|
John Maynard Keynes & Karl Marx ✆ Carlín |
►Les conceptions de
Costas Lapavitsas sont influentes au sein du Courant de gauche de Syriza, le
principal courant critique vis-à-vis de la direction d’Alexis Tsipras. Dans
une interview parue récemment sur le site états-unien du
“Jacobin” 1,
Lapavitsas affirmait que ce sont les idées de Keynes et non celles de Marx qui
permettent de comprendre la crise grecque et comment y répondre.
L’économiste marxiste britannique Michael Roberts a réagi à ces propos dans ce
texte paru sur son blog le 14 mars 2015
2
Michael Roberts |
Les Grecs ont donc obtenu un répit de quatre mois, marqué par la
prolongation du plan de « sauvetage » accordé entre l’ancien gouvernement
conservateur et la Troïka. Mais cet espace de respiration déjà limité ne cesse
de se réduire. L’économie grecque continue de suffoquer
3. C’est le moment de réfléchir à une solution pour le peuple
grec à l’issue de ces quatre mois.
Et c’est ce qui rend si intéressante la
récente interview, parue dans le Jacobin, du député de Syriza et
économiste marxiste, Costas Lapavitsas, un membre dirigeant de la plateforme de
gauche de Syriza. Celui-ci s’exprime franchement et clairement, en n’épargnant
pas la gauche réformiste représentée par l’actuel ministre des finances, Yanis
Varoufakis, ni ce qu’il appelle les « ultragauches » du KKE et d’Antarsya (ainsi
que d’autres marxistes non réalistes qui ne sont pas identifiés).
[…] Nouveau venu à la
politique parlementaire, Lapavitsas a cependant été un militant anticapitaliste
durant la plus grande partie de sa vie et est connu pour son travail théorique
incisif et complexe sur l’économie politique de la monnaie, du crédit et de la
financiarisation4.
Ayant travaillé à Londres avec le Groupe d’études sur la monnaie et la finance,
il a produit des analyses concrètes des origines et du cours de la crise
européenne et publié récemment, en commun avec l’économiste allemand
néokeynésien Heiner Flassbeck, une sorte de manifeste pour une rupture radicale
avec l’euro.
Cette interview longue et approfondie est excellemment
conduite par Sebastian Budgen. Je concentrerai ici mes commentaires sur ce qui
me semble essentiel afin de comprendre l’état de l’économie capitaliste
grecque, ainsi que les alternatives politiques ouvertes à Syriza et au peuple
grec.
Lapavitsas critique la position adoptée par la direction de
Syriza dans ses négociations pour la prolongation de l’aide financière de l’UE.
Pour lui, l’erreur de Varoufakis et Tsipras n’est pas de s’être écartés de
l’objectif d’une annulation ou renégociation de la dette, mais d’avoir capitulé
sur ce plan devant la Troïka parce qu’ils n’étaient pas prêts à sortir de l’euro. «
Syriza tentera d’en terminer avec l’austérité, de réduire la dette – par une
restructuration ou une annulation – et plus généralement de changer le rapport
de forces social, économique et politique en Grèce et en Europe, sans rompre
avec l’union monétaire ni entrer globalement en conflit avec l’Union
européenne. C’est clairement ce que ce gouvernement indique. »
Pour Lapavitsas, il est impossible d’en finir avec
l’austérité en restant dans l’euro, et c’est cela qui est erroné dans la
position de Varoufakis. « Le gouvernement est allé négocier avec
l’approche […] selon laquelle il pouvait exiger des changements significatifs,
y compris la levée de l’austérité et une annulation de dette, tout en restant
fermement dans le cadre de l’union monétaire. »
Lapavitsas a raison de dire qu’il importe peu de savoir si
Varoufakis est ou non un marxiste
5.
Comme il le signale, c’est un économiste hétérodoxe qui à juste titre « a
rejeté l’économie néoclassique », mais n’a jamais été « un homme de
gauche, de la gauche révolutionnaire » et fut un temps un conseiller de
[l’ancien premier ministre du PASOK] Georges Papandréou. Effectivement, comme
il le signale, les étiquettes sont secondaires : ce qui est importe, ce sont
les analyses et la politique. Et de ce point de vue, il est clair que
Varoufakis tient plus de Keynes que de Marx.
Keynes ou Marx ?
C’est là que vient la partie la plus intéressante.
Lapavitsas poursuit :
«Soyons francs.
Malheureusement, Keynes et le keynésianisme restent les meilleurs instruments à
notre disposition, même pour nous, marxistes, afin de traiter les questions de
politique aujourd’hui et maintenant. La tradition marxiste est très puissante
pour traiter les questions de moyen et long terme, et bien entendu pour
comprendre les dimensions sociales et de classe de l’économie et de la société.
De ce point de vue, elle est sans équivalent. Mais pour les politiques
concrètes et actuelles, malheureusement, Keynes et le keynésianisme continuent
d’offrir même aux marxistes un pack d’idées, concepts et outils très important.
C’est la réalité… Je me suis moi-même associé, ouvertement et explicitement, à
des keynésiens. Si vous me montriez une autre façon de faire, j’en serais ravi.
Mais je peux vous assurer, après avoir travaillé pendant des dizaines d’années
sur la théorie économique marxiste, que tel n’est pas le cas aujourd’hui.»
Ainsi
l’économie marxiste serait tout sauf utile au regard des problèmes immédiats du
peuple grec. Ainsi que Sebastian Budgen le signale, Costas Lapavitsas veut
établir « une distinction entre le
marxisme comme outil analytique et le keynésianisme comme outil politique. » Il
l’énonce ainsi :
« le marxisme a trait
au renversement du capitalisme et à la marche vers le socialisme. Cela a
toujours été et sera toujours le cas. Le keynésianisme, lui, vise à améliorer
le capitalisme et même à le sauver de lui-même, c’est vrai. Mais quand on en
vient à des questions telles que la politique fiscale, celle des taux de
change, la politique bancaire, etc. – des questions sur lesquelles la gauche
marxiste doit nécessairement se positionner si elle veut faire de la politique
sérieusement, plutôt que de dénoncer le monde entier depuis des petites salles
–, les concepts sur lesquels le keynésianisme a travaillé jouent un rôle
indispensable pour élaborer une stratégie, qui reste marxiste. Il n’y a
malheureusement pas d’autre voie. Plus tôt les marxistes le comprendront, plus
pertinentes et réalistes deviendront leurs propres positions. »
Ainsi Keynes serait réaliste et politiquement pertinent,
alors que l’économie marxiste ne l’est pas ? Est-ce vrai ? Le marxisme est-il
uniquement un outil analytique et une stratégie de long terme pour le
socialisme, non pertinent ou moins pertinent que les catégories keynésiennes de
la dévaluation, de la dépense publique et de la politique monétaire, pour les
tâches immédiates d’un gouvernement qui tente de réparer une économie brisée ?
Venant d’un marxiste, je trouve cela surprenant. Syriza a
aujourd’hui la possibilité de faire campagne auprès du peuple grec en vue
d’appliquer des mesures socialistes qui substitueraient au grand capital grec
une économie domestique fondée sur le bien public. Mais il semble que les deux
ailes de Syriza ne visent que des solutions keynésiennes, les uns
(Tsipras/Varoufakis) voulant le faire dans le cadre de l’euro tandis que les
autres (Plateforme de gauche) disent que c’est impossible et que pour y
parvenir il faut sortir de l’euro.
Je ne suis certes pas contre l’utilisation de moyens
keynésiens dans le cadre de mesures socialistes pour la Grèce ; par exemple,
des impôts progressifs, de la dépense publique, des droits au travail, un
salaire minimum (mais pas sûr que ce dernier soit vraiment keynésien).
Cependant, de telles mesures doivent entrer dans le cadre d’un programme de
rupture avec le capitalisme et non viser à le faire mieux fonctionner – dans ou
hors de l’euro.
Grexit ?
Lapavitsas énonce clairement son alternative : « la solution évidente pour la Grèce
aujourd’hui même […] la solution optimale serait une sortie négociée. Pas
nécessairement une sortie conflictuelle, mais une sortie négociée.» Celle-ci
inclurait une annulation de 50 % de la dette détenue par l’Union européenne et
la protection de la nouvelle monnaie grecque (dévaluée de seulement 20 %) grâce
à des liquidités en provenance de la BCE.
Lapavitsas estime que cette politique pourrait même recevoir
le soutien d’Allemands désireux de débarrasser l’eurozone de la Grèce : « Schäuble a affirmé, du moins des ministres
grecs l’ont cité affirmant qu’il avait proposé dès 2011 d’aider la Grèce à
sortir de l’euro. Je vois bien, du point de vue de la structure de pouvoir des
Allemands, pourquoi ils pourraient être tentés par cette idée. » Quant
au FMI, il soutiendrait probablement une restructuration de la dette. La
dévaluation n’excéderait pas 20 % parce que le coût du travail a déjà diminué
considérablement.
Pour Lapavitsas, le « succès » de la restructuration de la
dette argentine et de la dévaluation du peso en 2002 sont l’exemple à suivre.
« Je m’empresse
d’ajouter que le cas de l’Argentine (même si je ne veux sûrement pas dire que
ce serait un phare pour la gauche) est très déformé et mal compris. Ce qui a
été obtenu dans ce pays après le défaut et la sortie était largement meilleur
pour les classes populaires que la situation précédente et ce qui se serait
passé si le pays avait continué à suivre la même voie. J’insiste : pour les
classes populaires. En termes d’emploi comme de revenus, c’est sans
comparaison. »
Je n’en suis pas convaincu. Dans une étude rédigée en commun
avec Guglielmo Carchedi
6,
nous avons montré que le redressement des revenus réels en Argentine après la
crise de 2001 avait plus à voir avec le défaut sur la dette et la récupération
de la profitabilité du capital argentin. Mais le répit résultant de la rupture
de l’arrimage au dollar n’a pas restauré une croissance économique stable.
Après quelques années marquées par un boom des exportations de matières
premières, l’économie argentine est retombée dans la crise malgré les
politiques keynésiennes adoptées par son gouvernement. Depuis 2011, le PIB par
habitant a chuté de 6 %.
Même si la Troïka donnait son accord à une telle « sortie
négociée », ce qui est très hypothétique, et si la nouvelle drachme n’était
dévaluée que de 20 %, ce qui est improbable, l’économie grecque resterait à
genoux, dans l’incapacité de relever le niveau de vie de la majorité. La dévaluation et la hausse des prix
mangeraient tous les gains provenant d’exportations moins chères. Lapavitsas
semble d’ailleurs le reconnaître : «
les salaires doivent être relevés, mais même s’ils augmentent on ne reviendra
pas au point de départ. Ce n’est juste pas faisable en ce moment. Nous avons
pour cela besoin d’une stratégie de croissance. » Exact.
Pourquoi
s’arrêter là ?
Que le Grexit soit négocié ou non, le gouvernement devrait
agir pour contrôler les flux de capitaux (ce qui n’est pas illégal même dans le
cadre de l’euro). Et les banques
devraient être nationalisées.« La redénomination créerait un problème pour les
banques, et évidemment leur nationalisation serait immédiatement nécessaire. La
nationalisation des banques est clairement aujourd’hui vitale pour l’économie
grecque parce que le système bancaire privé, ou le système bancaire en général,
a failli. Nous ne ferions donc pas quelque chose de particulièrement choquant.
»
Mais alors,
pourquoi s’arrêter là ? Pourquoi ne pas proposer de remplacer le « grand
capital » par la propriété publique sous contrôle des travailleurs et un plan
de croissance ? Apparemment, ce serait quelque chose pour le futur, à moyen
terme, mais pas pour maintenant. « Je suis très sceptique là-dessus dans le contexte actuel de la Grèce
[…] Ce sont des questions de moyen terme, auxquelles s’atteler une fois résolus
les questions de la dette, de la pression fiscale et de l’union monétaire. » Mais
l’un peut-il être fait sans l’autre ? Lapavitsas enfonce le clou : « Je ne crois pas que Syriza devrait engager
maintenant un vaste programme de nationalisation. Ce qui est nécessaire est
bien sûr de nationaliser les banques. Et de garantir la fin des privatisations,
en particulier pour l’électricité […] De mettre en place immédiatement une
stratégie de croissance et de relance en dehors de l’euro, et sur cette base
d’avoir un plan de développement à moyen terme. »
La dernière phrase est clé selon moi. Si j’étais Costas, je
défendra aujourd’hui dans Syriza un tel programme, étendu et approfondi, pour
remplacer le capitalisme. Pour
moi, l’analyse marxiste du capitalisme grec conduit au choix politique de son
remplacement maintenant, dans ou hors de l’euro. Mais pour Costas, une analyse
marxiste est une bonne chose, mais les choix politiques devraient être
keynésiens – parce que ceux-ci seraient plus praticables ?
Et pourtant
Lapavitsas reconnaît dans un passage de l’interview que le problème de
l’économie grecque n’est pas d’être entrée dans l’euro en tant que tel, mais la
faiblesse du capitalisme grec qui se traduit dans son manque de compétitivité : « l’accent mis sur le secteur des services
signifie que la Grèce est devenue internationalement non compétitive, car les
services sont bien connus pour n’être pas particulièrement compétitifs. »
Comme Frances Coppola l’a indiqué dans un envoi récent
sur
son blog,
« le problème de la
Grèce a été de longue date la compétitivité. Depuis un demi-siècle, elle subit
un déficit commercial important et persistant. » Elle poursuit :
« Le surendettement de la Grèce empêche
toute récupération. Mais il ne s’agit pas seulement de la dette du secteur
public. Le vrai problème est que les secteurs public et privés sont tous deux
surendettés. »
Comme l’économiste post-keynésien Steve Keen l’a récemment
signalé, « si la Grèce a
certainement ses problèmes spécifiques – en particulier avec ses comptes
courants –, tant le boom apparent d’avant-crise que la crise elle-même ont une
même cause que dans le reste de l’OCDE : la bulle d’une dette privée qui a
éclaté en 2008. La dette privée a crû rapidement avant la crise – de plus de 10
% du PIB en moyenne annuelle. » Le déficit des comptes publics n’ayant
pas augmenté dans cette période, le déficit du secteur privé a été financé par
des flux de capitaux extérieurs. En d’autres termes, le secteur privé a
emprunté à l’étranger pour financer ses dépenses d’investissement, avec pour
conséquence une dégradation de la balance des paiements.
Coppola résume la situation : « l’histoire de la crise grecque n’est pas vraiment celle d’une
prodigalité budgétaire débouchant sur un ‘’arrêt brusque’’. C’est celle de la
prodigalité du secteur privé ,alimentée par une dette extérieure croissante,
résultant elle-même (ou étant causée par) une compétitivité en berne. »
Le capitalisme grec a failli. Il a échoué à investir, en
particulier dans les secteurs productifs de l’économie. Les investissements et le capital étrangers ont
dominé l’économie grecque puis l’ont abandonné à son sort aux premiers signes
des difficultés.
Une conception de seconde zone
Comment
expliquer cette faiblesse ? Pour cela, les marxistes regardent
l’évolution et le niveau de la profitabilité des entreprises grecques. Ces
derniers sont lamentables. S’y ajoute le bas niveau de l’investissement dans
les secteurs productifs de l’économie. Avant la grande récession, l’économie
grecque était de plus axée sur la spéculation dans l’immobilier et la
construction, tout en reposant sur l’investissement étranger et les subventions
européennes.
La cause ultime de la crise grecque réside dans une
profitabilité faible et déclinante, sa cause plus immédiate étant la forte
augmentation du capital fictif destiné à la compenser et la bulle consécutive
qui a finalement explosé.
Mais
apparemment, selon Lapavitsas, cette analyse marxiste serait un non-sens. Costas
insiste pour le dire aux lecteurs du Jacobin dans des termes sans
équivoque :
« La gauche marxiste
en particulier, au cours des deux dernières décennies, a malheureusement
régressé dans sa capacité à analyser l’économie politique du capitalisme
moderne. Elle a absorbé et fait sienne une sorte de conception économique de
seconde zone, qui pour l’essentiel croit que le marxisme et l’analyse marxiste
du capitalisme peuvent être condensés dans baisse tendancielle du taux de
profit. Pour beaucoup de gens en Europe et ailleurs, l’économie politique
marxiste se réduit pratiquement à tout interpréter en termes de
proportion des profits – ou de ce qui est mesuré comme profits – dans le PIB.
Ce ratio, pour certains de ces gens, dit tout ce que vous avez besoin de savoir
sur le passé, le présent et le futur du capitalisme. Ce n’est pas Karl Marx,
bien sûr, ni ce que les grands marxistes ont fait […] Cela ne sert à rien et
n’aide personne. La baisse tendancielle du taux de profit est importante, mais ce
qui se passe en Grèce n’est pas une crise périodique provoquée par des taux de
profit en baisse […] »
Pour Costas, le problème n’est pas n’est pas la faiblesse du
capitalisme grec, mesuré à travers une analyse marxiste de la profitabilité,
mais le secteur financier et l’union monétaire – et tout est très simple.
« Si nous considérons
la crise de l’eurozone comme une question purement monétaire, du point de vue
de la théorie monétaire, résoudre le problème prend cinq minutes. C’est
absolument évident, parfaitement simple. En tant que problème de théorie
monétaire, c’est réellement presque trivial. En fait, il ne m’a pas fallu plus
d’un week-end, en 2010, quand j’ai commencé à me confronter aux chiffres, pour
que cela apparaisse évident. Ce qui est en cause est une union monétaire mal
structurée, qui a très mal évolué et est donc devenue non viable. C’est
plus clair et facile à voir pour quelqu’un qui connaît la théorie monétaire,
qui comprend la monnaie et la finance, que pour d’autres qui ont travaillé dans
d’autres domaines de l’économie et de l’économie politique. »
Il est honteux que nous, économistes marxistes de seconde
zone, non formés en théorie monétaire et ne comprenant pas la monnaie et la
finance […], ne soyons pas capables de voir que le problème de la Grèce n’est
pas la faiblesse de son économie capitaliste et son manque de profitabilité et
d’investissement… Le problème est l’union monétaire et l’euro !
Une NEP grecque
Costas voudrait que le vaste réseau des petites entreprises
grecques se remette à fonctionner pour offrir des emplois et des revenus. « Les petites et moyennes entreprises
reprendraient vie immédiatement s’il y avait une dévaluation. » C’est
ce qu’il appelle une NEP à la grecque. «
Les études économétriques que j’ai vues le confirment – il y a peu de doutes
que les PME permettront le retour à un état de production raisonnable dans un
délai court, une ou deux années. Cela générerait également le capital et l’épargne
pour la stratégie de moyen terme. »
En réalité, il y a de nombreuses preuves que la lourde
dépendance de la Grèce envers la petite entreprise a maintenu sa productivité
et ses investissements à des niveaux très bas. Personne ne devrait être opposé
à un soutien à la petite entreprise, l’économie marxiste n’exige pas que tout
ce qui existe soit nationalisé. Mais pourquoi renoncer à prendre les rênes de
l’économie des mains des oligarques qui la contrôlent ?
Le « multiplicateur » keynésien, une mesure supposément de
nature à stimuler la croissance et les revenus à partir de la dépense publique,
ne fonctionne pas tant que la profitabilité n’a pas été restaurée, ainsi que
Carchedi et moi l’avons montré dans notre article sur le
«
multiplicateur marxiste ». Ainsi, les Grecs devraient attendre que les
politiques keynésiennes aient « généré le capital et l’épargne » pour une
stratégie socialiste « de moyen terme »… Lapavitsas signale pourtant qu’« il y
a en Grèce de vastes ressources inutilisées. De ce point de vue le capital ne
manque pas […] » Oui, et c’est pourquoi un plan domestique pour
l’investissement et la croissance, basé sur la propriété publique du grand
capital et l’intégration du secteur bancaire, ainsi que des principales
entreprises du secteur maritime, de la pharmacie, de l’agriculture, etc.,
pourrait utiliser ces ressources en travail qualifié et financières qui sont
aujourd’hui gaspillées.
Lapavitsas dit que
« la gauche en Europe
s’est laissée entraîner ces dernières années dans une incroyable dérive. C’est
comme si elle avait perdu son sens critique. Elle a imaginé que le processus de
l’intégration européenne à travers l’UE et celui de la formation de l’union
monétaire auraient quelque chose à voir avec l’internationalisme tel que nous
le comprenons à gauche. La gauche devrait enfin commencer à proposer des idées
pour un véritable internationalisme en Europe, qui rejette ces formes
d’intégration capitaliste. Non les améliorer, mais les rejeter. C’est la vraie
perspective internationaliste pour la gauche, et c’est ce qu’elle devrait
faire. »
Je ne sais pas trop à quelle « gauche » Costas se réfère
ici. Mais les économistes marxistes s’accordent sur le fait que l’Union
européenne et l’union monétaire n’offrent pas au monde du travail une
perspective internationaliste. Ce sont des organes du capital, spécifiquement
du grand capital, et ils ont exacerbé le développement inégal du capitalisme en
Europe
7.
Cela dit, le capitalisme grec n’est pas en situation d’inverser le cours des
choses avec sa propre monnaie. Après une dévaluation, le capital grec aurait à
supporter d’énormes dettes en euro et ne serait pas en mesure d’exporter
suffisamment pour empêcher l’économie grecque de sombrer (davantage) dans les
abysses, en entraînant son peuple avec lui. De plus, le Grexit ne signifie pas
seulement la sortie de l’euro mais aussi celle de l’Union européenne, sans
qu’il existe d’accords commerciaux du type de ceux que peut avoir, par exemple,
la Suisse.
Costas Lapavitsas et Yanis Varoufakis sont des économistes
devenus des responsables politiques, qui se retrouvent au premier rang du
combat de Syriza pour restaurer les conditions de vie et les droits du peuple
grec, en faisant face à l’assaut du capital européen. Ce n’est pas facile – il l’est certainement
beaucoup plus de critiquer en arrière des lignes. Mais s’ils lisent ceci,
j’espère qu’ils le considéreront comme relevant des meilleures intentions.
Au mois de juin, la solution pour Syriza et le mouvement
ouvrier grec ne sera pas de rompre avec l’euro en tant que tel, mais de rompre
avec les politiques capitalistes et de mettre en œuvre des mesures socialistes
afin d’en finir avec l’austérité et de lancer une campagne pan-européenne pour
le changement.
Notes
6.« The long roots of the present crisis:
Keynesians, Austerians and Marx’s law », World Review of Political Economy,
Vol. 4 N° 1, Spring 2013, pages 86-115. Voir ici pages 108-109.
Traduit
de l’anglais par Jean-Philippe Divès