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Dans les récits canoniques, il y a
deux lectures essentielles de la pensée de Marx sur le parti, toutes deux
insuffisantes. L’une, héritée des traditions léninistes, fait de Marx et Engels
les précurseurs de la social-démocratie allemande et russe, puis du
bolchevisme. L’autre fait de Marx un penseur presque libertaire. Dans cet
article de 1978, Étienne Balibar proposait une déconstruction minutieuse, une
lecture symptomale de la pensée marxienne du parti. Entre le parti comme
conscience et le parti comme appareil, se lisent des points d’incompatibilité,
des points aveugles, mais aussi de puissantes intuitions qui méritent d’être
réactivées. Au fond, il s’agit de faire travailler la contradiction féconde
entre autonomie de classe et pouvoir ouvrier, entre une nouvelle
intellectualité de masse et son devenir-État.
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Friedrich Engels & Karl Marx ✆ J. Stephensson
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Étienne Balibar
L’appréciation des analyses consacrées par Marx et Engels à
la question du parti révolutionnaire dépend
d’une question préalable qu’il faut poser au moins schématiquement. N’y a-t-il
pas chez eux, en fait, deux discours concurrents, diversement
entrecroisés, sur la question du « parti » ? Le premier
s’énoncerait sur le mode de l’analyse
de ce qui est, historiquement, et qu’il s’agit d’expliquer. De ce point de
vue, il n’y a pas « le » parti, selon un concept posé en soi avant
ses réalisations plus ou moins imparfaites : il y a des formes d’organisation ouvrières et prolétariennes multiples,
avec leur idéologie contradictoire, surgies de conditions économiques et
politiques déterminées, et qui jouent un rôle plus ou moins durable dans les
luttes de classes ; tels le chartisme, les organisations secrètes de type
blanquiste, la « Ligue des communistes », les Trade-unions,
l’Association internationale des travailleurs, l’Union générale des ouvriers
allemands (lassallienne), etc. Mais à côté de ce discours analytique, et
généralement critique, figure aussi semble-t-il un discours normatif, sur le
mode du devoir-être : énonçant, sur la base d’une théorie des
tendances historiques à long terme, ce que doit être le « parti
prolétarien » pour être conforme à son concept, c’est-à-dire à sa destinationhistorique :
la conquête du pouvoir politique par le prolétariat en vue de l’abolition de
l’exploitation capitaliste.
Ainsi le Manifeste
du parti communiste, texte qui occupe ici une position stratégique en ce
que, élaboré par Marx et Engels comme expression de leur première intervention
politico-théorique réellement efficace, il devint un demi-siècle plus tard la
base doctrinale du « marxisme » de la social-démocratie, pourrait-il
être décortiqué en fonction de ces deux discours. Par quoi échappe-t-il au
« positivisme » d’une simple description et d’une simple critique de
l’utopisme des organisations ouvrières des années 1840, sinon en les inscrivant
dans un processus d’histoire universelle ? Et en allant jusqu’à en faire
implicitement les « germes » présents d’un avenir inéluctable, bref
en développant une « téléologie » du parti :
Les communistes ne
forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers […] ils
n’établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils voudraient modeler
le mouvement ouvrier […] dans les différentes phases que traverse la lutte
entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement
dans sa totalité […] théoriquement ils ont sur le reste du prolétariat
l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins
générales du mouvement prolétarien ( Manifeste, ch. 2).
Plus que de repérer la répétition de cette
« dualité » de discours au sein des textes successifs, ce qui importe
à nos yeux c’est d’examiner la façon dont s’infléchissent, selon qu’ils sont
traités en fonction de l’une ou l’autre orientation, des thèmes décisifs tels
que la concurrence entre les ouvriers salariés (la concurrence est inhérente au
capitalisme, et le parti en représente déjà la négation : c’est ce qui
assigne au moment de l’organisation syndicale une fonction décisive dans la
constitution du parti, mais c’est aussi ce qui pose le problème de savoir si la forme
syndicale et la forme politique du « parti » sont
compatibles, et jusqu’à quel point) ; tel encore le thème de la différence
entre ce que nous pouvons appeler desformations idéologiques nationales. On
songera ici à la thèse récurrente chez Marx — point de rencontre et de
divergence aiguë avec Lassalle — qui faisait de l’unité allemande la condition
de la constitution du parti révolutionnaire en Allemagne, dépassant le
corporatisme ouvriériste comme le démocratisme petit-bourgeois, et donnant son
espace de réalisation au « sens allemand de la théorie » par
opposition à la « politique » pure française et au pragmatisme
« économique » anglais.
On ne saurait, aujourd’hui, réexaminer ces textes sans tenir
compte que la tendance « téléologique » qu’ils comportent — et dont
il faudra découvrir les causes dans les conditions initiales de la
« fusion » du mouvement ouvrier et de la théorie marxiste — a
directement facilité la constitution d’une conception apologétique du
parti, qui a régné d ans la IIe et la IIIe Int ernationale et qui n’a pas été
encore à ce jour radicalement critiquée. C’est précisément pour avoir
systématiquement exposé et inculqué cette conception que Kautsky est apparu, en
son temps, aux yeux mêmes de ses critiques « de gauche » et « de
droite », comme le marxiste orthodoxe par excellence. On se reportera
notamment à la brochure sur Les trois sources du marxisme (1908) :
l’idéalisme de cette conception évolutionniste (qu’Althusser a pu désigner
comme « l’hégélianisme du pauvre ») y apparaît clairement : le
parti politique, dont la social-démocratie allemande représentait le modèle, se
présente comme la forme supérieure d’une lignée d’évolutions qui conduit des
organisations les plus « spontanées » (coopératives, associations de
secours mutuel et d’éducation ouvrière) à la « conscience de classe »
organisée (syndicats, parti). Or cette forme supérieure est, comme telle, historiquement définitive (aussi
longtemps que subsiste la lutte de classes) parce que, selon Kautsky, elle résout
toutes les contradictions en son sein. Elle est définie comme
« fusion » (le terme apparaît ici) ou « synthèse »
universelle : 1. Synthèse des sciences naturelles et morales ( Naturwissenschaften /Geisteswissenschaften )
dans sa théorie ; 2. Synthèse des acquisitions divergentes de la culture
moderne : pensée économique anglaise, pensée politique révolutionnaire
française, pensée philosophique allemande… ; 3. Synthèse du mouvement
ouvrier (spontané) et du socialisme ; 4. Synthèse de la théorie et de la
pratique en général. C’est donc un succédané du Savoir Absolu. Et s’il est vrai
que les partis communistes se fondèrent, au lendemain de la « faillite de
la IIe Internationale » et de la Révolution d’Octobre, sur la rupture avec
la stratégie politique parlementariste de la social-démocratie, ils n’en
conservèrent pas moins au niveau théorique l’essentiel de ce modèle
téléologique du « parti de la classe ouvrière », quitte à inverser
certaines des pratiques qu’il impliquait (notamment dans le rapport des
syndicats et du parti) mais en conservant, comme l’indique justement Trentin
1,
la « division du travail » qu’il représente, et la hiérarchie
invariable des luttes de classes « économiques » et
« politiques » qu’il postule.
Or dès avant Octobre 17, une telle idéologie (et la fonction
apologétique qu’elle acquiert en pratique) avait bien entendu ménagé une facile
revanche à son contraire apparent : le positivisme d’une analyse
« sociologique » du fonctionnement réel des partis ouvriers qui,
substituant au passage à l’histoire des tendances de la lutte des classes la
description des comportements individuels, mettait en évidence les mécanismes
« charismatiques » (au sens de Max Weber) de soumission des
« masses » à leurs « chefs », et de contrôle bureaucratique
exercé par l’appareil politique sur les militants. Ouvrant ainsi la voie, par
la critique du socialisme, à la dénonciation du caractère prétendument
« oligarchique » de toute démocratie (cf. Robert Michels, Zur
Soziologie des Parteiwesens, 1911).
L’étude historique des termes dans lesquels s’est posé au
marxisme le problème du parti montre à la fois une profonde transformation
tendancielle et la persistance d’un problème non résolu, sous ses formes
successives. Elle peut nous permettre, de commencer à réouvrir la problématique
marxiste, à un moment où, sous ses variantes successives, le modèle
social-démocrate est définitivement entré en crise, et où la configuration du
mouvement ouvrier est en passe de se transformer profondément.
La conception du parti révolutionnaire chez Marx et Engels
est d’emblée liée à la conception de l’Etat. Mais — comme nous l’indiquons
par ailleurs — on trouve tendanciellement chez Marx et Engels deux
concepts successifs de l’Etat. Nous les prendrons comme fil conducteur.
Comment s’y rattachent les « définitions » du parti ? quels
problèmes posent-elles ?
Si l’on admet que le premier concept de l’Etat
l’identifie à la « sphère politique », représentation aliénée et
inversée des conflits d’intérêts de la « société civile »
(l’essentiel de l’Etat bourgeois étant l’effet d’inversion qui constitue en une
communauté illusoire de « citoyens » formellement égaux, des hommes
réels qui sont, eux, partagés en riches et pauvres, propriétaires et
non-propriétaires, bourgeois et prolétaires), on comprendra pourquoi toute une
partie des analyses marxistes du parti est dominée par la question de la
conscience de classe. Elles aboutissent à ce qu’on peut appeler schématiquement
la thèse du « parti-conscience ». Par contraste, le deuxième
concept de l’Etat identifie celui-ci avant tout à l’existence matérielle
d’une « machine » ou d’un « appareil » dont les organes
issus d’une « division du travail » spécifique assurent une fonction
bien réelle (et non pas « illusoire ») dans la lutte des classes. Ce
qui entraîne tendanciellement un déplacement correspondant à propos du
parti : ce qu’on peut appeler schématiquement la thèse du « parti-organisation »,
dominée par la question de la direction tactique et stratégique de la
lutte révolutionnaire.
Le «
parti-conscience »
Si l’Etat bourgeois est avant tout une représentation
mystifiée de la société, destinée à en masquer l’antagonisme interne (et
réalisée dans les formes du droit « public »), le problème du parti
révolutionnaire est celui d’une démystification qui doit s’opérer
dans la conscience de soi de la classe révolutionnaire. La conscience de classe
qui se réalise dans le parti s’oppose à l’aliénation « politique »,
elle fait surgir en face de celle-ci la réalité nue de l’exploitation et les
intérêts communs du prolétariat qui sont en même temps les intérêts généraux de
la tendance historique au communisme inscrite dans l’antagonisme de la société
civile. C’est donc la classe exploitée elle-même qui se transforme en
parti « autonome », au sein de l’ordre existant. Puis, à travers
sa propre dissolution (dans la révolution), en réalisant sa propre suppression
en tant que parti, elle aboutit par là-même à la suppression des classes,
donc à la suppression de toute distinction entre « société » et
« Etat ». En langage philosophique : le « parti » est
la médiation nécessaire entre l’émergence de la classe et son
abolition.
Il faut bien voir les contradictions de cette problématique,
qui domine pourtant la plupart des formulations du Manifeste, et dont les variantes successives s’étendent de la Critique de la philosophie de l’Etat de
Hegel et de la Question Juive (1843)
à laSituation de la classe laborieuse en
Angleterre (1844) et à L’Idéologie
Allemande(1845), puis à Misère
de la philosophie (1846) et au 18 Brumaire de Louis Bonaparte(1852).
Elle provient directement — fût-ce au prix d’une critique
interne — de la problématique juridique bourgeoise du « droit
naturel », dans laquelle les concepts de « classe » et de
« parti » désignent la division
de la société contre elle-même (cf. Rousseau, Contrat social, II, 2-3 ; IV, 1-2). A
ceci près que, tandis que le droit naturel (du moins dans sa version
rousseauiste) voit dans la négation du parti (et de la différence des partis)
la condition qui garantit l’inexistence des classes et donc la possibilité de
l’Etat démocratique (ou de l’identité du peuple et de l’Etat), Marx désigne
dans la constitution de la classe en parti le processus historique qui conduit
à la négation de l’Etat et seulement ainsi à la réalisation de la démocratie
effective. Mais cette différence n’abolit pas pour autant la
« dialectique » caractéristique de l’idéologie juridique entre l’ universalité, la vérité (ou
l’authenticité) et la conscience : l’intérêt apparemment
« particulier » du prolétariat recouvre en fait une universalité
essentielle, puisque, soumis à une exploitation radicale, il tend non pas à une
nouvelle domination, mais à l’abolition de toute différence de classe. C’est
cette universalité qui, en profondeur, anime la constitution de la classe
(prolétarienne) en parti (communiste) et garantit par conséquent l’authenticité
de sa conscience de soi (par opposition à l’inauthenticité de la conscience
idéologique incarnée dans l’Etat politique, qui présente comme universelle
la perpétuation d’un intérêt particulier : la propriété bourgeoise).
On trouvera dans la Situation
de la classe laborieuse en Angleterre et dans le Manifeste la traduction « matérialiste » de cette
thèse : elle s’y présente sous la forme de la description des conditions
de vie matérielles du prolétariat qui font de lui, d’ores et déjà, la
« dissolution de la société bourgeoise », classe universelle parce
que privée de toute propriété, et en ce sens de tout « intérêt »
acquis à faire valoir (« n’ayant à perdre que ses chaînes »), arrachée
par la révolution industrielle capitaliste à tous les liens sociaux
traditionnels (famille, patrie, religion), et donc radicalement dénuée
d’illusions sur la nature des rapports sociaux actuels.
Cependant, sous cette forme la thèse du parti-conscience est
intenable pour Marx : car à la limite cela voudrait dire que la politique
révolutionnaire s’identifie à la prise de conscience et à ses effets
(ce qu’ont bien entendu été conduits à admettre tous ceux qui, ultérieurement,
et notamment contre le « mécanisme » de la IIe, puis de la IIIe
Internationale, ont cherché dans une philosophie de la « classe »
comme « sujet historique » les voies de la rectification du marxisme
et du léninisme officiels : tel Lukacs). Or cette position purement et
simplement idéaliste a été d’emblée critiquée par Marx : on peut
même dire que c’est la critique de
toute possibilité d’identifier la politique aux effets et aux figures de la
conscience qui représente dès le début l’élément de matérialisme
irréductible, moteur de l’évolution théorique de Marx et de sa rupture
progressive avec toute l’idéologie bourgeoise. Cette impossibilité, Marx la lit
d’abord dans l’écart entre l’idéologie des Lumières et l’histoire
réelle de la Révolution française qu’elle inspire, ensuite dans l’écart entre
le socialisme utopique et la lutte de la classe ouvrière. Dès 1843 il l’avait
écrit : la politique n’est ni éducation ni propagande (« nous ne nous
présentons pas au monde en doctrinaires avec un principe nouveau : voici
la vérité, à genoux devant elle ! … »), mais elle est lutte matérielle
(« remplacer les armes de la critique par la critique des armes ») (Lettre à Ruge). Dès lors, dans le moment
même où Marx passe de l’humanisme révolutionnaire au communisme
révolutionnaire, il lui faut opérer un renversement matérialiste à
l’intérieur de la thèse du parti-conscience : la constitution de la
conscience de classe (ou encore, selon la terminologie du 18 Brumaire, le
passage de la « classe en soi » à la « classe pour soi »)
n’est pas une opération intellectuelle, c’est avant tout un processus pratique.
C’est la somme, l’intégration progressive de toutes les pratiques d’unification
et d’organisation des travailleurs au cours de leurs luttes contre
l’exploitation. Ce qui suppose, sinon que ces pratiques tendent à se fondre
dans un cadre institutionnel unique, du moins qu’elles convergent spontanément.
On verra qu’une importante difficulté surgit ici pour autant que cette
convergence est internationale dans son « contenu » et nationale dans
sa « forme », c’est-à-dire contradictoirement opposée à l’Etat et
dépendante de lui, « centrée » et « décentrée » par rapport
à l’Etat dont le centre est, lui, toujours national.
Le prolétariat n’existe pas comme classe du seul fait que
les travailleurs subissent tous des conditions d’exploitation analogues :
au contraire le rapport capitaliste repose lui-même sur la concurrence entre
les travailleurs (cf. Manifeste, Misère de la philosophie). Le seul effet
immédiat, spontané, du rapport de production capitaliste, puisque sa base est
la force de travail comme « marchandise », c’est de détruire, en
l’atomisant, la classe de travailleurs salariés qu’il produit tendanciellement.
C’est donc la lutte de classes, et elle seule, qui, leur imposant
progressivement de faire prévaloir leur antagonisme commun envers le capital
sur la concurrence, les constitue en classe. Au sens fort on peut donc dire que
le « parti » est tendanciellement identique à la classe elle-même
parce qu’il définit le devenir révolutionnaire de la classe, qui la
constitue pratiquement en force autonome, et qui lui donne seul une
existence historique.
Cette thèse signifie en particulier que la constitution des
organisations syndicales (dont le prototype est le trade-union britannique) ne
représente pas un phénomène distinct de la constitution du parti ; pas
davantage une étape destinée à se cristalliser dans une organisation spéciale
qui trouverait sa fin en elle-même (dans l’autonomisation d’une certaine forme
— « revendicative » — de la lutte de classes). « Toute lutte
de classes est politique», dit le Manifeste.
La formation des syndicats est, comme telle, un moment décisif de la
constitution de la classe, donc du parti révolutionnaire, dans lequel
s’opère précisément la reconnaissance consciente de l’unité de classe.
Deux points
appellent ici le commentaire
En premier lieu, cette conception théorique serait
inintelligible si on ne la rapportait, non seulement à la problématique
philosophique dont elle tire sa logique, mais à la conjoncture historique dans
laquelle Marx et Engels découvrent sa vérification. On peut dire
schématiquement que la thèse du Manifeste repose
sur une « synthèse » théorique des tendances observées, d’une part
dans l’histoire du chartisme anglais, et d’autre part dans l’histoire des
tentatives révolutionnaires du prolétariat français dont le blanquisme est la
forme par excellence, et dont la Ligue des Communistes n’a d’abord été qu’un
prolongement. On peut même dire que cette « synthèse » reflète le
rôle personnel joué par Marx et (surtout) Engels pour mettre en rapport, à travers
quelques-uns de leurs représentants, ces deux mouvements qui jusque-là
s’ignoraient totalement (cf. Engels, Contribution à l’histoire de la Ligue
des communistes, 1885). Le chartisme était le premier exemple d’un « parti
de masse » à base ouvrière, combinant les objectifs économiques
(coopératives, journée de 10 heures) et politiques (suffrage universel), et
pratiquant l’action de masse (grèves, manifestations, pétitions). Le blanquisme
était une « avant-garde » idéologique (passage de l’égalitarisme au
communisme) qui s’assignait pour objectif la conquête du pouvoir d’Etat par les
travailleurs. Marx et Engels, dans leur conception du parti,anticipent donc
un développement des luttes de classes qui combinerait ces deux expériences et
corrigerait l’une par l’autre leurs limitations : car dans le chartisme le
mouvement de masse s’étend aux dépens de l’autonomie prolétarienne, il tend à
subordonner la position de classe aux objectifs du démocratisme
petit-bourgeois ; tandis que dans le blanquisme la « pureté »
prolétarienne tend à dépasser ce démocratisme, mais s’enferme dans l’isolement
des sectes et de la tactique insurrectionnelle, ce que Marx et Engels
expliquent par l’insuffisance de sa base ouvrière. Comme nous le montrons par
ailleurs, l’idée de cette « synthèse » comme produit nécessaire du
mouvement de la société capitaliste est essentiellement liée à la formulation,
au même moment, de ce qui s’appellera le « matérialisme historique ».
C’est pour étudier les conditions de cette combinaison que
Marx et Engels définissent les conditions de la genèse pratique de la
conscience de classe : d’une part conditions créées par le développement
de la révolution industrielle capitaliste pour la convergence des luttes
(concentration de la production, de l’habitat ouvrier urbain, effets des crises
économiques qui menacent collectivement la subsistance des ouvriers) ;
d’autre part, conditions créées par l’histoire politique : c’est la
bourgeoisie elle-même qui est à l’origine de la constitution du prolétariat en
parti politique dans la mesure où elle ne peut accomplir sa propre
révolution anti-féodale, ou anti-aristocratique, sans mobiliser et enrôler la
masse des travailleurs à ses côtés comme force de rupture, et la précipiter
ainsi dans une lutte nationale, où elle finira par faire valoir ses
propres objectifs (cf. le concept de « révolution en permanence »).
En second lieu, si la conception du parti révolutionnaire
est directement liée à celle de l’Etat (« politique »), leur
correspondance présente une remarquable dissymétrie, qu’on peut résumer en
indiquant que le rapport des deux classes à « leur » expression
politique propre est de nature totalement différente. Les termes qui doivent
être comparés sont d’une part la classe bourgeoise et l’Etat,
d’autre part le prolétariat et le parti révolutionnaire (communiste)
(et non pas, remarquons-le, chaque classe, « son » parti, et d’autre
part, comme un terme de référence commun, l’Etat et le « pouvoir
d’Etat »). De même qu’il y a un rapport historique interne entre
prolétariat et parti communiste, il y a un rapport interne entre bourgeoisie et
Etat : en tant que gouvernement, celui-ci est le « comité qui gère
les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière » ; et
dans la mesure où l’Etat s’impose à la société tout entière (c’est-à-dire à
toutes les classes) comme sphère « politique » supérieure, il
n’exprime pas autre chose que la domination (voire la volonté) de la classe
dominante. Le rapport entre bourgeoisie et Etat est donc essentiellementreprésentatif,
aux deux sens du terme : « représentation » de la société sous
une forme aliénée (y compris par le mécanisme parlementaire), et représentation
de la classe bourgeoise par l’Etat à qui elle délègue l’expression
de ses intérêts communs. Au contraire, le rapport du prolétariat au parti est non
représentatif : c’est un rapport organique du prolétariat à lui-même, ou
du moins à sa propre constitution tendancielle en classe révolutionnaire (et
c’est dans ce sens seulement qu’on peut parler d’
« avant-garde » : le prolétariat est la seule classe de la
société qui soit à elle-même sa propre avant-garde). Il est totalement exclu de
considérer le parti comme un organisme délégué par la classe pour
diriger sa lutte politique, voire pour la représenter dans l’Etat.
Ce qui signifie que Marx et Engels ont d’emblée récusé — on
y reviendra — le « modèle » politico-sociologique qui deviendra par
la suite un lieu commun du « marxisme » des IIe et IIIe
Internationales : le modèle de correspondance biunivoque entre une
topographie des « classes sociales » et une topographie des
« partis politiques », attribuant à chaque classe une
« représentation » (ou expression) politique, dans la
sphère de la politique, sous forme de parti. Pas davantage ils n’ont admis la
variante de ce modèle qui fait de l’Etat (ou de « l’appareil
d’Etat ») un parti unique de la bourgeoisie (éventuellement
scindé en tendances secondaires), bien que dans l’analyse des révolutions de
1848 ils aient repris à leur compte l’expression partout répandue alors qui
opposait au « parti de l’anarchie » le « parti de
l’ordre », c’est-à-dire l’alliance de toutes les classes possédantes dont
l’Etat exprime précisément l’unité. Et ceci non pas parce que Marx et Engels
s’en seraient tenus à une thèse plus faible (la diversité empirique, arbitraire,
des expressions politiques de chaque classe), mais parce qu’ils soutiennent une
thèse plus forte (fondée sur le primat de la lutte des classes par rapport à
l’existence même des classes) : ladifférence de nature entre l’Etat
et le parti révolutionnaire comme formes d’organisation des classes
antagonistes. Première forme, abstraite, sous laquelle s’énonce la thèse
fondamentale d’une différence de nature entre la « politique
bourgeoise » et « la politique prolétarienne ».
Cette dissymétrie éclaire aussi le problème des classes
« intermédiaires » sans forme d’organisation politique propre, qui ne
peuvent de ce fait jouer aucun rôle autonome dans la lutte de classes :
c’est le cas de la paysannerie parcellaire évoquée dans le 18 Brumaire,
dont la caractéristique de classe est justement de ne pouvoir se constituer en
classe (son titre de propriété privée la plaçant sous la dépendance de la
bourgeoisie, son morcellement structurel interdisant la convergence des
luttes). Une telle « classe » est prise dans le mécanisme
représentatif où elle joue le rôle, non d’une force de rupture, mais d’une masse
de manœuvre par l’intermédiaire de partis ou d’aventuriers populistes
(Bonaparte) qui l’enrôlent à des fins qu’elle ignore elle-même.
Le
« parti-organisation »
La thèse du « parti-conscience » n’a jamais été
abandonnée par Marx et Engels, car elle correspond à la fois à une exigence
fondamentale de la position « communiste » (l’antithèse de la
tendance révolutionnaire et de l’Etat) et à certaines des formes idéologiques
dans lesquelles Marx et Engels ont dû penser la « fusion » de la
théorie et du mouvement ouvrier (la « sortie » de l’idéologie
dominante). A preuve l’étonnante formulation d’Engels en conclusion de sa Contribution
à l’histoire de la Ligue des Communistes, texte rétrospectif, mais daté de 1885
:
Aujourd’hui, le
prolétariat allemand n’a pas besoin d’organisation constituée, ni publique
ni secrète : la simple association, qui va de soi, de membres de la même
classe professant les mêmes idées suffit à ébranler tout l’Empire allemand,
même sans statuts, ni comité directeur, ni résolutions, ni autres formalités
[…]. Qui plus est, le mouvement international du prolétariat européen et
américain est devenu maintenant si puissant que non seulement sa forme première,
forme étriquée — la Ligue secrète — mais encore sa forme seconde, infiniment
plus large — l’Association internationale des travailleurs, de caractère public
— lui seraient une entrave. De fait, le simple sentiment de solidarité, fondé
sur la reconnaissance de l’identité de la condition de classe parmi les
ouvriers de tous les pays et de toutes les langues, suffit à créer et à souder
un seul et même grand parti du prolétariat.
Ce qui n’empêcha pas Marx et Engels de prendre une part
active dans la constitution et l’orientation des partis socialistes et de la
IIe Internationale.
Si la thèse du « parti-conscience » n’a jamais
disparu, elle a dû, sous l’effet de ses propres difficultés et de
« l’expérimentation » historique, se subordonner tendanciellement à
la thèse du « parti-organisation » qui la contredit sur des points
essentiels.
Le « renversement matérialiste » qui affecte, nous
l’avons vu, l’idée de « prise de conscience révolutionnaire » place
déjà au premier plan l’idée d’organisation. La réalité pratique de la
conscience de classe, c’est l’organisation de classe. Aussi longtemps toutefois
que celle-ci ne fait qu’exprimer la manifestation de ce que la classe est déjà
« en soi », l’idéalisme reste dominant. Ce qui reste impensable
(sinon en termes de « retard » et d’« avance » de la
conscience de classe) c’est le jeu complexe des contradictions
idéologiques internes dont l’organisation de classe est le lieu et
l’enjeu, et qui affectent la politique suivie par l’organisation dans des
conjonctures déterminées : sa constitution, ses « crises », sa
« ligne ».
L’Association internationale des travailleurs, fondée en
1864, avec la participation de Marx qui y joua rapidement un rôle dirigeant,
réalisait aussi exactement que possible le modèle proposé par le Manifeste :
— par ses principes : « l’émancipation de la classe
ouvrière doit être l’œuvre de la classe ouvrière elle-même », principe
fondamental de l’autonomie ; « l’émancipation économique de la classe
ouvrière est le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné
comme moyen », « le grand devoir de la classe ouvrière c’est de
conquérir le pouvoir politique » : principe fondamental de la politique
prolétarienne ; enfin, principe de l’internationalisme de la lutte de
classes.
— par sa composition : unité de toutes les
formes d’organisation et tendances du prolétariat européen, soit qu’elles
adhérent en bloc, soit qu’elles rejoignent individuellement les sections
locales.
— par sa base ouvrière principale : les Trade-unions
britanniques, qui fournissent l’infrastructure matérielle et la presse.
Mais l’histoire effective de l’A.I.T., en même temps qu’elle
fait progresser la solidarité (grèves, opposition aux guerres de conquête),
développe des contradictions internes qui n’ont rien à voir avec l’action
destructrice de « la concurrence que se font les ouvriers entre eux »
(Manifeste) et qui culminent, au
lendemain de la Commune, dans la double scission de l’anarchisme et du
trade-unionisme. L’Internationale est une organisation dans laquelle
se déroule la lutte pour le communisme, elle n’est pas le « parti
communiste ».
L’identification du parti au développement de la conscience
de classe laisse insolubles deux problèmes majeurs.
D’abord celui des effets de l’histoire du capitalisme sur
l’organisation syndicale : que devient celle-ci lorsque les résultats de
la solidarité ouvrière et des luttes revendicatives (limitation de la journée
de travail, de l’exploitation des femmes et des enfants) sont insérés dans le
mouvement même de la révolution industrielle capitaliste, provoquant notamment
le passage de la « survaleur absolue » à la « survaleur
relative » (selon la terminologie du Capital ), c’est-à-dire d’une forme de surtravail à une
autre ? Autrement dit, lorsque le rapport de production n’oppose plus le
capital à des individus divisés, même semblables, mais à une classe ou des
fractions de classe organisées ? lorsque cette organisation est prise en
compte par la « stratégie d’accumulation » du capital, qui s’efforce
de la contrôler ?
Autre problème insoluble : celui du rôle du parti dans
la transition révolutionnaire. La première tâche du parti est de
« conquérir le pouvoir politique » : quel sera alors le rapport
entre classe, parti, Etat ? Est-ce le parti qui se fait Etat,
devenant à son tour un « comité » chargé de « gérer les intérêts
communs » du prolétariat, c’est-à-dire instituant avec lui
(provisoirement) un rapport représentatif ? Ou bien est-ce une nouvelle
forme de rapport antagoniste entre la forme
d’Etat et la forme parti sur une même base de classe
(prolétarienne) ? Le problème est en fait insoluble parce que, dans la
problématique du parti-conscience, on l’a vu, « Etat » et
« parti » n’ont pas d’élément commun, mais tombent de part et d’autre
d’une « coupure » entre illusion (politique) et réalité (sociale).
On peut rattacher cette aporie au fait que, dans l’esquisse
théorique du Manifeste comme
dans celle de la Préface à la
Critique de l’Economie politique (1859), la révolution communiste
reste inanalysable en tant que processus historique, ayant une durée et des
contradictions propres : elle n’est que le point-limite du
« passage » de la société de classes à la société sans classes, bien
que dans le même temps elle soit posée comme procès politique, où la
transformation du rapport de production (c’est-à-dire de travail) passe par son
contraire apparent, la lutte de classe dans la « superstructure ».
A ces deux types de problèmes, Marx et Engels ont tenté
d’apporter une réponse en infléchissant leur conception du parti dans le même
temps où ils la rattachaient à unsecond
concept de l’Etat. De ce point de vue, on le sait, l’Etat est avant tout un
« appareil » ou une « machine » matérielle, permanente,
dans laquelle se concentrent les moyens de domination de la classe bourgeoise.
S’il en est ainsi, la classe ouvrière ne peut parvenir à son émancipation qu’en
opposant à cette machine, sur son propre terrain, une autre machine, un autre
appareil.
Cette thèse s’est exprimée notamment dans l’adjonction de
l’article 7a aux statuts de l’Internationale, qui a cristallisé les scissions
en cours (Conférence de Londres, 1871 ; Congrès de La Haye, 1872) :
« Dans sa lutte contre le pouvoir collectif des classes possédantes, le
prolétariat ne peut agir comme classe qu’en se constituant lui-même en parti politique
distinct et opposé à tous les anciens partis formés par les classes
possédantes. Cette constitution du prolétariat en parti politique est
indispensable pour assurer le triomphe de la révolution sociale et de son but
suprême : l’abolition des classes. La coalition des forces ouvrières, déjà
obtenue par la lutte économique, doit aussi servir de levier aux mains de cette
classe, dans sa lutte contre le pouvoir politique de ses exploiteurs. Les
seigneurs de la terre et du capital se servant toujours de leurs privilèges
politiques pour défendre et perpétuer leurs monopoles économiques et asservir
le travail, la conquête du pouvoir politique devient le grand devoir du
prolétariat ».
Cette formulation, si l’on fait abstraction des conditions
dans lesquelles elle est avancée, semble très proche du Manifeste. En fait, elle marque une
rupture sur des points essentiels. Les statuts originels ne parlaient que
d’« établir un point central de communication et de coopération entre les
sociétés ouvrières des différents pays aspirant au même but », et
définissaient les fonctions du Conseil Général comme ceux d’une « agence
internationale entre les diverses sociétés qui collaborent ». Ce qu’il
s’agit maintenant d’assurer c’est la centralisation effective,
« systématique » (planmässig ) du mouvement ouvrier ; c’est
aussi la distinction institutionnelle du « parti » et du
« syndicat » ; enfin c’est la présence de la classe ouvrière en
tant que force autonome, par l’intermédiaire du parti, sur le
« front » des luttes politiques qui ont pour enjeu la forme
(constitutionnelle) de l’Etat, sa politique économique (protectionnisme et
libre échange), sociale (législation du travail, logement, éducation),
internationale et militaire (guerres nationales « offensives » et « défensives »).
Après une tentative pour réaliser ces objectifs en
transformant l’A.I.T. de l’intérieur, Marx et Engels travailleront à les
réaliser en appuyant la formation des partis socialistes nationaux
(prototype : la social-démocratie allemande, résultat de l’unification des
« lassalliens » et des « marxistes » au Congrès de Gotha de
1874). En réalité ces deux formules n’étaient pas, à leurs yeux,
contradictoires, puisque dès 1872 l’un des principaux griefs de Bakounine
contre Marx était de vouloir transformer l’A.I.T. en une « internationale
de partis ».
A nouveau, les problèmes posés par cette conception et par
la pratique correspondante sont inintelligibles si on ne les réfère pas à deux
grands événements historiques : l’évolution du trade-unionisme britannique
liée à la formation de l’Etat « libéral », et les leçons de la
Commune de Paris. On peut dire que c’est l’évolution du trade-unionisme qui a
contribué à persuader Marx de la nécessité d’unedistinction théorique et
organisationnelle entre « syndicat » et « parti », mais que
la Commune (à travers ses effets idéologiques ambivalents d’attraction et de
répulsion sur le socialisme européen) l’a simultanément convaincu que
l’étatisme, sous ses différentes formes (depuis les illusions parlementaristes
jusqu’au nationalisme et à la tendance au « socialisme d’Etat »)
représentait bien le danger principal inscrit dès l’origine dans la
constitution des « partis ouvriers ».
Aussi longtemps que la grande industrie anglaise devait
soumettre la population ouvrière, pour l’adapter à la révolution industrielle,
à un processus sauvage de paupérisation et de déqualification abolissant toute
sécurité de ses conditions de vie, la conjonction des revendications
« économiques » et de l’exigence du suffrage universel avaient un
caractère potentiellement révolutionnaire (cf. le remarquable livre de John
Foster, Class struggle and the
Industrial Revolution, Weidenfeld and Nicolson, 1974). De 1850 à 1870,
l’émigration massive des travailleurs anglo-irlandais aux Etats-Unis, la
« deuxième révolution industrielle » liée aux industries mécaniques
et métallurgiques, la domination économique mondiale de l’Angleterre et la
formation d’une « aristocratie ouvrière » modifient complètement la
situation. La bourgeoisie anglaise peut mettre en place un système d’hégémonie
dans lequel le suffrage universel n’est qu’une pièce complétée par le contrôle
moral, religieux et scolaire, par le corporatisme et l’assistance publique.
C’est cette situation qu’il faut évoquer pour expliquer l’évolution du
trade-unionisme, qui remet en cause le « modèle » de développement de
la conscience de classe élaboré par Marx.
Dans Salaire,
Prix et Profit (1865), celui-ci avait avancé deux thèses :
1) par la lutte revendicative quotidienne, la classe
ouvrière peut contrecarrer la tendance capitaliste à l’aggravation de
l’exploitation, mais non la supprimer. « Dans la lutte purement
économique », en dernière instance, le capital est le plus fort ».
2) cette lutte fait surgir d’elle-même « la nécessité
d’une action politique générale » qui en vient à s’attaquer, non seulement
aux effets mais aux causes de l’exploitation: le
syndicalisme débouche alors sur l’abolition du salariat, la transformation
révolutionnaire des rapports de production. Autrement dit, entre action
revendicative et action politique révolutionnaire, il y a certes une différence
de généralité et un seuil (qui peut ne pas être franchi tout de suite), mais il
y a aussi un passage logique (remontée des effets aux causes) : la
politique révolutionnaire est donc la seule voieouverte par la lutte
revendicative à partir de ses propres limites. L’évolution du trade-unionisme
prouve qu’il n’en est rien : à partir de la lutte revendicative sont
ouvertes, en fait, deux voies
contradictoires ; le trade-unionisme existe comme une tendance de
longue durée, prise dans la structure de développement du capitalisme, et
compatible avec la subordination du mouvement ouvrier à une « politique
bourgeoise » (libéralisme anglais). Il faut donc que se constitue en face
du syndicat et en dehors de lui, pour donner corps à l’alternative politique,
une organisation politique fondée sur des principes stratégiques et tactiques prolétariens.
Mais une telle organisation n’est-elle pas d’emblée grevée
de redoutable contradictions internes ? Faut-il considérer la lutte soutenue
par Marx et Engels contre l’opportunisme congénital de la social-démocratie
allemande comme un épisode particulier, ou comme l’indice d’un problème
général ? Ce qui était en cause, on le sait, c’étaient des
« questions de principe » aussi centrales que :
l’internationalisme du parti, sa « conception du monde » hésitant
entre l’idéologie juridico-morale et le matérialisme, sa tendance à attendre
d’une intervention étatique la solution des questions sociales voire
l’instauration du socialisme, la nécessité de constituer un parti de masse,
avec des dirigeants ouvriers, tout en combattant l’ouvriérisme (l’idée que, en
dehors de la classe ouvrière, il n’y a « qu’une seule masse
réactionnaire », etc.). (On se souviendra que Marx et Engels ont été
placés par Liebknecht devant le « fait accompli » de la fusion avec
les lassalliens : ils ne la voulaient pas sous cette forme ; s’y
résignant, ils durent tenter d’en infléchir le sens « de
l’intérieur », par une lutte idéologique prolongée, à l’occasion de
laquelle a resurgi une idée qu’on pouvait croire définitivement
abandonnée : celle d’une « philosophie » propre au mouvement
ouvrier, la « dialectique matérialiste ». Inversement, Marx et Engels
ont étroitement contrôlé la constitution du Parti ouvrier Français de
Guesde et de Lafargue, dont ils se sont ainsi assuré la « pureté »
originelle. Ce qui pourrait paradoxalement expliquer, autant et plus que les
différences du génie national, la faiblesse théorique persistante, notoire, du
socialisme et du communisme français modernes).
Face à ces problèmes, il n’y a pas de théorie de
Marx et d’Engels ; il y a — ce qui est bien différent — une
« ligne » d’intervention politique consistant essentiellement enrappels
théoriques (cf. la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt). Comme sila
possession par le parti de principes théoriques (philosophiques,
économiques et politiques) pouvait à elle seule « garantir » leur
mise en œuvre pratique, voire tenir lieu d’une théorie du parti, analysant
sa réalité sociale et historique. On peut peut-être rapprocher de cette lacune
les contradictions qui grevèrent les interventions de Marx et Engels et ne
restèrent pas sans conséquences sur l’évolution ultérieure de la
social-démocratie : avant tout le fait que, ne cessant d’insister sur la
double exigence d’une pratique de masse de la politique et d’une
« épuration » des principes, Marx et Engels aient été amenés à garder
secrètes certaines de leurs interventions (ou à accepter qu’elles soient
tronquées et dissimulées par le « Parteivorstand » au
nom de l’unité du parti ou d’opportunités tactiques). Cela revenait à faire de
l’état-major du parti le canal obligé et l’arbitre de la « fusion »
entre la théorie et le mouvement révolutionnaire. Cela signifiait aussi — et
certes les conditions historiques l’expliquent pour une bonne part — que Marx
et Engels croyaient pouvoir résoudre les contradictions idéologiques internes
au parti par la distinction formelle de deux centres, l’un
« politique » et l’autre « théorique », et par leur
couplage au travers de rapports personnels (« les gens s’imaginent que
nous tirons d’ici toutes les ficelles de toute cette histoire, alors que vous
savez aussi bien que moi que nous ne nous sommes presque jamais mêlés des
affaires intérieures du parti et que, si par hasard nous l’avons fait, ce fut
uniquement pour redresser dans la mesure du possible les bévues qui avaient
selon nous été commises et à vrai dire toujours dans l’ordre de la théorie »)
(souligné par Engels, lettre à Bebel du 18-28 mars 1875).
Mais ces contradictions ont une autre racine, qui renvoie
aux limites des « leçons de la Commune ». Aux yeux de Marx et Engels,
la Commune a d’abord confirmé une thèse déjà suggérée par les
insuffisances de l’A.I.T. : « En France le mouvement a échoué parce
qu’il n’avait pas été préparé » (Marx, intervention à la Conférence de
Londres de l’A.I.T.). Face à la coalition des gouvernements et aux moyens
répressifs dont ils disposent, il faut, disent-ils, des « centres
d’organisation militante de la classe ouvrière » (ibid.) capables de
prévoir et de diriger des phases successives de la lutte, qu’elle soit
insurrectionnelle, parlementaire ou sociale. Quand, ensuite, il leur a fallu se
battre pour la reconnaissance des principes de la Commune dans la
social-démocratie, ce qui est passé au premier plan fut la portée anti-étatique de
la révolution communarde : c’est cela qu’il s’agissait de réinscrire dans
le parti, en en « rectifiant » l’orientation initiale (favorisée par
l’amalgame des conceptions de Marx et de celles de Lassalle sur « l’Etat
populaire libre »). Or la Commune, et pour cause, ne jette aucune
lumière nouvelle sur les rapports entre le parti(révolutionnaire) et
l’Etat (de la dictature du prolétariat) : elle fait émerger une forme
de « gouvernement de la classe ouvrière » sans parti organisé, a
fortiori sans parti dirigeant, ce qui fait à la fois sa faiblesse et
sa portée historique (« auto-gouvernement » de la classe ouvrière
dans ses organisations de masse). On notera que cette question non résolue ne
le sera pas davantage, resurgissant à chaque fois aussi aiguë, chaque fois que,
historiquement, une conjoncture révolutionnaire a remis à l’ordre du jour le
« modèle de la Commune de Paris » : en Russie soviétique en 1917-1918
comme à Shanghaï en 1967 pendant la Révolution Culturelle chinoise.
Fonctions et
ideologie du parti
C’est qu’en réalité la définition de l’Etat comme
« machine » ne suffit pas à déterminer le type
d’organisation que doit être le parti et les fonctions qu’il doit remplir.
Il est remarquable que ce qui importe à Marx et Engels (plus
encore, après eux, à Lénine) ne soit pas simplement l’idée d’organisation et
de centralisation, mais celle de direction stratégique et
tactique des luttes de classes (cf. par exemple le « testament
d’Engels », préface à la réédition en 1895 des Luttes de classes en
France, et toute la discussion sur le rapport entre insurrection et suffrage
universel). Mais il y a ici un déséquilibre évident. Si la lutte de classes du
prolétariat requiert une direction politique, c’est que la lutte de classes
bourgeoise est elle-même déjà dirigée, orientée, qu’elle comporte sa propre
« stratégie » d’alliances de classes, d’utilisation des crises
économiques et des conflits internationaux, des législations répressives ou
libérales, des oppositions d’intérêt corporatifs et des divisions idéologiques
au sein des masses exploitées, etc. Or le concept de l’appareil d’Etat esquissé
par Marx et développé par Engels dans l’ Origine de la famille, si
indispensable soit-il pour rompre avec l’idéalisme de l’Etat conçu comme
« société politique » illusoire, ne fournit aucun moyen d’analyser la
direction politique de la lutte de classe bourgeoise, les formes différentes
qu’elle peut prendre, le rôle qu’y joue la centralisation étatique. Il ne
fournit qu’une description des moyens dont elle dispose, c’est-à-dire la preuve
que l’Etat existe, matériellement, dans la lutte des classes. Mais il
n’explique pas ce qu’il faut (ou mieux : ce qui se fait à
travers lui), et ne constitue en ce sens aucun progrès par rapport au premier
concept d’Etat. Or, faute de pouvoir analyser la direction politique bourgeoise
(qui ne se confond évidemment pas avec les décisions des gouvernements), la
direction politique prolétarienne reste prisonnière du pragmatisme et de ses
fausses « évidences ». Elle juxtapose des tâches de propagande, de
formation, d’organisation (cf. le fameux mot d’ordre de Liebknecht : « studieren,
propagandieren, organisieren » qui sera fréquemment cité par Lénine) en
les rattachant à un même « centre » qui semble pouvoir harmoniser
toutes ces fonctions comme l’Etat semble unifier en son sein les
« fonctions générales » de la société.
Mais, dans ces conditions, certaines « fonctions »
essentielles du parti restent formelles ou symboliques, elles sont vaguement
aperçues sans être véritablement intégrées au concept du « parti
révolutionnaire » : il s’agit ici notamment de ce qu’on peut appeler
la fonction d’analyse collective de sa propre situation, des
contradictions et de la « composition politique » du prolétariat.
Seul le développement d’une telle conception peut finalement permettre de rompre
définitivement avec la thèse du « parti-conscience », faire du parti
non pas la forme sous laquelle la classe ouvrière devient consciente de
sa mission historique, mais la forme sous laquelle elle prend connaissance de
sa place objective dans les rapports sociaux d’une conjoncture donnée. Seule
elle pourrait également déranger le jeu de miroir du « centre
politique » et du « centre théorique » du parti, dont le couple
formé par Marx-Engels d’une part, Bebel-Liebknecht d’autre part, a constitué la
première figure historique, avant de se trouver incarné dans l’individualité
d’un seul dirigeant ou d’un seul groupe de dirigeants. Or, chez Marx, le seul
élément — combien ténu — qui puisse, rétrospectivement, être interprété dans ce
sens est son insistance à assigner d’abord à l’A.I.T., plus tard au parti
ouvrier français, comme tâche collective prioritaire, la réalisation d’une enquête
ouvrière. Seul Lénine, dansQue faire ?, commencera à poser ce problème, au
moins implicitement, en écrivant que « pour apporter aux ouvriers les
connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes
les classes de la population, envoyer dans toutes les directions des
détachements de leur armée ».
Ce qui est finalement non moins significatif, c’est l’aporie
dans laquelle Marx s’est trouvé enfermé au cours de sa polémique avec les
anarchistes sur la question du parti et de la nature de
« l’autorité » qui s’y exerce (autorité des chefs, autorité des théoriciens).
Si le parti est l’organisation qui doit sur son propre terrain s’opposer à la
« machine » de l’appareil d’Etat bourgeois, est-ce à dire que le
parti constitue lui aussi une « machine » de même nature ?
Il semble qu’il en soit ainsi, au moins potentiellement, dès lors qu’on rejette
la thèse anarchiste selon laquelle l’organisation des révolutionnaires doit
être à l’image de la société future qu’ils veulent construire, une
« libre association de sections autonomes » (cf. Engels, Le
Congrès de Sonviliers et l’Internationale, 1872 : « Nous défendons aujourd’hui
notre peau par tous les moyens ; (selon Bakounine) le prolétariat, lui, devrait
s’organiser non pas d’après les nécessités de la lutte qui lui est imposée
chaque jour, à chaque heure, mais d’après la vague représentation que certains
esprits chimériques se font d’une société à l’avenir ! […] Et surtout pas
de sections disciplinées ! Surtout pas de discipline de parti, pas de
concentration des forces sur un objectif, surtout pas d’armes de combat !
[…] Une méthode révolutionnaire qu’en vérité le prolétariat n’imitera
pas ! Les premiers chrétiens tiraient de leur représentation du ciel le
modèle de leur organisation ; nous devrions à l’instar prendre pour modèle
le ciel social de l’avenir »).
Mais, s’il ne peut être l’image de la société future, le
parti ne sera-t-il pas l’image de l’Etat actuel ? Or cette conclusion n’est
pas, évidemment, celle de Marx et Engels : en face de la machine de
l’Etat, le parti n’est pas une machine anti-Etat (bourgeois), c’est
plutôt une anti-machine, qui réalise déjà en son sein une
liberté inconnue de l’Etat répressif. D’où l’argumentation de Marx, dans son Discours
sur le Congrès de La Haye du 15 sept. 1872 :
Le Congrès de La Haye
a conféré au Conseil Général des pouvoirs nouveaux et plus étendus. De fait, à
un moment où les rois se réunissent à Berlin, où de nouvelles mesures
répressives contre nous, aggravées, doivent sortir de ce rassemblement des
puissances représentatives de la féodalité et du passé, et où l’on organise
systématiquement la persécution, le Congrès de La Haye a estimé convenable et
nécessaire d’élargir les pouvoirs du Conseil Général et de centraliser en vue
du combat en cours toutes les actions qui, isolées, restent impuissantes. Et
qui pourrait bien s’inquiéter des pouvoirs attribués au Conseil Général, sinon
nos ennemis ? Est-ce qu’il dispose d’une bureaucratie, d’une police armée
pour contraindre les gens à l’obéissance ? Est-ce que son autorité
n’est pas une autorité purement morale ? Est-ce qu’il ne soumet pas
ses résolutions au jugement des fédérations qui sont chargées de les
exécuter ? S’ils étaient placés, eux, dans de telles conditions, sans
armée, sans police, sans tribunaux, du jour même où ils se verraient réduits à
ne disposer que d’une influence et d’une autorité morales pour maintenir leur
pouvoir, les rois n’opposeraient plus que des obstacles dérisoires à l’avancée
de la révolution […] le principe fondamental de l’Internationale, c’est la
solidarité.
Mais qu’est-ce qu’une « autorité morale » ?
Marx, en fait, pense ici plus que jamais selon l’antithèse philosophique de la
« machine » (coercitive) et de la « liberté » ou de
l’autonomie : non pas l’autonomie d’une politique de classe par rapport à
la classe dominante, mais l’autonomie personnelle des militants
révolutionnaires, celle de leurvolonté : le parti est une
« association volontaire ». Il pense donc dans la
problématique de la « conformité de la fin et des moyens » où
Bakounine a voulu l’enfermer (non sans succès). C’est pourquoi, il n’a jamais
pu répondre véritablement à cette question. Ou, pour le dire en d’autres termes
: Marx n’a pu se poser de façon elle-même matérialiste et critique la question
de l’idéologie du parti (et de l’idéologiede parti) qui assure
(ou non) l’unité du parti révolutionnaire, compte tenu de la façon dont elle se
développe et de la place qu’elle en vient à occuper dans la configuration des
luttes de classes idéologiques d’un pays et d’un temps. C’est pourquoi il n’a
pas pu davantage (ni les « marxistes » après lui, quelle que soit la
richesse de leur contribution pratique aux luttes de classes et à la
politique prolétarienne) surmonter l’oscillation entre une critique des
organisations ouvrières existantes et une anticipation du « parti
communiste » idéal, lui qui a pourtant contribué de façon décisive à
arracher la politique de la classe ouvrière à l’idéalisme et à l’utopisme.
C’est pourquoi il a, au moins négativement, ouvert la voie à la
« réponse » qu’ont imposée les IIe et IIIe Internationales :
l’idéologie du parti, c’est l’idéologie prolétarienne, qui est elle-même une non-idéologie,
autrement dit une pure science (ou une « conception scientifique du
monde » : le socialisme scientifique, le matérialisme dialectique,
etc.). Et à ce titre il occupe lui aussi une place dans le système
des causes qui ont fait que les partis social-démocrates et communistes ont
spontanément tendu, non pas à développer de façon critique la science qu’il
avait inaugurée, mais à l’enfermer dans le carcan désastreux des successives
« orthodoxies ». C’est pourquoi on peut dire que la position de ce
problème, resté chez lui aveugle, est aujourd’hui l’une des clés de toute
résurrection de la théorie scientifique marxiste.
—
10 juin 1978