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Karl Marx ✆ Ben Kling
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Isabelle Garo
La question européenne
a relancé les débats, au sein de la gauche radicale, sur l’internationalisme.
S’est progressivement affirmé en son sein la nécessité de repenser un internationalisme concret, refusant l’alternative
ruineuse entre le nationalisme raciste porté par l’extrême droite et
l’internationalisme du capital incarné par l’Union européenne, mais renonçant
également aux facilités d’un internationalisme abstrait.
Celui-ci postule
notamment que seraient résolues, en raison même de l’internationalisation du
capitalisme, les questions stratégiques de l’articulation des espaces – locaux,
nationaux et internationaux – dans la définition d’un projet de rupture
anticapitaliste, et de l’appartenance nationale du prolétariat. C’est à cette
dernière question qu’Isabelle Garo cherche notamment à répondre dans ce
texte en interrogeant le concept de peuple chez Marx et les prises de position
de ce dernier concernant les mouvements de libération nationale.
La question du peuple chez Marx est une question complexe,
en dépit des thèses tranchées qu’on lui prête volontiers sur ce sujet. Au
premier abord en effet, on a tendance à penser que Marx construit la catégorie
politique de prolétariat précisément contre la notion classique de peuple, trop
englobante et surtout trop homogénéisante, qui gomme les conflits de classe. En
ce sens, la notion de peuple serait illusoire, voire dangereusement
illusionnante lorsqu’elle est politiquement instrumentalisée.
Pourtant, si Marx se défie bien de toute conception
organique du peuple, il reprend le terme à plusieurs occasions et, en
particulier, pour penser les luttes nationales de son temps, lorsqu’elles
visent à conquérir l’indépendance contre des puissances colonisatrices. Il
l’utilise également pour désigner les spécificités nationales, qui
caractérisent les rapports de force sociaux et politiques toujours singuliers
et que, selon lui, il faut toujours analyser dans un tel cadre national. Enfin,
le terme de peuple désigne un certain type d’alliance de classes dans le cadre
de conflits sociaux et politiques de grande ampleur.
Lors de ces trois usages, le terme de « peuple »
n’est jamais détaché par Marx de tout clivage social, bien au contraire. Il
faut rappeler qu’il est, chez lui, directement hérité de la Révolution
française et des œuvres politiques qui l’encadrent, de Rousseau jusqu’à Babeuf
et Buonarroti : selon cette tradition, le terme de peuple désigne les
groupes sociaux opposés à l’aristocratie, et il n’est pas le substantif
indifférenciant que des usages postérieurs valoriseront.
Je voudrais aborder ici successivement ces différents usages
marxiens, en les confrontant à la question du prolétariat, que Marx élabore
parallèlement. Au cours de cette élaboration, et surtout à partir de la fin des
années 1850, Marx va s’intéresser de façon précise aux luttes d’émancipation et
à la colonisation, en Inde et en Chine, s’engageant activement dans le soutien
à l’Irlande et à la Pologne, tout particulièrement.
I. Peuple et
prolétariat, des concepts antagonistes?
Il faut rappeler que l’apparition de la notion de
prolétariat est ancienne. Dès l’origine, elle désigne non le peuple mais une
fraction du peuple, fraction caractérisée par sa situation sociale. Cette
situation peut-être définie de deux façons distinctes : soit comme dénuement
et pauvreté ; soit comme situation d’exploitation et de domination, si
l’on analyse un mode de production et donc une fonction sociale active, non pas
seulement un statut économique subalterne. On peut dire, schématiquement,
qu’avec Marx, le terme va transiter irréversiblement de son premier vers son
second sens.
Reprenons rapidement cette histoire : dans le droit
romain, les prolétaires, du latin « proles », « lignée »,
constituent la dernière classe des citoyens, dépourvus de toute propriété et
considérés comme utiles seulement par leur descendance. C’est à ce titre qu’ils
sont exemptés d’impôts. Repris dans le moyen français, le terme connaît un fort
regain d’intérêt au XIXe alors que se développe la critique sociale, politique
et économique du monde industriel naissant.
Dans ce contexte, le substantif « prolétariat »
apparaît en 1832 pour désigner l’ensemble des travailleurs pauvres, dont la
misère est perçue comme le résultat de l’égoïsme des classes dirigeantes. C’est
la thèse défendue par celui qui est premier à l’utiliser, Antoine Vidal, dans
le premier journal ouvrier de France, L’écho de la fabrique1. Et c’est en
référence directe à la révolte des canuts lyonnais de 1831 qu’il invente le
terme en 1832. Pour Vidal, la « classe prolétaire » est à la fois la
plus utile à la société et la plus méprisée. Il est frappant qu’il revendique
aussitôt qu’elle soit « quelque chose », reprenant ainsi les mots et
la thématique de Sieyès, dans Qu’est-ce
que le Tiers-Etat ? (1789), tout en redécoupant les frontières
sociales d’une classe populaire qui ne coïncide plus avec les contours
juridiques du tiers-état d’Ancien régime.
Dans un second temps, le terme se trouve transposé en
allemand en 1842 par l’économiste Lorenz von Stein qui étudie les courants
socialistes, notamment français, tout en étant hostile au communisme. Puis il
est repris par le Jeune Hégélien Moses Hess, alors proche d’Engels et de Marx,
tous trois revendiquant leur adhésion au communisme. On le rencontre dès 1843
sous la plume de Marx, chez qui il acquiert un sens nouveau et une importance
théorique centrale. Sa redéfinition marxienne s’élabore en trois étapes.
1. D’abord, le
terme apparaît fin 1843, au terme de la critique engagée par le jeune Marx
concernant la philosophie hégélienne du droit. Dans la préface qu’il rédige
pour le manuscrit de Kreuznach, qui engage la critique de la conception hégélienne
de l’Etat, il désigne le sujet social enfin identifié de l’émancipation
générale de la société civile moderne. Le prolétariat, parce qu’il est cette
classe qui « subit l’injustice tout court », ne peut viser qu’
« une reconquête totale de l’homme »2.
2. Dans L’Idéologie allemande (1845) puis
dans le Manifeste du Parti
communiste (1848), Marx et Engels affirment le rôle historique moteur des
luttes de classe et ils définissent l’antagonisme moderne qui oppose le
prolétariat et la bourgeoisie. Ils précisent ainsi une analyse d’abord engagée
par Engels dans son étude de la Situation de la classe laborieuse en
Angleterre. Le prolétariat se définit par sa place au sein d’un mode de
production et des rapports sociaux qui lui correspondent. Il est à la fois la
classe qui produit les richesses sans posséder de moyens de production, et
celle qui est appelée, de ce fait même, à la transformation radicale du
capitalisme.
3. Enfin, dans le
Capital et dans le vaste ensemble des manuscrits préparatoires, la découverte
de la survaleur et de son origine : la fraction de temps de travail non
payé que s’approprie le capitaliste, permet à Marx de préciser cette notion et
d’en exposer la dimension dialectique. Le prolétariat n’est pas avant tout
pauvre, il est dépossédé de la richesse sociale qu’il crée. Par suite, son
unité et son identité de classe se construisent en contradiction avec le
caractère privé de l’appropriation bourgeoise et visent le communisme. Mais,
d’un autre côté, le prolétariat subit aussi une concurrence vive entre ses
membres, concurrence entretenue par la classe capitaliste et qui fait
puissamment obstacle à sa prise de conscience unitaire et à son rôle
révolutionnaire.
Le prolétariat au sens marxien est une notion qui se veut
socialement descriptive mais qui présente toujours en même temps une dimension
politique et philosophique constitutive. Je voudrais insister principalement
sur le premier moment de cette construction.
En effet, dès l’Introduction
de la contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel,
rédigée à partir de la fin 1843, Marx développe sa thèse concernant le rôle
historique du prolétariat moderne, et plus particulièrement du prolétariat
allemand. Or, loin de proposer de substituer le prolétariat au peuple, on y
rencontre précisément la mise en relation dialectique des notions de
prolétariat et de peuple. D’une part, Marx distingue deux histoires nationales
et deux scénarios d’émancipation :
« nous avons en
effet partagé les restaurations des peuples modernes (die modernen Völker) sans
partager leurs révolutions. Nous avons connu des restaurations, premièrement
parce que d’autres peuples ont osé faire une révolution, et deuxièmement parce
que d’autres peuples ont subi une contre-révolution »3.
Ici, les notions de peuple et de révolution (ou de
contre-révolutions) se font immédiatement écho. Il existe des cultures
politiques populaires, et ces cultures politiques conduisent à se déterminer
pour ou contre la révolution, cette dernière ayant avant tout pour modèle la
« grande » révolution anti-féodale française. En rapport avec cet
horizon, qui lie peuple et révolution anti-féodale comme des entités politiques
associées, indissociables même, Marx va utiliser la notion de prolétariat pour
la relier à un nouveau type de révolution, plus avancée, qu’on peut qualifier
d’anti-capitaliste ou de communiste, radicalisant la révolution précédente. Il
en résulte, d’une part, que les luttes allemandes, aussi arriérées
soient-elles, présentent pourtant une portée universelle, au même titre qu’en
son temps la Révolution française.
On retrouvera par la suite, bien plus développée, l’idée que
les luttes émancipatrices d’un peuple importent au sort de tous les autres. De
ce point de vue, la solidarité avec les peuples opprimés est bien plus que de la
philanthropie. Pour le dire autrement, elle n’est pas seulement de nature
morale, elle est d’ordre fondamentalement politique : « Et même pour
les peuples modernes, cette lutte contre le contenu borné du statu quo allemand
ne peut être sans intérêt, car le statu quo allemand est l’accomplissement
avoué de l’ancien régime et l’ancien régime est le défaut caché de l’Etat
moderne »4.
Ainsi, la notion de peuple conserve-t-elle sa validité, en
dépit de ses limites, du fait du maintien de l’Ancien Régime, y compris au sein
des nations qui ont réalisé leur révolution anti-féodale. En d’autres termes,
cette révolution partielle et inachevée se fait matrice de révolutions plus
radicales, de la même manière que les peuples se déterminent comme classes
populaires elles-mêmes plus ou moins radicales, le prolétariat étant le nom de
cette radicalisation populaire, à la fois sociale et politique.
C’est en ce point, qu’on rencontre une définition du
prolétariat très originale : à la fois fraction du peuple, elle représente
le peuple tout entier et tendanciellement l’humanité même, du fait de la
condition qu’elle subit en même temps que des exigences politiques et sociales
elle est porteuse. Loin de proposer une sécession sociale, qui isolerait le
prolétariat des autres composantes et en ferait une avant-garde sociale et
politique, c’est bien comme représentant universel, représentant de fait de la
souffrance, de l’exploitation et de la volonté d’émancipation, que le
prolétariat se découpe et se singularise, en tant que classe offensive, apte à
s’organiser politiquement.
Mais il faut aussitôt préciser que c’est précisément en
vertu de cette dimension universelle que la révolution à venir n’est pas, ne
sera pas une simple révolution politique. « Où réside la possibilité
positive de l’émancipation allemande ? » s’interroge Marx. Et il
répond :
« Dans la
formation d’une classe aux chaînes radicales, d’une classe de la société civile
qui ne soit pas une classe de la société civile, d’un état social qui soit la
dissolution de tous les états sociaux, d’une sphère qui possède un caractère
d’universalité par l’universalité de ses souffrances (…), qui ne puisse plus se
targuer d’un titre historique mais seulement du titre humain (…), d’une sphère
enfin qui ne puisse s’émanciper sans s’émanciper de toutes les autres sphères
de la société et sans émanciper de ce fait les autres sphères de la société,
qui soit, en un mot, la perte totale de l’homme et ne puisse donc se
reconquérir sans une reconquête totale de l’homme. Cette dissolution de la
société réalisée dans un état social particulier, c’est le prolétariat »5.
Marx ne changera jamais d’avis quant au caractère humain,
c’est-à-dire universellement humanisant, de l’émancipation sociale. En
revanche, après être entré dans ce qu’il nomme le « laboratoire de la
production » c’est-à-dire après avoir engagé la critique de l’économie
politique, il développera une conception plus complexe et moins optimiste du
prolétariat comme classe offensive, faisant toujours davantage place aux
contradictions qui le divisent d’avec lui-même. La concurrence ouvrière est à
la fois inscrite dans les rapports de production capitalistes et
systématiquement instrumentalisée par la bourgeoisie, en particulier par sa
fraction industrielle. Mais il insistera également sur l’émergence, dans le
cadre de la grande industrie naissante, du travailleur polyvalent, porteur
d’une culture et de facultés humaines développées, loin de tout misérabilisme
et de toute « victimisation ». Enfin, il fera place à la complexité
du processus politique qui doit parvenir à l’abolition de l’appropriation privée
des richesses socialement produites, au communisme donc.
Quoi qu’il en soit, la conception du rapport entre
prolétariat et peuple se révèle dès le départ contradictoire, ou plus
exactement : éminemment dialectique, ce qui est bien différent. Car Marx, qu’il
traite de politique ou d’économie, ne cesse d’être philosophe. Ici, la
singularité est le lieu où émerge l’universel, non le lieu de formation d’une
identité séparée et close sur elle-même. Il en ira de même des
nationalités : découpage de l’humanité en entités politiques jamais
complètement isolées, les nations sont dans certains cas et à certains moments
porteuses d’une histoire émancipatrice qui les rend universelles.
II. Peuples
en luttes et libérations nationales
Ainsi, parallèlement à la spécification sociale et politique
des classes dans le cadre du mode de production capitaliste, la notion de
peuple reste pourtant utilisée par Marx pour penser des réalités nationales
diverses, irréductibles, où se spécifient singulièrement les rapports de
classes. Sur ce point encore, on attribue souvent à Marx une sous-estimation
profonde de la question des nationalités et des différences nationales, en vue
de penser un prolétariat d’emblée mondialisé, formé d’ouvriers qui « n’ont
pas de patrie » comme le proclame le Manifeste du parti communiste6 en
1848, à la veille du « printemps des peuples » et alors que
s’éveillent les consciences nationales. Là encore, l’analyse marxienne est bien
plus complexe qu’on ne le dit habituellement.
D’une part, Marx et Engels, reconnaissent, dès cette époque,
cette dimension nationale, constitutive de la construction de mouvements
ouvriers distincts, fonction d’un degré de développement économique et social
donné, fonction également d’un niveau de culture politique déterminé : « bien qu’elle ne soit pas, quant au
fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en
revêt cependant d’abord la forme. Le prolétariat de chaque pays doit, bien
entendu, en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie »7.
Ici, l’idée de nation tend à remplacer l’idée antérieure de
peuple, défini par son antagonisme avec l’aristocratie. La nation est le cadre
d’un rapport social qui met aux prises toutes les classes, qu’elles soient
dominantes ou dominées. Mais l’analyse se situe également à un autre
niveau : elle s’arrête sur la capacité d’uniformisation du marché mondial
d’un côté, qui entre en contradiction, de l’autre côté, avec le maintien voire
le renforcement des spécificités nationales. Ainsi, Marx et Engels
continuent-ils pendant un temps de penser que c’est la révolution allemande,
d’abord anti-féodale ou bourgeoise, qui « ne saurait être que le prélude
d’une révolution prolétarienne »8. Ce scénario sera profondément
bouleversé par la suite, et à plusieurs reprises.
Si la dimension nationale est bel et bien prise en
considération, Marx et Engels affirment dans le même temps la force d’expansion
mondiale du capitalisme, force estimée d’abord socialement homogénéisante,
thèse que Marx corrigera par la suite. On peut supposer que dans un texte qui a
vocation de manifeste politique, ils s’emploient d’abord à faire valoir une
perspective qu’on qualifiera plus tard d’ « internationaliste »,
de même ampleur que le marché mondial en voie de formation, mais porteuse de
perspectives tout autres. De fait, le texte qui prolonge l’affirmation célèbre
« les ouvriers n’ont pas de patrie » ajoute: « comme le prolétariat doit en premier lieu conquérir le pouvoir
politique, s’ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il
est encore par là national, quoique nullement au sens où l’entend la
bourgeoisie »9. On peut ajouter bien évidemment : nullement
au sens où les nationalismes chauvins l’entendront par la suite.
Marx et Engels continuent : « déjà les démarcations nationales et les oppositions entre les
peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie,
la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production
industrielle et les conditions d’existence qui lui correspondent. Le
prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». Et quelques
lignes plus loin on lit : « du
jour où tombe l’opposition des classes à l’intérieur de la nation, tombe
également l’hostilité des nations entre elles »10. Internationales, mais
seulement par anticipation, les luttes des prolétariats nationaux ont bien la
nation pour cadre mais non pour but.
Le prolétariat est-il encore ici, au moins pour un temps, la
figure du peuple, ou plus exactement : sa reconfiguration sociale et
politique ? Oui et non. Non, eu égard à l’argumentaire que je viens de
préciser. Oui pourtant, dans le cadre de luttes nationales qui visent
l’émancipation. En ce cas, un parallélisme apparaît entre la lutte du
prolétariat, dans un cadre national quel qu’il soit, et la lutte de certains
peuples, auxquels l’oppression subie confère un rôle historique majeur et, une
fois encore, une portée universelle.
Le mot de « peuple » voit alors coïncider ses deux
sens, fondus en une nouvelle définition. Le peuple est à la fois une entité
politique délimitée nationalement, mais il est aussi cette entité sociale qui
lutte avec et contre d’autres, au plan international : disons que la
portée descriptive ou analytique du terme retrouve de nouveau sa dimension
politique, ouverte aux radicalisations que Marx appelle de ses vœux. Si le
terme de « peuple » ne devient pas pour autant l’occasion d’une
théorisation séparée, il ne disparaît pas du vocabulaire marxien parce que lui
seul permet de comprendre les mouvements d’indépendance nationale en tant que
luttes elles aussi porteuses d’universalité, et cela par-delà même leur
composante prolétarienne. C’est bien entendu le cas lorsque des paysanneries
luttent contre une puissance coloniale.
Cette reprise ouvre à une réflexion nouvelle et tout à fait
essentielle sur les perspectives de révolution communiste. Car, à partir de là,
Marx va s’orienter vers des scénarios qui échappent à toute linéarité et ne
font pas de la constitution d’un prolétariat national la condition sine qua non de l’émancipation.
Autrement dit, il en vient à penser qu’il est possible d’accéder au communisme
sans passer nécessairement par la voie capitaliste. Et la notion de peuple est
finalement et de nouveau la plus utilisable pour penser ces processus
différenciés.
En effet, Marx va abandonner au cours des années 1850 la
thèse de la portée civilisatrice de la colonisation, dont on trouve quelquefois
trace dans ses textes antérieurs. A la lumière en particulier des situations
indienne et chinoise, qu’il étudie alors, il juge que la pire barbarie se trouve
en réalité du côté des colons britanniques. Parallèlement, il s’intéresse et
prendre parti pour la Pologne et l’Irlande, en faveur des anti-esclavagistes
américains, avant de se pencher sur la Russie.
Le cas de l’Irlande est particulièrement intéressant, en ce
qui concerne le rapport entre peuple, classe ouvrière et nation tel que Marx
s’efforce de le concevoir, modifiant au cours du temps ses conceptions
initiales. Je m’appuie ici sur le remarquable ouvrage de Kevin
Anderson : Marx at the
Margins11. Dans ses articles et ses déclarations au sujet de l’Irlande, à
cette époque, Marx s’emploie à combiner les questions de classe, d’identité
ethnique et de réalités nationales, déjà abordées précédemment.
En Irlande, le prolétariat se présente comme fraction du
prolétariat britannique, fraction surexploitée et dominée. Dans le même temps,
l’Irlande se présente comme colonie britannique, luttant pour son indépendance
nationale. Face à cette situation complexe, d’une part, Marx et Engels
conseillent aux révolutionnaires irlandais de donner toute son importance à la
question des classes, et leur reprochent l’utilisation de la violence autant
que la fixation religieuse identitaire.
D’autre part, Marx en vient peu à peu à considérer que le
mouvement irlandais est le point d’appui des luttes ouvrières anglaises, et non
l’inverse. Dans une lettre à Engels du 10 décembre 1869, il écrit :
« longtemps j’ai
pensé qu’il était possible de renverser le régime actuel de l’Irlande grâce à
la montée de la classe ouvrière anglaise (…) Or une analyse plus approfondie
m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera jamais rien
tant qu’elle ne se sera pas défaite de l’Irlande. C’est en Irlande qu’il faut
placer le levier. Voilà pourquoi la question irlandaise est si importante pour
le mouvement social en général »12.
Présente également sur le sol anglais, la classe ouvrière
irlandaise est l’occasion de dissensions internes au mouvement ouvrier, qui
paralysent ce dernier et qui sont sciemment entretenues par le patronat anglais,
sur le modèle du racisme et de l’esclavagisme nord-américain. Sur ce point,
Marx accorde une conscience bien supérieure à la classe capitaliste, tandis que
la classe ouvrière, qu’elle soit anglaise ou irlandaise, ne parvient pas à
surmonter son antagonisme, la lutte de races, la xénophobie, l’emportant sur
les luttes de classe, qui devraient logiquement fédérer prolétariat britannique
et sous-prolétariat irlandais.
Pour conclure sur la portée politique considérable de ces
réflexions, deux remarques sur la question du peuple me semblent importantes.
La première concerne le débat fameux qui opposera Marx à
Bakounine au sein de la 1ère Internationale. On connaît l’accusation
d’autoritarisme et d’étatisme adressée par Bakounine à Marx. On sait moins que cette
opposition concerne aussi la situation en Irlande. Pure diversion, pour les
bakouninistes, la cause irlandaise nuit selon eux à la cause révolutionnaire.
Pour Marx, elle en est une composante, l’émancipation des peuples opprimés
contribuant à l’émancipation ouvrière, et plus largement à l’émancipation
humaine.
La seconde concerne la spécificité de la société
irlandaise : l’Irlande est avant tout une colonie agricole de
l’Angleterre, qui incite les indépendantistes à faire de l’insurrection
paysanne le point de départ de la révolution nationale. C’est contre
l’oligarchie foncière anglaise que lutte avant tout le peuple irlandais, Marx
donnant alors à la question de la propriété de la terre un rôle politique clé,
comme point de départ d’une révolution sociale en Angleterre même.
Cela pose à la fois le problème des alliances de classes,
notamment celui de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie, bien
loin de l’idée que le prolétariat serait à lui seul la classe destinée à
conduire l’histoire et à conduire les révolutions. Par ailleurs, cette analyse
s’inscrit dans la réflexion de plus en plus affinée de Marx sur des voies de
développement non capitalistes. Dans ces cas, qui concernent bien des sociétés
dans le monde, qu’il analyse plus ou moins précisément (Chine, Inde, Russie,
Mexique, Pérou, Algérie, etc.), la révolution communiste n’a pas pour préalable
l’industrialisation capitaliste et la formation d’une classe ouvrière.
Toute linéarité historique disparaît alors, et la succession
obligée des modes de production cède la place à une attention portée à des
formes de propriétés traditionnelles, communales. Pour Marx, ces formes
persistantes pourraient bien fournir le point de départ concret d’une
réorganisation économique et sociale égalitaire, faisant l’économie du passage
de certains peuples par le capitalisme et par les souffrances qu’il entraîne.
On le voit, la figure du prolétariat est complexe. Pour la
saisir, il faut prendre en compte la spécificité de sa formation nationale et
donc la mettre obligatoirement en relation avec l’idée de peuple. Mais, selon
Marx, il faut aussi, à terme, viser une émancipation qui sache dépasser les
barrières nationales et les antagonismes, sans unifier pour autant les voies
politiques, ni les cultures au sein d’un scénario unitaire, préécrit, de
dépassement du capitalisme. L’attention à la périphérie non-occidentale du
capitalisme, dont les enjeux se révéleront pleinement dans le cadre des
décolonisations du XXe siècle, se trouve déjà chez Marx lui-même, qui envisage
que des sociétés puissent passer au communisme sans passer par le capitalisme,
faisant ainsi l’économie de sa violence sociale et de sa barbarie coloniale.
Au total, on peut conclure que le prolétariat n’est pas une
catégorie sociologique stable, encore moins le nom d’un sujet de l’histoire
unifié, mais une construction dynamique, toujours définie par son antagonisme
avec certaines classes et ses alliances avec d’autres classes sociales. Cet
antagonisme autant que ces alliances sont à concevoir avant tout comme des
constructions politiques, selon une perspective stratégique qui fera parfois
défaut au marxisme ultérieur mais sera reprise par certaines de ses
composantes.
Et c’est en raison même de cette plasticité de la notion,
que la catégorie de peuple se maintient, en vue de penser le caractère toujours
national d’une telle construction. Pour autant, le peuple n’est jamais lui non
plus une entité substantifiée ou figée. C’est donc bien la dialectique
prolétariat-peuple, soumise à l’examen précis de ce qu’elle est dans chaque
situation historique, qui fait sens, c’est-à-dire qui ouvre (ou qui referme)
des perspectives politiques d’émancipation qui, elles, visent bien, au bout du
compte, l’humanité tout entière.
1.
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Jacques
Guilhaumou, «De peuple à prolétaire(s): Antoine Vidal, porte-parole des
ouvriers dans L’Echo de la Fabrique en 1831-1832», Semen, n° 25,
2008, p. 101-115
|
2.
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|
Karl
Marx, Critique du droit politique hégélien, « Introduction à
la Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel »,
trad. A. Baraquin, Paris, Editions sociales, 1975, p. 211.
|
3.
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|
Ibid.,
p. 199.
|
4.
|
|
Ibid.,
p. 201.
|
5.
|
|
Ibid.,
p. 211.
|
6.
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|
Karl
Marx, Friedrich Engels, Le manifeste du parti communiste, trad.
G. Cornillet, Paris, Messidor/Editions sociales, 1986, p. 83.
|
7.
|
|
Ibid.,
p. 72.
|
8.
|
|
Ibid.,
p. 106.
|
9.
|
|
Ibid.,
p. 83.
|
10.
|
|
Ibid.,
p. 83.
|
11.
|
|
Kevin
B. Anderson, Marx at the Margins– On Nationalism, Ethnicity and
Non-Western Societies, Chicago, The University of Chicago Press, 2010.
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