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Karl Marx ✆ Wilson Morfe
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Laurent GAYOT
| A partir d'une synthèse et d'une
systématisation des principaux travaux portant sur le thème de l'idéologie chez
Marx et effectués par les principaux commentateurs français (Althusser,
Balibar, Labica, Ricoeur, Tort, Renault, Capdevila, Ngoc Vu...), notre étude
tente de proposer une définition complète et cohérente du concept d'idéologie
et de résoudre les apories qui semblaient le traverser.
Se proposer
aujourd’hui d’étudier le concept d’idéologie chez Marx, c’est semble-t-il se
heurter à une situation éminemment paradoxale. Et ce d’abord parce que
la notion paraît manquer singulièrement d’assise dans le corpus marxien
lui-même. Elle apparaît en effet dans une œuvre inachevée (L’Idéologie
allemande) qui ne sera publiée intégralement pour la première fois qu’en 1932,
soit près de quatre-vingt dix ans après sa rédaction. Le manuscrit aura en
outre entre temps été copieusement entamé par la « critique rongeuse des
souris » qui nous prive d’un certain nombre de passages dont on peut
supposer qu’ils auraient pu apporter des précisions utiles à la compréhension
du concept. Car, troisième problème, les passages théoriques consacrés à
l’idéologie ne représentent en fin de compte, dans L’Idéologie allemande,
qu’un volume réduit si on les compare à la massivité d’une œuvre de plus de 500
pages. Tout se passe comme si Marx et Engels, emportés par leur verve polémique
contre Feuerbach, Bauer et surtout Stirner, délaissaient tendanciellement le
terrain de la conceptualisation rigoureuse pour celui de la simple offensive
vigoureuse. Occupés à démontrer et à démonter les sophismes et les paralogismes
de « Saint Max » et consorts, Marx et Engels ne semblent guère se
soucier de rattacher explicitement leurs analyses pointilleuses à la notion qui
donne son titre à l’ouvrage. Enfin, à cette thématisation insuffisante,
s’ajoute le fait que le concept d’idéologie se raréfie rapidement dans les
œuvres de Marx, avant de disparaître complètement. Encore utilisé de façon
discrète jusqu’en 1852, le thème
s’absente ensuite définitivement des écrits
marxiens et ne figure par exemple pas dans le corps du Capital.
Inachèvement, indétermination, imprécision, fugacité – c’est le réseau
sémantique du manque qui semble de prime abord entourer le concept d’idéologie.
Pourtant, et c’est ici que le paradoxe s’aiguise, loin que
ces faiblesses initiales aient entraîné un oubli du concept d’idéologie,
celui-ci a connu au contraire une incroyable fortune ou, si l’on préfère, une
riche descendance. C’est d’abord, et cela ne constitue pas en soi une réelle
surprise, au sein du marxisme que le terme a inspiré de nombreux
développements, quoique ceux-ci se soient d’abord référés au concept
d’idéologie tel qu’il avait été repris par Engels dans l’Anti-Dühring et
dans son Ludwig Feuerbach et la sortie de la philosophie classique
allemande. Mais le terme s’est également répandu dans un grand nombre
d’études universitaires, d’inspiration marxiste ou non, et dans des disciplines
aussi variées que la philosophie, la sociologie, la science politique,
l’histoire, l’anthropologie, le droit, etc. Enfin et surtout, l’idéologie
est devenue un mot constamment utilisé dans le langage courant, par les
journalistes, les politiques, les écrivains... – A vrai dire, ces trois types
de diffusion ne constituent pas les trois étapes d’une séquence historique qui
verrait le terme s’étendre aux utilisations les plus larges à partir d’une
signification étroitement marxiste. Et ce d’abord parce que le concept n’a pas
été forgé par Marx, mais, un demi-siècle avant lui, par Destutt de Tracy qui
introduit le néologisme en 1796 dans son Mémoire sur la faculté de penser,
le terme se rapportant alors à une science des idées censée rendre compte de
leur formation à partir des sensations, dans la lignée des théories sensualistes
de Condillac. Issue de ce programme de recherche, l’école des Idéologues a
rapidement subi les railleries de Napoléon ou encore de Chateaubriand pour
lequel l’Idéologie devenait une « philosophaillerie ». Et dès 1829,
Victor Cousin s’efforçait de restaurer la dignité du concept en précisant, dans
son Cours de l’histoire de la philosophie, qu’il importait de passer
« aux applications de l’idéologie, à la connaissance des objets et des
êtres, à l’aide des idées ». Ainsi, dès l’origine, se sont enchevêtrés les
usages philosophiques, universitaires, politiques et polémiques de ce terme. –
Quoi qu’il en soit, et c’est là où nous souhaitions en venir, le mot apparaît
aujourd’hui chargé d’une riche histoire qui a déposé sur lui un ensemble de
significations qui tendent à se projeter rétrospectivement sur la notion
marxienne qui elle-même se prête d’autant plus facilement à ces apports
clandestins qu’elle ne dispose pas, on l’a vu, d’une conceptualisation
suffisamment rigide pour les rejeter fermement. La difficulté consiste donc à
retrouver, sous les différentes strates de significations qui se sont
accumulées au cours des deux derniers siècles, le sens que conférait à la
notion d’idéologie le jeune Marx des années 1845-1846.
Plus précisément, notre étude souhaiterait mesurer l’unité
du concept d’idéologie chez les auteurs de L’Idéologie allemande. Car
celui-ci ne semble pas dénué d’ambiguïtés, si ce n’est de contradictions, qui
en menacent la consistance. Nous avons souligné que le vocable qui nous
intéresse a vu ses usages se multiplier au cours du XXe siècle. Mais il semble
qu’un tel succès ait engendré une certaine dissolution du concept ou du moins
la fragilisation de sa scientificité. Or il n’est pas acquis que la polysémie
qui frappe aujourd’hui ce terme ne trouve pas sa source chez Marx lui-même.
C’est au contraire ce que suggèrent certaines études récentes comme celles de
Patrick Tort ou de Nestor Capdevila. De sorte qu’il n’y aurait pas
seulement une vacillation de l’idéologie « dans le marxisme » comme
l’écrit Etienne Balibar, mais bien déjà dans le manuscrit des années 1845-1846.
Balibar va même plus loin: selon lui, les hésitations de L'Idéologie
allemande sont moins des oscillations que de véritables contradictions,
des apories insolubles. Il convient donc, nous semble-t-il, de déterminer si la
polysémie qui affecte le concept d’idéologie est irréductible ou si elle peut
se ramener à un dénominateur commun qui fonderait la consistance de la notion,
de déterminer, en d’autres termes, si les ambiguïtés qui se logent dans cette
dénomination dégénèrent en contradictions ou si elles se résorbent dans une
unité plus haute.
Il est possible, pour situer, même grossièrement, les lieux
du débat, de répertorier trois positions généralement adoptées quant à la
question de la consistance théorique du thème de l’idéologie dans L’Idéologie
allemande. La première consiste à reconnaître l’existence d’un concept
relativement univoque et cohérent d’extension large, disons sociologique :
le vocable d’idéologie thématiserait l’ensemble des productions idéelles par
lesquelles une classe dominante justifie sa domination (c’est la position
traditionnelle). La seconde consiste à souligner que cette conception de
l’idéologie est affectée de tensions et d’apories, de sorte qu’il n’y aurait
pas tant un concept univoque et cohérent qu’un ensemble de thèmes mal unifiés
(c’est la position de Balibar, Tort et Capdevila). La troisième consiste à
contester que le thème de l’idéologie ait un statut théorique propre en y
voyant plutôt une arme principalement rhétorique utilisée aux seules fins de la
polémique contre les Jeunes-Hégéliens (c’est la position à laquelle est conduit
Hyondok Choe). Cette dernière interprétation a pour mérite d’attirer
l’attention sur la faible extension du concept : loin de désigner un
concept général de la domination et de la justification sociales, le terme
d’idéologie ne désigne qu’un point de vue idéaliste dont la philosophie
jeune-hégélienne constitue l’illustration caricaturale. Mais cette
interprétation a le tort de conclure à l’absence d’unité du concept
d’idéologie. Le thème de l’idéologie n’est certes qu’un thème subordonné, et même
mineur, de L’Idéologie allemande, mais il est de type conceptuel. Et
quoique subordonné dans la conception matérialiste de l’histoire que L’Idéologie
allemande cherche à élaborer, il n’en remplit pas moins une fonction
théorique dans ce projet.