre deuxième. Le procès de circulation du
capital, 2 tomes (Editions sociales 1978), I, p. 97.
[21] Marc Abélès, « Mode de
production »,
in Gérard Bensussan/Georges Labica (dir.),
Dictionnaire
Critique du Marxisme (PUF 1999), pp. 744-749, ici pp. 747-748.
[22] Nous avons avec cette
terminologie topologique, d’ailleurs très peu utilisée par Marx mais largement
repris par le marxisme, un bon exemple de ce que
Lire le Capital dénonce
constamment chez Marx, c’est-à-dire l’exemple d’un mot qui exprime mal le
concept dont il est question. Car si la superstructure est investie dans la
forme même de la production et si la structure détermine les rapports
d’échange, il est hautement redoutable que cet ensemble complexe est décrit
d’une manière adéquate par la référence à une topologie.
[23] Louis Althusser, « Avertissement aux
lecteurs du livre I du Capital », in Karl
Marx, Le Capital. Livre I.
(Garnier-Flammarion 1969), pp. 7-26, cité par la suite AV.
[24] Louis Althusser,
« Avant-propos du livre de G. Duménil,
Le concept de loi
économique dans ‹Le Capital› », in
Solitude…, op. cit.,
pp. 245-266, cité par la suite AP.
[25] Karl Marx,
Lettres sur
« Le Capital » (Editions Sociales 1964), p. 229.
[27] Nicos Poulantzas,
Pouvoir
politique et classes sociales (François Maspero 1972), I, p.18.
[28] Fred E. Schrader, Restauration und
Revolution. Die Vorarbeiten zum « Kapital » von Karl Marx in seinen
Studienheften 1850-1858(Gerstenberg 1980), p. 134 passim et
Helmut Brentel, Soziale Form und ökonomisches Objekt. Studien zum
Gegenstands- und Methodenverständnis der Kritik der politischen Ökonomie (Westdeutscher
Verlag 1989), p. 301 passim.
[29] Karl Marx, Correspondance, Tome 5
(Editions Sociales 1975), p. 143.
[30] Helmut Brentel, Soziale…, op.
cit., p. 278.
[31] Cf. Louis Althusser, « Marx dans ses
limites », in Ecrits philosophiques et politiques I (STOCK/IMEC
1994), pp. 357-524, notamment pp. 394-399.
[32] Ceci est le cas dans l’analyse du capital
marchant dans le troisième livre du Capital (cf. C3, I,
297-298) ce qui néanmoins ne confirme pas la thèse althussérienne d’une
contradiction entre l’analyse scientifique et l’histoire mais celle d’une
opposition possible de leur déroulement. Dans
Le Capital le
cours de
l’exposition et la
genèse historique peuvent être inverses.
[33] Louis Althusser, « La philosophie comme
arme de la révolution », in Positions (Editions Sociales
1976), pp. 35-48, ici p. 37.
[34] Cf. Evgeny B. Pašukanis, La théorie
générale du droit et le marxisme (Etudes et documentation
internationales 1970), p. 64 passim.
[35] Derek Sayer, « Science as Critique: Marx
vs. Althusser », in Mephan, John/David-Hillel Ruben
(dir.), Issues in marxist philosophy. Volume
III: Epistemology, science, ideology (Harvester 1979), pp. 27-54, ici
p. 36.
[37] Cf. Michael Heinrich, Die
Wissenschaft vom Wert. Die Marxsche Kritik der politischen Ökonomie zwischen
wissenschaftlicher Revolution und klassischer Tradition (Westfälisches
Dampfboot 1999), p. 82.
[39] Lucien Sève,
Penser…,
op. cit., p. 25.