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Joseph Schumpeter © David Levine
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Karl Marx ✆ David Levine
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Omer Moussaly | À
jongler avec les mérites et les ratés de la théorie de Marx et de ses adeptes,
Schumpeter semble vouloir s’imposer en tant qu’arbitre unique et impartial du
marxisme. Bien qu’il reconnaisse plusieurs mérites à la conception économique
de Marx, Schumpeter soulève de multiples limites à l’analyse des marxistes
orthodoxes qui ne font que corroborer sa prise de position critique du
marxisme. Une lecture des critiques et des réponses que Schumpeter a adressées
au marxisme permet de révéler les points communs et les divergences entre les
deux auteurs. Chez Schumpeter comme chez Marx, le capitalisme est un mode
passager de la production sociale. Schumpeter se fixe comme objectif de combler
la lacune des marxistes qui n’ont pas su identifier les vraies raisons du dépérissement
du capitalisme. Il lui fallait relever le défi de critiquer certains adeptes de
Marx sans pour autant s’en prendre trop au fondateur du marxisme auquel il
vouait une admiration sincère.
1. Les idées émises
par Karl Marx ont suscité un débat soutenu aussi bien chez ses adeptes que chez
ses détracteurs. Selon Schumpeter, ce débat ne serait que partiellement utile,
à moins qu’il ne serve à approfondir la compréhension de l’œuvre de Marx et
éventuellement à la surpasser. Schumpeter propose une solution qui consiste à
dépasser ce débat polarisé et à reconnaître à Karl Marx ses mérites, sans pour
autant tenir pour infaillible l’ensemble de son discours ou de ses gestes. Dans
sa préface de l’édition de 1984 d’Impérialisme et classes sociales de
Schumpeter, Jean-Claude Passeron fait remarquer que Schumpeter a adopté une
posture dite de ‘double démarcation’. Ainsi, dans son rapport à Marx,
Schumpeter se prête au jeu intellectuel consistant à « affirmer son accord
avec les conclusions de
Marx, tout en réfutant une à une chacune de ses
démonstrations pour leur substituer les siennes propres » (Passeron, 1984,
34). De cette façon, Schumpeter se prémunit contre toute accusation de
partialité, se posant comme l’arbitre qui tient compte du pour et du contre
dans ses jugements, non entachés du relent partisan. Une preuve que la
critique de Schumpeter a laissé sa marque est que le chercheur marxiste David
Harvey a reconnu que la critique schumpétérienne du marxisme demeure pertinente
à plusieurs titres.
Dans The
Enigma of Capital Harvey souligne que les réussites du capitalisme ont, à
certains égards, jusqu’à maintenant, surpassé ses tendances à
l’autodestruction,
« Both Karl Marx and Joseph Schumpeter
wrote at length on the ‘creative-destructive’ tendencies inherent in
capitalism. While Marx clearly admired capitalism’s creativity he (followed by
Lenin and the whole Marxist tradition) strongly emphasises its
self-destructiveness. The Schumpeterians have all along gloried in capitalism’s
endless creativity while treating the destructiveness as mostly a matter of the
normal cost of doing business […] it could be that they were basically right
from the perspective of the longue durée at least up until recently. » (Harvey 2010, 46).
2. En 1942 dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie,
Schumpeter avait pris position dans cette querelle opposant les marxistes à
leurs adversaires, s’affichant clairement comme un non-marxiste qui reconnaît
l’apport de Marx à la science économique. Dans son Histoire de l’analyse
économique Schumpeter réaffirme qu’il s’intéresse surtout aux rapports que Marx
et le marxisme entretiennent avec l’analyse économique (Schumpeter, 1954, 2,
19). Par ailleurs, il déplorait le fait que l’œuvre de Marx ait été
traitée à la légère par certains, voire altérée par plusieurs autres de ses
contemporains. Mais avant de passer à la critique de Marx et du marxisme ainsi
que de leurs limites, il fallait d’après Schumpeter, reconnaître à un grand
mérite : « Marx fut l’un des premiers à tenter d’élaborer un modèle
explicite du procès capitaliste. » (Schumpeter, 1954, 2, 26). De la sorte,
Schumpeter s’autorise à livrer, à juste titre d’ailleurs, une attaque en règle
contre ce qu’il considérait être la dégénérescence de la doctrine marxiste qui,
peu importe qu’elle soit accueillie ou rejetée, pèche par son caractère
dogmatique tout en se prêtant à la critique en raison de ses insuffisances,
dans sa globalité et ses détails. Mais quand, il en vient par la suite à faire
allusion à la grandeur et à la vitalité de cette doctrine, son appréciation est
plus mitigée et il ne peut cacher son admiration pour les grandes intuitions de
Marx et de quelques-uns de ses successeurs :
« Or le mélange
de Marx est chimique : en d’autres termes, il a inséré les données
historiques dans l’argumentation même dont il fait dériver ses conclusions. Il
fut le premier économiste de grande classe à reconnaître et à enseigner
systématiquement comment l’exposé historique peut être converti en histoire
raisonnée. » (Schumpeter, 1942, 117).
3. Il affirme que
Marx n’avait pas tort de prédire que le capitalisme est en transition vers le
socialisme, sauf que les raisons qu’il en donnait étaient contestables. En
outre, dans un article portant sur l’avenir du capitalisme, Schumpeter admet
que le système capitaliste est instable à cause de l’innovation et de
l’ajustement du marché aux changements continuels, mais ce qu’il nomme l’ordre
capitaliste est, lui, plutôt stable (Schumpeter, 1928, 383-384); ce sont les changements
dans les mentalités et la rationalisation progressive des institutions qui
mèneront au changement économique qualitatif et non pas les contradictions
insurmontables et l’anarchie du mode de production capitaliste décrites par
Marx,
« Capitalism is so obviously in a process
of transformation into something else, that it is not the fact, but only the
interpretation of this fact, about which it is possible to disagree […]
Capitalism whilst economically stable, and even gaining in stability, creates,
by rationalising the human mind, a mentality and a style of life incompatible
with its own fundamental conditions, motives and social institutions, and will
be changed, although not by economic necessity and probably even at some
sacrifice of economic welfare, into an order that it will be merely a matter of
taste and terminology to call Socialism or not. » (Schumpeter, 1928, 385-386).
4. Sur ce point, précisons que nous ne souscrivons pas
inconditionnellement à tous les commentaires de Schumpeter et que nous tenons à
limiter notre analyse surtout à la lecture qu’il fait de Marx. En ce sens, nous
faisons appel aux critiques du marxisme avancées par Schumpeter. Malgré leurs
différences, François Perroux fait état dans son livre intitulé La pensée
économique de Joseph Schumpeter, d’une certaine proximité et même d’une
compatibilité entre les visions schumpetérienne et marxiste. Perroux
suggère que Schumpeter cherche, à l’instar de Marx, à pousser aussi loin que
possible le caractère endogène des phénomènes économiques :
« [N]on moins que
sur le but de l’explication économique, Schumpeter est ferme sur l’étendue du
domaine dans lequel elle se meut. L’économie doit être étudiée en tant que
telle, comme un ensemble qui a ses lois propres. La limite de l’explication
économique est précisément marquée par le passage du dernier des facteurs
économiques qu’elle invoque à un facteur extraéconomique […] [U]ne des
originalités majeures de Schumpeter est d’avoir tenté de construire une
dynamique proprement économique. » (Perroux, 1965, 27).
5. D’autres
chercheurs plus récents, tel Rahim, notent la compatibilité, à bien des égards,
entre les théories du développement de Marx et celles de Schumpeter, nonobstant
les critiques formulées par ce dernier à l’endroit de l’auteur du Capital.
Chez les deux théoriciens, l’évolution économique doit s’expliquer surtout par
sa dynamique interne, ou immanente pour utiliser le langage de Marx :
« To summarise: Marx’s materialist method
is an approach to studying economic and social development in which society is
conceptualised as an organism in a process of constant change, that is
self-evolving through the working of some endogenous force or necessity that is
of essential economic character. Schumpeter subscribed to this general
viewpoint, which he considered ideologically neutral, as a working hypothesis
for his own theory of social evolution. » (Rahim, 2009, 55).
6. D’entrée de jeu, il est à noter que Schumpeter s’en prend
simultanément à Marx et à ses disciples, notamment à ceux qu’il identifie comme
orthodoxes bien qu’il ne définisse pas clairement ce qu’il entend par cette
épithète et qu’il reproche parfois à Marx de tenir un discours enflammé et de
tirer hâtivement des conclusions incompatibles avec le système qu’il a lui-même
forgé. Mais cette attaque en règle n’empêche pas Schumpeter de
reconnaître la pérennité de la doctrine marxiste qui n’est pas exclusivement
attribuable à quelques aphorismes glanés ça et là :
« La théorie de
Marx est évolutionnaire, en un sens où nulle autre théorie économique ne l’a
été : elle cherche à découvrir le mécanisme qui, par son simple
fonctionnement et sans le secours de facteurs externes, transforme tel état de
la société en tel autre état. » (Schumpeter, 1954, 2, 26).
7. Nous visons en
particulier, dans cet article, à clarifier la critique que fait Schumpeter de
Marx et du marxisme, surtout tel qu’on la retrouve dans son ouvrage Capitalisme,
socialisme et démocratie et dans L’Histoire de l’analyse économique.
Dans ses deux ouvrages clés, Schumpeter présente Marx comme prophète,
sociologue, économiste scientifique et éducateur. Nous présenterons donc
d’abord ce que Schumpeter a à dire à propos de ses quatre Marx différents. De
plus nous nous servirons de quelques articles écrits par Schumpeter au fil des
ans qui donnent des précisions sur certains points contentieux. Ensuite nous
nous appuierons sur la documentation secondaire pour résumer le débat autour de
la similitude et des divergences entre Schumpeter et Marx surtout en ce qui
concerne le développement historique du capitalisme, c’est-à-dire, de ses
origines, de son progrès et de son éventuel déclin.
Marx le prophète
8. Étant donné
que notre analyse porte en bonne partie sur la lecture que Schumpeter fait de
Marx dans Capitalisme, socialisme et démocratie, nous retenons le
raisonnement par analogie qui sous-tend la ressemblance de la doctrine marxiste
à une religion révélée. L’analogie n’est pas gratuite puisque le marxisme
véhicule un message téléologique, tout comme les religions, à la seule
différence que son paradis promis n’appartient pas à l’au-delà. On ne peut pas
toujours entièrement séparer Marx l’idéologue de Marx l’analyste « sa
double activité créatrice, celle de l’auteur d’un credo, celle du façonneur
politique et de l’agitateur se mêle inextricablement à son activité
analytique » (Schumpeter, 1954, 2, 18). Pour Schumpeter, la pérennité et
la résilience de cette doctrine ne s’expliquent pas en l’absence d’une
dimension sacrée, d’autant plus que les marxistes orthodoxes jugent sacrilège
toute remise en question de leur doctrine (Schumpeter, 1942, 67). Schumpeter
ajoute que Marx est le premier économiste à découvrir l’idéologie, mais il
était incapable de la voir dans sa propre doctrine :
« Marx was the economist who discovered
ideology for us and who understood its nature. Fifty years before Freud, this
was a performance of the first order. But, strange to relate, he was utterly
blind to its dangers so far as he was concerned” (Schumpeter, 1949, 354).
9. Bien sûr un
certain dogmatisme régnait au sein de quelques cercles marxistes, mais
Schumpeter ne prend pas toujours le soin de créer une distinction claire entre
les chercheurs originaux et les fidèles qui ne jurent que par la nouvelle
religion matérialiste.
10. Dans son
article intitulé « Science and Ideology », Schumpeter décrit Marx
comme un radical bourgeois du 19e siècle en affirmant que les préceptes
idéologiques et préscientifiques, qu’on retrouve encore sous une forme modifiée
dans ses écrits de maturité, sont en partie responsables des dérives
éventuelles des disciples qui suivaient aveuglément son appel à la révolution
(Schumpeter, 1949, 355). Schumpeter réitère ce point dansL’Histoire de
l’analyse économique en rappelant au lecteur que Marx colporte une partie
de l’idéologie bourgeoise qu’il prétend rejeter :
« Disons
premièrement que personne ne comprendra Marx et Engels qui n’aura
convenablement soupesé les conséquences de leur passé culturel bourgeois,
lequel est une des raisons, mais non la seule raison, de considérer le marxisme
comme un produit de l’esprit bourgeois. » (Schumpeter, 1983, 2, 21).
11. La
compréhension des succès du marxisme passe par la contextualisation de sa
genèse, affirme Schumpeter. Dans la préface de la première édition de Capitalisme,
socialisme et démocratie, il note que même un non marxiste comme lui croit
néanmoins « à l’importance unique du message de Marx, importance, au
demeurant, complètement indépendante de l’acceptation ou du rejet de ce message »
(Schumpeter, 1942, 58). Ce serait là un premier démembrement qu’opère ici
Schumpeter entre forme (l’importance du message de Marx), et contenu (la
validité scientifique de son message). Ainsi Schumpeter dans son article sur le Manifeste
du parti communiste, tout en croyant à l’importance historique du message de
Marx, laisse planer un doute sur sa valeur théorique, ce qui revient à lui
reprocher de ne pas avoir épuré sa théorie sociologique de ses propres conflits
internes ni de ses partis pris idéologiques personnels
« Marx weakened his economic theory of the
class structure further in order to fulfil his ideological desire to come out
with the great battle array between bourgeoisie and proletariat. » (Schumpeter, 1949, 207).
12. Par
conséquent, la vision eschatologique de Marx induit en erreur les masses
opprimées en leur promettant de meilleurs lendemains. Selon Schumpeter, Marx
n’a jamais pu complètement se défaire de certains éléments idéologiques
révolutionnaires qui sont venus teinter sa recherche scientifique :
« But some elements of his original vision
– in particular the increasing misery of the masses which was what was to goad
them into the final revolution – that were untenable were at the same time
indispensable for him. They were too closely linked to the innermost meaning of
his message, too deeply rooted in the very meaning of his life, to be ever
discarded. Moreover, they were what appealed to followers and what called forth
their fervent allegiance […] And so we behold in this case the victory of
ideology over analysis: all the consequences of a vision that turns into a social
creed and thereby renders analysis sterile. » (Schumpeter, 1949, 355).
13. Schumpeter
considère cependant que Marx n’a commis qu’un péché véniel, facilement
rachetable en raison du mérite indéniable de sa doctrine : « Marx
n’avait pas d’autre prétention que d’énoncer la logique du processus
dialectique de l’histoire »(Schumpeter, 1942, 69). Fidèle à lui-même, Schumpeter ne manque jamais
d’occasions pour souligner le tiraillement de Marx entre deux pôles
d’attraction opposés. Il remarque aussi que la synthèse de ces pôles lui
assurait un succès auprès de ses disciples, mais, en même temps, risquait de
miner son approche théorique en tant qu’analyse cohérente et scientifique. La
supériorité de l’économie néo-classique, qui préconisait un remplacement de la
théorie de la valeur-travail par la notion d’utilité marginale n’a pas
convaincu les marxistes qui continuent, d’après Schumpeter, à colporter la
théorie du maître malgré que celle-ci ne permet plus de faire avancer la
science économique :
« Nous pouvons alors
interpréter la théorie de l’exploitation de Marx comme une application au
travail de sa théorie de la valeur : selon cette dernière, le travail ne
reçoit pas moins que sa pleine valeur, et les consommateurs ne paient pas les
produits au-dessus de leur pleine valeur. Par conséquent, elle s’expose non
seulement à toutes les objections générales que l’on peut élever contre la
théorie de la valeur de Marx, qui repose sur la quantité de travail, mais aussi
à l’objection particulière que l’on peut élever contre son application à la
“force de travail”. » (Schumpeter, 1954, 2, 367).
14. En ce qui a
trait à l’affiliation de Marx en matière de théorie économique, Schumpeter note
que celui-ci s’intéresse surtout à la perpétuation de l’économie politique
classique anglaise, qu’il considère d’ailleurs comme étant achevé, et, partant,
ne se prête plus à la critique de façon systématique. D’après Schumpeter, du
fait qu’il prend à son compte la théorie de la valeur-travail élaborée par
Smith et Ricardo, Marx s’embourbe dans certaines impasses liées à ce courant. À
cet effet, Schumpeter affirme que :
« Sa théorie de
la valeur [de Marx] est celle de Ricardo […] Les arguments de Marx se
distinguent [de ceux de Ricardo] seulement en ce qu’ils sont moins polis,
davantage prolixes et plus “philosophiques” au sens le plus défavorable de ce
terme. Nul n’ignore que cette théorie de la valeur n’est pas
satisfaisante. » (Schumpeter, 1942, 89-90).
15. En tant
qu’économiste issu de l’École autrichienne, ayant d’ailleurs suivi durant ses
études universitaires les cours de ses principaux théoriciens (Friedrich von
Wieser, Eugen von Böhm-Bawerk et Carl Menger), Schumpeter considère que les
marxistes comme Hilferding se sont fourvoyés en essayant de contester, au
moment de son apparition, l’utilité marginale en tant que solution de rechange
à la théorie de la valeur-travail. Schumpeter reconnaît néanmoins à Marx la
justesse d’une bonne partie de son analyse de l’économie capitaliste et lui
décerne le titre de pionnier :
« Par une étrange
touche de téléologie, Marx a dit à plusieurs reprises que c’est la “tâche
historique” ou le “privilège” de la société capitaliste de créer un appareil de
production qui sera adapté aux besoins d’une forme plus haute de civilisation
humaine. Bien que dans notre positivisme moderne nous puissions être choqués de
cette façon de présenter les choses, la vérité essentielle qu’il voulait
exprimer apparaît assez clairement. » (Schumpeter, 1954, 2, 267).
16. Mais c’est
sur le terrain de l’implosion du capitalisme en raison de sa tendance à
l’accumulation illimitée que Schumpeter ne se gêne pas de remettre en cause les
hypothèses et les techniques de Marx (Schumpeter, 1954, 2, 92). En
d’autres termes nonobstant quelques défauts techniques qu’il reproche à Marx,
Schumpeter lui reconnaît la finesse de sa synthèse sociohistorique qui mérite
le respect et l’admiration de tous les chercheurs en sciences sociales. Même si
Schumpeter offre une explication différente de celle de Marx au sujet du déclin
du capitalisme et de son remplacement par le socialisme, il n’en demeure pas
moins qu’il considère Marx comme un des premiers avoir bien saisi cette
tendance :
« Toutefois, même
si les données et les raisonnements de Marx étaient encore plus erronés qu’ils
ne le sont, ses conclusions n’en pourraient pas moins être valables dans la
mesure où il affirme simplement que l’évolution capitaliste finira par détruire
les fondements de la société capitaliste. Or, je crois qu’il en ira ainsi. Et
je ne crois pas exagérer en qualifiant de profonde une intuition dans laquelle,
dès 1847, cette vérité était contenue à n’en pas douter. »
(Schumpeter, 1942, 115).
17. Marx était
guidé, selon Schumpeter, par le désir de démontrer scientifiquement ce que ses
allégeances idéologiques le portaient à croire, c’est-à-dire l’autodestruction
violente du capitalisme. Pour Schumpeter ce sont les succès et non les échecs
du capitalisme qui mèneront éventuellement à sa fin.
La sociologie marxiste
18. Tout en
reconnaissant à Marx la justesse de son analyse sociologique, Schumpeter note
par contre le flou du vocabulaire de ceux qui se portèrent à sa défense. Ainsi,
pour élucider la réflexion de Marx sur ce sujet, le chercheur a besoin de
découper l’œuvre en plusieurs parties (sociologie, économie, etc.), n’en
déplaise aux disciples inconditionnels qui se dressent contre toute dissection
de l’œuvre du maître. Cependant, afin de parer à toute critique, Schumpeter se
fait rassurant, d’une part, en faisant la distinction entre la pensée de Marx
et son interprétation par une clique radicale et, d’autre part, en affirmant
qu’au terme de l’analyse, il sera en mesure de faire les liens entre les
différentes parties de la théorie de Marx. Au risque de ternir le prestige du
maître à penser des marxistes orthodoxes, l’approche de Schumpeter tient à
offrir des avantages qui surpassent les inconvénients de cette
doctrine :
« Une telle
méthode d’analyse éteint en grande partie l’auréole mystique qui enchante les
croyants, mais elle se traduit par un gain dans la mesure où elle permet de
sauver des vérités importantes et stimulantes, beaucoup plus précieuses en soi
qu’elles ne le seraient si elles restaient attachées à des épaves
irrémédiables. » (Schumpeter, 1942, 71).
19. Toujours
est-il que Schumpeter s’applique à relever l’erreur qui consiste à interpréter
la conception sociologique de Marx d’un point de vue philosophique alléguant
qu’en cette matière, Marx se servait plutôt des données historiques dont il
disposait. En dépit du caractère livresque et quelque peu désuet de ses sources
d’informations, Marx a su, de l’avis de Schumpeter, esquisser des tableaux
historiques remarquables par l’authenticité de leurs détails. Cependant,
Schumpeter souligne du même souffle que les réalisations de Marx manquent un
tant soit peu d’originalité du fait qu’elles sont largement tributaires du
patrimoine intellectuel légué par ses prédécesseurs. Quant au rapport entre
idéologie et économie, Schumpeter choisit de passer outre la dichotomie entre
la topologie de la structure et celle de la superstructure. En lieu et place,
il transforme, à juste titre, cette division en une relation entre fond et
forme et, du même coup, affirme que toute forme est porteuse de sens et
qu’aucun contenu ne se matérialise en l’absence d’une forme :
« Marx ne
soutenait pas que les religions, les métaphysiques, les écoles artistiques, les
conceptions éthiques, les volitions politiques fussent ou bien réductibles à
des motifs économiques, ou bien dépourvues d’importance. Il essayait simplement
de mettre en lumière les conditions économiques qui modèlent ces données
culturelles et par lesquelles s’expliquent leur croissance et leur
déclin. » (Schumpeter, 1942, 73).
20. D’après
Schumpeter, l’interprétation économique de l’histoire telle que formulée en
général par Marx ne s’avère plausible que dans un nombre limité de cas. Encore
faut-il souvent y greffer des ajouts qui, à la longue, détruisent les
fondements de la théorie. N’étant pas sans savoir que le comportement humain se
complaît dans le confort de l’habitude, Schumpeter avance que Marx combine,
pêle-mêle, des structures quasi permanentes et des modes de production en
évolution perpétuelle. Par exemple, Schumpeter inverse le raisonnement de Marx
en faisant de la conquête militaire le facteur prépondérant dans l’explication
du régime féodal et du mode de production qui le caractérise :
« Une telle
explication ne cadre pas du tout aisément avec le schéma marxiste et pourrait
aisément être élaborée de manière à orienter le sociologue dans une direction
toute différente. Certes, des faits de cette nature peuvent, sans aucun doute,
êtres réintégrés dans ledit schéma au moyen d’hypothèses auxiliaires, mais la
nécessité d’insérer de telles hypothèses constitue habituellement le
commencement de la fin d’une théorie. » (Schumpeter, 1942, 76).
21. Dans son
article consacré au Manifeste communiste, Schumpeter admet que Marx aurait
expliqué, en tant que sociologue économique, la transition d’un régime à un
autre d’une façon digne de louanges. Par contre Schumpeter s’empresse d’ajouter
que l’interprétation géniale de Marx a ses limites, à savoir, l’insuffisance à
expliquer les modes de production antérieurs d’après cette théorie en dehors de
l’ajout d’une foule d’hypothèses auxiliaires, comme l’indiquait Schumpeter à
propos de l’avènement du féodalisme en Europe, au risque de discréditer
entièrement le principe fondamental. Schumpeter ajoute que Marx lui-même
parlait de sa conception économique de l’histoire comme d’une simple hypothèse
de travail et non pas d’un dogme. Ce que Schumpeter suggère c’est que cette
hypothèse de travail était plus ou moins probante selon l’époque sous étude et
qu’il fallait faire attention de ne pas la transposer aveuglément à tous les
cas et sans précautions,
« As such [comme hypothèse de travail], it
works extremely well, e.g., in the explanation of the political and cultural
changes that came upon bourgeois society in the course of the nineteenth
century; sometimes not at all, e.g., in the explanation of the emergence of
feudal domains in western Europe in the seventh century – where the “relations
of production” between the various classes of people were imposed by the
political (military) organization of the conquering Teutonic tribes. » (Schumpeter, 1949, 205).
22. On retrouve un commentaire intéressant de Marx
au sujet de son interprétation de l’histoire dans une note importante au début
du Capital et dans laquelle il soutient en réponse à un de ses
premiers critiques que sa conception a une application universelle à toute
l’histoire de l’humanité civilisée. Le contenu de cette note confirme
Schumpeter dans son interprétation de la conception économique de Marx et lui
donne raison de conclure que Marx ne donne pas toujours suffisamment de poids à
d’autres facteurs dans le développement historique,
« Suivant lui [le
critique de Marx], mon opinion que le mode déterminé de production et les
rapports sociaux qui en découlent, en un mot, que la structure économique de la
société est la base réelle sur laquelle s’élève ensuite l’édifice juridique et
politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle domine
en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle –
suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les
intérêts matériels, mais non pour le Moyen Âge où régnait le catholicisme, ni
pour Athènes et Rome où régnait la politique. Ce qui est clair, c’est que ni le
premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la politique. Les
conditions économiques d’alors expliquent pourquoi là le catholicisme et ici la
politique jouaient le rôle principal. » (Marx 1867, 574).
23. Bien qu’il
ait mis sur un piédestal la grande découverte de l’interprétation économique de
l’histoire qu’il attribue à Marx, Schumpeter affiche par contre de grandes
réticences à la tentative de combiner celle-ci nécessairement avec une théorie
de la lutte des classes. Mais malgré tout, Schumpeter conclut que, telle
quelle, la conception marxiste ne perd pas « son degré élevé de réussite
intellectuelle ni sa commodité en tant qu’hypothèse de travail »
(Schumpeter, 1942, 77). En matière d’analyse sociohistorique, Schumpeter
reconnaît quelque mérite à Marx, mais s’empresse de dénigrer la naïveté de ses
acolytes qui croient mordicus que leur maître à penser tient la clé de voûte de
tous les secrets de l’histoire. Toujours
est-il, comme le souligne Schumpeter dans son article « On the Concept of
Social Value », que nombre d’économistes ne mettent l’accent que sur les
agents économiques pris individuellement (Schumpeter, 1909, 213-214). Les
classes sociales ne les intéressent généralement pas. Schumpeter contrairement
à ses collègues de l’École autrichienne accorde une place importante à
l’entreprise en tant qu’institution économique. De son côté, Marx reconnaissait
la formation de certains groupes à partir de traits communs (propriétaires,
salariés, artisans, intellectuels professionnels, etc.). Il fut par
contre le premier à établir, de manière tranchée, que seules deux grandes classes
sociales de la société moderne, à savoir les capitalistes et les prolétaires,
sont appelées à faire de la défense de leurs intérêts le moteur de l’histoire
sociale. Mais que ce soit à propos de la nature des classes ou de leur genèse,
Schumpeter soutient que :
« … l’on ne
saurait déduire d’une manière univoque quels sont les intérêts de ces classes
et comment chaque classe réagit à ce qu’elle (à savoir ses dirigeants, par
exemple, ou ses effectifs) considère ou éprouve, à long terme ou à court terme,
à tort ou à raison, comme étant son ou ses intérêts. Le problème des intérêts
de groupe est semé d’écueils et de pièges qui lui sont propres, abstraction
faite complètement de la nature des groupes étudiés. » (Schumpeter,
1942, 78).
24. Quant au
capitalisme Schumpeter, évalue sa portée en fonction de la quantité de biens
qu’il peut produire. Il en conclut que l’abondance de production a engendré
jusqu’à maintenant de meilleures conditions matérielles pour les masses
ouvrières. D’après lui, l’évolution du capitalisme démontre que ce sont surtout
les masses qui profitent objectivement de la richesse matérielle créée par le
capitalisme. Considérant comme secondaires les rapports sociaux de production,
les économistes indiquent qu’il est extrêmement difficile de comprendre la
complexité des sociétés modernes. Dans un article sur la pensée économique de
Schumpeter, Paul Sweezy explique que pour ce dernier l’entrepreneur est l’agent
principal d’innovation et la source de nouveaux profits dans le système
« Innovation is the activity or function
of a particular set of individuals called entrepreneurs […] Thus the
entrepreneur is not a social type sui generis he is rather a leader whose
energies happen for one reason or another to be directed into economic
channels. » (Sweezy,
1943, 94-95).
25. D’ailleurs,
il serait absurde, selon la plupart des économistes non marxistes, de
déterminer objectivement les intérêts de classe en fonction de la forme sociale
de production. Tout en reconnaissant l’apport original de Schumpeter à la
science économique, Sweezy résume la différence fondamentale qui existe entre
la vision entrepreneuriale du capitalisme chère à Schumpeter et la vision
reposant sur les classes sociales et leurs luttes chères au marxisme,
« I see no reason to find fault with his conception
of innovation as a central feature of economic development; [...] But his
selection of the entrepreneur, a special sociological type, as the primum
mobile of change can be called into question. We may instead regard the typical
innovator as the tool of the social relations in which he is enmeshed and which
force him to innovate on pain of elimination. This approach implies a different
view of profits and accumulation from that of Professor Schumpeter. For him
profits result from the innovating process, and hence accumulation is a
derivative phenomenon. The alternative view maintains that profits exist in a
society with capitalist class-structure even in the absence of
innovation. » (Sweezy,
1943, 96).
26. Toutefois,
Schumpeter note que chez Marx, il y a réciprocité dans les rapports entre le
mode de production et la mentalité dominante d’une communauté, à un moment
donné de son histoire. De par sa naïveté géniale Marx hausse le prestige du
schéma de la relation bilatérale, mais curieusement, tend du même coup à le
niveler vers le bas en en faisant « une vérité fragmentaire parmi beaucoup
d’autres ». Étrangement, Schumpeter conclut que ces inconvénients
n’affaiblissent aucunement la pertinence de la conception marxiste en tant que
conception évolutive du capitalisme. Schumpeter s’applique à souligner les
limites idéologiques du marxisme coincé entre des éléments tirés du socialisme
utopique et d’une analyse objective du capitalisme. Dans un article sur les
deux penseurs, O.H. Taylor affirme que Schumpeter rejette entièrement la
théorie de la lutte de classes de Marx :
« Here it is enough to say that in
answering the question, how economic evolution brings about social change,
Schumpeter made no use whatsoever of Marx’s class struggle theory. Instead he
implemented his own economic interpretation far more broadly, flexibly, and
subtly, in a variety of ways for different problems, societies and
periods. » (Taylor,
1951, 537).
27. D’après nous,
Schumpeter ne rejette pas aussi catégoriquement la vision conflictuelle des
classes sociales de Marx. Jugeant inachevée la méditation de Marx à propos de
la lutte de classes, Schumpeter critique la simplification de sa complexité
sociale et s’en prend à Marx pour avoir différé l’élaboration d’une théorie à
ce sujet et raté le moment opportun de le faire, soit par incapacité, soit par
manque de conviction envers son utilité ou encore à cause du déplacement de son
centre d’intérêt vers des considérations purement économiques. Dans L’Histoire
de l’analyse économique Schumpeter reconnaît la valeur scientifique de
l’analyse économique de Marx qui est capable de séparer idéologie et
science :
« Il est plus
important encore de voir que Marx lui-même, quand il se livre à l’analyse, est
d’accord avec nous. Car il se sert de ses classes uniquement pour interpréter
les résultats qu’obtient l’économie capitaliste […] il n’introduit pas ses
classes en tant qu’acteur dans le cœur de son œuvre analytique. »
(Schumpeter, 1954, 2, 238).
28. Il reproche
par contre à Marx de ne pas tenir compte de la montée d’une nouvelle classe
moyenne et de son importance dans la cohésion sociale du capitalisme
(Schumpeter, 1949, 207). Toujours est-il qu’en plus des deux classes
fondamentales, les capitalistes et le prolétariat, Marx fait état de
sous-classes intermédiaires. Seulement, il percevait ces dernières comme
engagées dans des luttes marginales et, partant, qu’elles étaient en voie
d’extinction,
« Petits
industriels, petits commerçants et rentiers, petits artisans et paysans, tout
l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat;
en partie parce que leur faible capital ne leur permettant pas d’employer les
procédés de la grande industrie, ils succombent à la concurrence avec les
grands capitalistes; d’autre part, parce que leur habileté est dépréciée par
les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute
dans toutes les classes de la population. » (Marx, 1848, 43).
29. Donc pour
Schumpeter, la faiblesse majeure de l’analyse sociologique de Marx réside dans
sa velléité à réduire la complexité des phénomènes sociaux à un antagonisme
irréconciliable entre deux classes fondamentales. D’après Schumpeter, il
n’existait pour Marx aucune possibilité d’harmonie sociale en raison des
contradictions sociales inhérentes à sa conception économique de
l’histoire :
« Le seul
antagonisme qui ne soit pas accessoire, mais bien inhérent à la structure même
de la société capitaliste, est fondé sur le contrôle privé des moyens de
production; la relation qui s’établit entre la classe capitaliste et le
prolétariat est, nécessairement, une relation de lutte – guerre de
classes » (Schumpeter, 1942, 80).
30. Cette
distinction soulève la question de savoir comment le capitaliste est parvenu à
disposer de fonds lui permettant l’acquisition des moyens de production. Marx
élimine d’office la fable voulant que l’intelligence et l’épargne soient à
l’origine de l’enrichissement initial. Quant à Schumpeter, il soutient que la
faculté mentale et l’effort consenti comptent pour beaucoup dans l’accumulation
du capital et que l’épargne favorise sa réalisation. À cela, il ajoute le fait
que les premières usines avaient commencé dans des hangars qui ne nécessitaient
pas de grosses fortunes :
« [E]n pareil
cas, le travail manuel du capitaliste présomptif ainsi qu’un très petit fonds
d’épargne – et aussi bien entendu, une bonne dose d’intelligence suffisaient
pour démarrer » (Schumpeter, 1942, 81).
31. Attribuer
l’accumulation primitive du capital au brigandage et à la spoliation des
masses, tel que le laisse parfois entendre Marx, ne fournit qu’une réponse peu
satisfaisante à la question de savoir comment et pourquoi certaines personnes
exploitent leurs semblables et que ces exploités se laissent faire.
L’explication la plus plausible serait celle qui admet la supériorité du
pilleur, rejetée par la théorie marxiste, laquelle se veut autosuffisante. Ici,
il convient de faire appel à Éric Rahim qui a su mettre le doigt sur la
distinction qu’il faut établir entre la vision du développement de Schumpeter et
celle de Marx. Selon Rahim,
Schumpeter mettait beaucoup plus l’accent sur les qualités personnelles des
acteurs sociaux que ne le faisait Marx :
« In Schumpeter’s theory the leading
factors that account for the existence of social classes are the differences in
aptitudes of individuals and the nature of the social functions that must be
performed in any society. Schumpeter defines aptitudes in terms of qualities
such as the general level of intelligence, capacity for intellectual analysis,
willpower, resoluteness, ability to command obedience. This means that specific
talents such as those of opera singers do not play any part in his theory of
classes. He is interested in qualities that make for social leadership, a
central idea in his schema. » (Rahim, 2009, 59).
32. Mais au-delà
du débat entourant l’accumulation primitive, Schumpeter élabore une théorie
originale qui introduit la notion de monnaie crédit en remplacement de la
théorie tributaire de Ricardo que véhicule Marx. Pour Schumpeter,
l’entrepreneur est celui qui innove et combine les facteurs de production de
façon originale. Selon la tradition marxiste, c’est l’exploitation de la force
de travail des prolétaires qui crée la valeur des marchandises. La vente de ces
dernières permettra au capitaliste de faire un gain en empochant la plus-value
créée par les travailleurs. Il est donc primordial, selon les marxistes, de
comprendre ce qui distingue l’époque capitaliste, dans laquelle le travailleur
est libre de vendre sa force de travail, des autres modes de production, dans
le cadre desquels le travail est effectué de façon obligatoire, soit par des
esclaves, soit par des serfs. En fin de compte, Schumpeter avance que la
théorie économique scientifique de Marx ne cadre pas toujours avec son analyse
sociologique, qui datait d’avant ses études approfondies d’économie politique.
Schumpeter explique ce décalage entre les conclusions économiques de Marx et sa
vision sociologique par le fait qu’il aurait privilégié l’antagonisme entre
classes rivales au détriment de son analyse scientifique. De plus, Schumpeter
s’inscrit en faux contre la propension de Marx à généraliser le phénomène de
l’exploitation des masses par une minorité de capitalistes.
Marx comme économiste
scientifique
33. Au sujet de
la dualité dominants-dominés, omniprésente dans l’analyse de Marx, Schumpeter y
perçoit un problème majeur qui confine les individus et leurs descendants dans
des structures de classe, occultant ainsi leur mobilité sociale. Or, comme
Schumpeter l’affirme en dénonçant ce phénomène chez les marxistes orthodoxes,
rien ne prouve qu’un capitaliste ne puisse essuyer un revers de fortune ou
qu’un ouvrier ne devienne un homme d’affaires par la force de son caractère et
sa débrouillardise. Selon Schumpeter les marxistes orthodoxes ont tort
d’instrumentaliser l’injustice subie par les travailleurs afin de motiver leur
soulèvement contre la caste des exploitants. Qui plus est, tout en faisant croire que le prolétariat est un produit
du capitalisme, Marx est parvenu insidieusement, affirme Schumpeter, à faire
passer certaines définitions viciées,
« … à savoir
celles fondées sur la propriété privée des moyens de production. D’où la
nécessité de s’en tenir exactement à deux classes; les possédants et les
non-possédants et d’où, également, l’obligation de négliger tous les autres
principes de division sociale (y compris ceux qui étaient beaucoup plus
plausibles) ou de les minimiser ou encore de les ramener au seul principe
marxiste. » (Schumpeter, 1942, 85).
34. En somme, du
fait de leur interdépendance, capitalistes et salariés sont condamnés, selon
Schumpeter, à une coopération mutuelle alors que leur antagonisme dans la
perspective de Marx agirait comme moteur de l’évolution sociale. Le thème de
l’harmonie des classes, nié surtout par les marxistes, sera partiellement
défendu par Schumpeter dans son ouvrage posthume Histoire de l’analyse
économique. D’une part, Schumpeter reconnaît à Marx le mérite d’avoir dénoncé
les exagérations de certains économistes classiques qui présentaient le
capitalisme comme un monde harmonieux, d’autre part, il reproche à Marx d’avoir
privilégié les intérêts de la classe ouvrière au détriment de la notion de
collaboration pacifique entre les classes, telle que défendue par l’économiste
Bastiat :
« Personnellement,
je pense que l’accent exclusif mis par Bastiat sur l’harmonie des intérêts de
classe est, quoi qu’il en soit, plutôt moins stupide que ne l’est l’accent
exclusif mis sur l’antagonisme des intérêts de classe » (Schumpeter,
1954, 2, 169).
35. On sent ici
ainsi que dans plusieurs autres passages, que Schumpeter lui-même porte parfois
des jugements de valeur sur toute théorie sociologique qui ne concorde pas avec
sa vision moins conflictuelle des rapports de classe. Il réfute, par exemple,
l’aspect réducteur du concept de la lutte de classes tel que formulé par les
marxistes inconditionnels. Quant à l’antagonisme des classes postulé par Marx,
Schumpeter affirme que son objectivité est illusoire du fait que certains
groupes de travailleurs collaborent avec les patrons et ne cherchent pas coûte
que coûte à les renverser. Par contre, comme le note judicieusement Keith
Graham, Marx peut parfaitement reconnaître un certain degré de coopération
sociale entre les classes fondamentales de la société sans pour autant nier la
discordance de leurs intérêts :
« Marx can acknowledge the cooperation
between supposedly antagonist classes which Schumpeter points to, whilst
insisting that beneath it lies an antagonism of interests. He is not committed
to postulating or encouraging conscious, “personal hostility. To do so would be
incompatible with his refusal to blame or hold capitalists responsible for
their actions. »
(Graham, 1993, 232).
36. Pour Schumpeter, le marxisme est un amalgame
de notions scientifiques combinées à des croyances idéologiques socialistes. À
ce titre, l’enseignement de Marx, affirme Schumpeter, n’est pas à la portée des
masses ouvrières et ne s’adresse qu’à une minorité de bourgeois déclassés qui
rejettent l’économie politique classique. Selon Schumpeter
« Avoir cru que le marxisme ait jamais
signifié ou pu signifier quoi que ce soit pour les masses, ou même pour aucun
groupe à l’exception d’un nombre restreint d’intellectuels, c’est l’un des
éléments les plus touchant de l’idéologie personnelle de Marx et
d’Engels »
(Schumpeter, 1942, 21).
37. En résumé, le
contrôle des moyens de production constitue chez Marx le volet sociologique de
sa théorie, qui se conjugue tant bien que mal avec les mécanismes de la société
capitaliste. Plus précisément, les insuffisances de la théorie sociologique de
Marx découlent de sa soumission de la notion de classe à des considérations
économiques. Schumpeter ajoute du même souffle que les seuls développements
économiques importants que le monde ait connus sont liés à l’initiative privée.
Ces propos sont corroborés par
Rahim, qui note que :
« For Schumpeter, economic development
means capitalist development. The origins of capitalism (in the shape of
capitalist enterprise) can be traced back to the classical world, in fact
further back to Hammurabi, if you like […] By 1500 many of the phenomena that
we associate with modern capitalism had made their appearance. The economy
continued to develop on capitalist lines, but the political frame of society
remained stubbornly aristocratic. » (Rahim, 2009, 60).
38. En ce qui concerne l’aspect économique du
marxisme, Schumpeter le conçoit comme un mélange hétéroclite renfermant des
idées géniales, mais qui ne mène qu’à des culs-de-sac dans lesquels
s’empêtrerait tout chercheur ayant amassé une quantité considérable de
connaissance livresque lui permettant de peindre un tableau historique du
développement économique jusqu’alors inégalé. À ce titre, Schumpeter considère
Marx comme le premier grand promoteur d’une vision scientifique endogène de l’économie :
« Je tiens seulement à insister ici sur
l’étendue de la conception et sur le fait que l’analyse marxiste est la seule
théorie économique authentiquement évolutionnaire que la période ait produite. Ni
ses hypothèses ni ses techniques n’échappent à de graves objections – encore
qu’en partie cela tienne à l’inachèvement. Mais la grande vision d’une
évolution immanente du processus économique – lequel, fonctionnant de façon ou
d’autre par suite de l’accumulation, détruit de façon ou d’autre l’économie
aussi bien que la société du capitalisme concurrentiel et provoque de façon ou
d’autre une situation sociale intenable, qui de façon ou d’autre va donner
naissance à un autre type d’organisation – demeure une fois que la plus
vigoureuse des critiques a fait du pis qu’elle aura pu. C’est pour cela et cela
seul, que Marx a droit qu’on parle de grandeur quand on considère en lui
l’analyste économique. » (Schumpeter, 1954, 2, 92).
39. Décrivant
Marx comme un assoiffé de connaissances dans sa volonté de produire une œuvre
théorique de premier ordre, Schumpeter va jusqu’à nier, à la fin de son
chapitre sur l’économie marxiste, une quelconque influence du philosophe
allemand Hegel sur l’œuvre scientifique de Marx, affirmant que « [l]’hégélianisme
de sa [Marx] manière d’exposer n’est rien de plus qu’une forme, et nous pouvons
l’écarter dans tous les cas sans affecter la substance de sa thèse »
(Schumpeter, 1983, 57). Tous les passages dans l’œuvre de Marx qui vont dans le
sens de la lecture dialectique ou néo-hégélienne, du Manifeste communiste au Capital,
sont minimisés par Schumpeter ou simplement réduits à n’être que des restes de
philosophie hégélienne dont Marx ne s’est jamais débarrassé et qui ne cadrent
pas avec sa véritable vision évolutionniste. Il n’est donc pas surprenant que
ce soit l’ouvrage historique le moins dialectique de Marx, intitulé les Théories
de la plus-value, souvent décrit comme le quatrième volume du Capital, qui
a particulièrement impressionné Schumpeter et l’ait porté à souligner que
« [l]e témoignage le plus marquant de sa [Marx] conscience
professionnelle, est fourni par son livre “Théories de la plus-value” qui est
un monument de zèle théorique » (Schumpeter, 1942, 87). D’ailleurs il
faudrait peut-être voir dans L’Histoire de l’analyse économique, la
tentative de Schumpeter de surpasser Marx sur son propre terrain. Selon
Schumpeter l’érudition historique de Marx prime sur sa méthode et par
conséquent mine son originalité.
40. En ce qui
concerne les sources d’inspiration de Marx, Schumpeter identifie David Ricardo
comme ayant été son maître à penser, mais juge secondaire l’influence de
François Quesnay, l’inventeur du Tableau Économique. Selon Schumpeter plus
Marx s’approche de Ricardo, plus il s’éloigne de Hegel. D’autre part,
Schumpeter affirme que Marx a voulu développer en profondeur la théorie de la
valeur-travail, en s’inspirant de l’économie politique anglaise. L’acceptation
de cette théorie économique, même dans la formulation particulière que lui
donna Marx, allait mener celui-ci à des impasses et, qui plus est, la théorie
de la valeur n’a pas grande utilité dans l’étude scientifique de l’économie:
« Toutefois, du
point de vue de l’économie politique, en tant que science positive visant à
décrire ou à expliquer des phénomènes concrets, il est beaucoup plus important
de se demander comment la théorie de la valeur-travail joue son rôle
d’instrument analytique : or, la véritable objection que l’on peut lui
opposer, c’est qu’elle le joue très mal. » (Schumpeter, 1942, 90).
41. Schumpeter s’abstient
donc de passer en revue les réfutations de la théorie de la valeur-travail
telles que formulées par Böhm-Bawerk, affirmant que de toute façon, elle était
désormais peu utilisée par les économistes au vingtième siècle. Encore une
fois, Schumpeter suggère qu’une des raisons de l’engouement de Marx à la
théorie de la valeur-travail repose sur sa velléité d’établir
« scientifiquement » sa vision de l’exploitation.
42. En découvrant
le secret de la création de la plus-value, Marx pourrait ensuite fournir
objectivement un argument de taille à sa perception sociologique opposant ceux
qui détiennent les moyens de production à ceux qui ne les ont pas :
« Ce qu’il
entendait démontrer, c’est que l’exploitation ne résultait pas,
occasionnellement et accidentellement, de telle ou telle situation spécifique,
mais qu’elle survient, inévitablement et tout à fait indépendamment de toute
volonté individuelle, de la logique profonde du système capitaliste. » (Schumpeter,
1942, 93).
43. Schumpeter ne
considère pas la théorie de la valeur-travail, telle que formulée par Marx,
comme une véritable contribution scientifique à l’étude de l’économie.
Empruntée aux économistes classiques anglais, cette théorie permettait surtout
à Marx de justifier « scientifiquement » sa vision de la lutte des
classes en raison de l’exploitation objective des travailleurs par les
capitalistes :
« Ainsi Marx,
seul parmi les grands économistes, a conservé la connotation de classe des
catégories de types économiques, consciemment et par principe. Devant la
tendance générale qui portait à les rejeter, tendance qu’il n’a pas manqué de
remarquer, il a considéré qu’il s’agissait d’un des symptômes de la
dégénérescence de l’économie bourgeoise qui, disait-il, n’avait plus le courage
ou l’honnêteté de voir en face les problèmes réels. » (Schumpeter,
1954, 2, 239).
44. Bien qu’il
condamne le chômage et la pauvreté, les percevant comme des fléaux sociaux,
Schumpeter réfute la solution de rechange du passé, qui consistait à voir des
maîtres d’esclaves ou une aristocratie féodale imposer diverses formes de
travaux forcés. Toutefois à l’instar de Marx, Schumpeter conçoit le capitalisme
comme le seul système économique qui soit autorégulé. Les lois du marché et les
cycles économiques font en sorte que seule la quantité nécessaire de travail
est employée. En outre, il soutient que les succès du capitalisme ont pour
effet de réduire le chômage à des niveaux acceptables par les sociétés dont les
forces productives sont hautement développées. Le marché est alors inondé de
marchandises à des prix abordables aux travailleurs, sauf que la dynamique du
marché et l’introduction de nouveaux produits s’accompagnent de bouleversements
constants. Bien qu’il ne soit pas particulièrement indulgent à l’endroit des
insuffisances de la théorie marxiste, Schumpeter reconnaît à Marx le mérite
d’avoir perçu mieux que tout autre analyste la propension du capitalisme à
l’accumulation illimitée :
« Pour échapper
au risque d’être battue sur ses prix, toute entreprise est finalement obligée
de suivre les pionniers, de procéder à son tour à des investissements et, aux
fins d’être en mesure de le faire, de remettre en jeu une fraction des profits,
c’est-à-dire d’accumuler […] Marx a perçu ce processus des transformations
économiques et a réalisé leur importance fondamentale plus nettement et plus
complètement que ne l’a fait aucun autre économiste de son temps. »
(Schumpeter, 1942, 101)
45. Dans la note
infrapaginale, Schumpeter ajoute que
« [B]ien entendu,
l’autofinancement ne constitue pas la seule méthode de financement du progrès
technologique. Mais c’est pratiquement la seule méthode prise en considération
par Marx » (Schumpeter, 1942, 101).
46. De l’avis de
Schumpeter, la théorie de l’exploitation de Marx, basée sur la notion de
valeur-travail, vient affaiblir l’analyse marxiste. Marx aurait peut-être fait
de plus grandes découvertes s’il n’avait pas été obsédé par l’idée de créer une
sorte de théorie amalgamant sociologie et analyse économique.
Marx l’éducateur
47. La synthèse
marxiste, si impressionnante soit-elle, comporte néanmoins quelques
désavantages. Selon Schumpeter qui en veut à Marx d’avoir sacrifié la clarté de
son exposé en traitant sous la même rubrique, d’économie et de sociologie. Il
lui reproche aussi d’avoir confondu la notion du travailleur avec celle du
prolétaire et de n’avoir pas saisi les nuances de la stratification sociale
entre différents salariés. Qui plus est, il lui fait grief d’avoir lancé l’équation
« travail égale prolétariat », en associant cette idée à la théorie
de la valeur-travail de l’économie politique classique :
« …un théorème
économique utile, s’il subit une métamorphose sociologique, peut, bien loin de
prendre un sens plus riche, s’imprégner d’erreur (et réciproquement). Ainsi
donc, la synthèse, en général, et la synthèse effectuée selon les directives
marxistes, en particulier, peuvent facilement aboutir à détériorer à la fois
l’économie politique et la sociologie. » (Schumpeter, 1942, 120)
48. Schumpeter
réfute également les thèses de la misère croissante et de l’oppression
grandissante du prolétariat soutenues par Marx et s’en prend à ses disciples
qui jugent que la synthèse marxiste est la seule susceptible de relier ensemble
des phénomènes sociaux qui ne sont détachés qu’en apparence. Ils endossent la
perspective de Marx qui est d’expliquer les luttes sociales à partir des
contradictions de l’économie capitaliste et de ses lois, ce qui permet de mieux
saisir la dynamique sociale dans sa totalité. Peu enclin à soutenir une
« loi d’airain » régissant les salaires ou à faire sienne la
croissance tendancielle de la misère, Marx avait plutôt une vision élastique de
la condition matérielle des ouvriers. C’est d’ailleurs exactement ce que soutient
Graham lorsqu’il dit que Marx parlait souvent de la misère en termes d’écarts
relatifs des fortunes entre les classes sociales. Commentant la critique que
formule Schumpeter à l’endroit de Marx et de ses adeptes, Graham affirme
que :
« One possible reply is that
impoverishment is a relative notion for Marx. Schumpeter has little patience
with this, but there is strong textual evidence. Marx offers the analogy of a
house, which shrinks if a palace springs up beside it: in the same way, the
enjoyments of a worker may rise, but their social satisfaction, their
satisfaction relative to what a capitalist can enjoy, may fall if there is a
rapid growth in productive capital […] Given the accumulation of fortunes among
the capitalist class as defined, it may well be that the gap between them and
members of the working class as defined has indeed widened. » (Graham, 1993, 229-230)
49. Quand les affaires vont bien, les salaires
peuvent monter. Cependant, lorsque les choses se détériorent, ce sont
les travailleurs qui en subissent les conséquences les plus dévastatrices. La
qualité de vie de la masse des salariés est donc, selon Marx, largement
dépendante des hauts et des bas caractéristiques du capitalisme : « La
condition indispensable pour une situation passable de l’ouvrier est donc la
croissance aussi rapide que possible du capital productif. » (Marx, 1849,
40). Ne partageant pas tout à fait ce point de vue, Schumpeter affirme de plus
que la théorie marxiste n’explique pas de façon satisfaisante les crises. D’ailleurs
Schumpeter soutient que la longue période de dépression que venait de connaître
l’économie mondiale quelques années avant la publication de son livre ne
donnait aucune raison de croire le propos marxiste au sujet de l’évolution
catastrophique du capitalisme :
« En particulier,
les marxistes n’ont aucunement lieu de s’enorgueillir de l’interprétation que
leur synthèse peut donner de l’expérience 1929-1939. Toute période prolongée de
dépression ou de reprise insuffisante doit confirmer n’importe quelle
prédiction pessimiste aussi bien que celle de Marx […] Cependant aucune des
données de fait n’est venue justifier un diagnostic spécifiquement marxiste, ni
à plus forte raison, ne permet de soutenir que nous ayons été les témoins, non
simplement de phénomènes de dépression, mais encore des symptômes d’une
mutation structurelle du processus capitaliste, analogue à celle que Marx
s’attendait à voir survenir. » (Schumpeter, 1942, 123)
50. En fin de
compte, Schumpeter ne croit pas aux extrapolations du marxisme qui imputent des
tendances impérialistes au système capitaliste. Dans un ouvrage consacré à
cette question, Schumpeter suggère que l’impérialisme à l’ère du capitalisme
contemporain était un phénomène voué à l’extinction, étant donné qu’il était
lié aux vestiges de l’Ancien Régime. Ce qu’on désigne par l’expression
« impérialisme moderne » ne serait, selon lui, rien d’autre qu’une
continuation des comportements expansionnistes et guerriers des modes de
production révolue :
« En d’autres
termes, l’impérialisme s’explique par la condition de vie du passé et non pas
du présent; ou encore, pour parler le langage marxiste, l’impérialisme exprime
des rapports de production caractéristiques de modes de production appartenant
au passé. » (Schumpeter, 1919, 110)
51. Schumpeter
ajoute dans une note infrapaginale une remarque à propos de ce qui le distingue
du marxisme vulgaire :
« L’impérialisme
constitue un exemple frappant d’une thèse que nous avons exposée dès le début
de cet essai, à savoir que l’application de l’interprétation économique de
l’histoire ne permet nullement de réduire les données culturelles d’une époque déterminée
aux rapports de production dominants de cette époque » (Schumpeter,
1919, 110).
52. Cependant
certains disciples de Marx persistent à soutenir qu’il est possible de relier
directement l’impérialisme au développement du capitalisme, au début du XXe siècle
et à croire que ce qui distingue le capitalisme des autres modes de production
est sa tendance à se propager à l’échelle globale par tous les moyens. Taylor
affirme que pour Schumpeter, l’idée voulant que l’impérialisme soit le signe
avant-coureur sonnant la fin du capitalisme est absurde :
« [T]he theory that modern imperialism is
essentially a product and phase of maturing and degenerating capitalism was to
his mind nonsense […] The main point is the appeal from what he regarded as the
errors of Marx and even worse errors of those neo-Marxists, Hilferding and
Bauer – whom he had known as fellow students and friends – to what he regarded
as the valid method, created by Marx and capable of leading to the true
explanation of imperialism as well as to the true explanations of most social
phenomena. » (Taylor,
1951, 547)
53. Schumpeter
considère farfelue l’hypothèse selon laquelle la disparition quasi complète du
monde précapitaliste représente le premier pas vers la dissolution du régime
capitaliste en tant que tel et réfute l’allégation voulant que le capitalisme
ne puisse plus se mouvoir qu’à l’intérieur de ses propres contradictions, ce
qui le poussera nécessairement à sa chute historique. En place et lieu,
Schumpeter suggère que ce ne sont pas les contradictions internes du
capitalisme qui le mèneront à s’autodétruire, mais plutôt ses succès qui
ébranleront les institutions assurant son dynamisme. Pour cette raison, il juge
que le socialisme ne deviendra une solution de rechange fort plausible qu’à la
suite du désintéressement de l’entrepreneur à innover. Au niveau personnel,
Schumpeter déplore que l’ère historique pleine de rebondissements soit
remplacée par le socialisme terne et dépourvu de stimulants :
« Dernière
remarque liminaire : la thèse que je vais m’efforcer d’établir consiste à
soutenir que les performances réalisées et réalisables par le système
capitaliste sont telles qu’elles permettent d’écarter l’hypothèse d’une rupture
de ce système sous le poids de son échec économique, mais que le succès même du
capitalisme mine les institutions sociales qui le protègent et crée
“inévitablement” des conditions dans lesquelles il ne lui sera pas possible de
survivre et qui désignent nettement le socialisme comme son héritier
présomptif. » (Schumpeter, 1942, 138)
54. Néanmoins
Schumpeter en arrive à conclure, à l’instar de Marx, que le capitalisme est un
mode passager de la production sociale. Mais, contrairement aux marxistes qui
n’ont fait, pour la plupart, que reprendre des slogans tirés hors contexte de
l’œuvre de Marx, Schumpeter porte plutôt son attention aux raisons judicieuses
avancées par Marx au sujet du dépérissement du capitalisme. À ses yeux, Marx
méritait un « meilleur sort » que celui d’être le prophète d’une
religion laïque moderne. Par sa critique du marxisme, Schumpeter ne cherchait
nullement à diminuer le mérite de Marx, mais plutôt à sauvegarder de son apport
tout ce qui lui semblait soutenable.
Concordia Discors : le rapport
Marx-Schumpeter
55. Plusieurs chercheurs contemporains ont voulu
voir sur quels points Marx et Schumpeter s’accordaient ou divergeaient. Tout
dépendant des interprétations avancées, les positions de Marx et de Schumpeter
sont parfois en opposition quasi totale, et parfois converge sur une
grande variété de sujets. Il conviendrait, dans un premier temps, de brosser un
tableau de ces différentes évaluations pour ensuite donner notre propre point
de vue. John Elliott affirme qu’en apparence la définition du capitalisme des
deux auteurs se ressemble en ce qu’ils le perçoivent comme un système
économique révolutionnaire. En
outre, Elliott suggère que :
« On the specific subject of
“capitalism’s” creative destruction,” the two respective theories seem closer
to each other than either is to any other prominent vision of capitalism’s
future. » (Elliott, 1980, 45-46) Schumpeter voyait, tout comme Marx, que
le capitalisme s’accommode fort bien des révolutions technologiques et des
changements brusques. Quelques transformations quantitatives à elles seules ne
suffisent pas à ébranler les assises du capitalisme. Il faut pour cela des
sauts qualitatifs vers de nouveaux modes de production et d’échange. Comme
l’expliquent Becker et Knudsen, pour Schumpeter il s’agit de quelque chose
d’inusité et de jamais vu, et partant, d’imprévisible. Les petits changements
quantitatifs et incrémentaux ne sont pas ce que Schumpeter entend par
développement qui désigne plutôt un changement qualitatif indéniable,
« This kind of “novelty” constitutes what
we here understand as “development”, which can be exactly defined as:
transition from one norm of the economic system to another norm in such a way
that this transition cannot be decomposed into infinitesimal steps. In other
words: Steps between which there is no strictly continuous path. » (Becker, Knudsen, 2005, 115)
56. Ce qui est
surprenant dans ce passage est qu’on croirait entendre le vieux Hegel ou même
Marx dans le Capital lorsqu’il parle du saut de la quantité à la
qualité. Mais chez Schumpeter il n’y a plus de médiation entre l’ancien et le
nouveau. Voyant venir l’accusation de ne pas avoir évité le piège de la
dialectique Schumpeter évoque le caractère imprévisible de la rupture et de
l’arrivée du nouveau. Dans
tous les cas, et surtout en ce qui concerne les phénomènes économiques, pour
Schumpeter comme pour Marx, les cycles d’accumulation du capital sont
irréguliers et liés d’abord et avant tout à des changements dans le domaine de
la production :
« the perception of change emanating from
within the economic system, notably from the sphere of production rather than
consumption, mentioned above as one of several prominent elements in
Schumpeter’s definition of economic development, is of course vintage
Marx. » (Elliott,
1980, 48)
57. Elliot
concède qu’au-delà de ces parallèles, il y aurait en réalité peu de
ressemblances entre Marx et Schumpeter. Chacun, à sa manière, retient un
élément différent pour définir ce que l’on pourrait appeler l’essence du
capitalisme. Alors que pour Schumpeter l’obtention de crédit bancaire par
l’entrepreneur constitue la pierre angulaire du processus d’accumulation, Marx
impute la capitalisation à la création de plus-value découlant du monopole de
la classe capitaliste sur les moyens de production :
« For Marx […] capitalism’s surplus values
are fundamentally created through the class division between capitalist
employers and workers and the accompanying capitalist “class monopoly” of the
means of production, with the resulting differential, generated within
production itself, between the value of labour power and the value of
output. »
(Elliott, 1980, 51)
58. En outre, même si Schumpeter reconnaît
certaines défaillances au capitalisme, il s’oppose farouchement à l’idée selon
laquelle le capitalisme serait en voie d’extinction, miné qu’il est par ses
contradictions internes. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie,
l’auteur s’attaque surtout à la thèse entretenue par certains marxistes qui ne
semble pas correspondre, à ses yeux, à l’évolution observable du capitalisme
depuis la mort de Marx. Elliott fait remarquer que sur ce point Schumpeter s’en
prend directement aux thèses catastrophiques de Marx,
« Instead,
Schumpeter confronts Marx directly. First, whatever its dysfunctional
proclivities, capitalism has been an immense success […] capitalism shows no
likelihood of imminent breakdown “under the weight of economic failure”. »
(Elliott, 1980, 54)
59. Trois années après la publication de l’article
d’Elliott, John Bellamy Foster fait paraître sa réplique. Selon Foster, Elliott
accorde trop d’importance aux similitudes entre Marx et Schumpeter. Aussi,
lui reproche-t-il de ne pas bien comprendre certaines distinctions clés dans le
système théorique de Marx et de Schumpeter :
« To put the matter briefly, Marx creates
his model of stationary equilibrium (simple reproduction) by “assuming away”
accumulation but not the capitalist, while Schumpeter’s model of the circular
flow abstracts from the existence of the entrepreneur himself. In Schumpeter’s
theory, “equal access to capital” through bank credit is the defining
characteristic of capitalism. This contrasts sharply with Marx’s notion that
capitalists, by definition, have a monopoly over the means of production.
Consequently, although both theorists emphasize the discontinuous nature of the
capitalist dynamic, Schumpeter sees economic development and technical change
as the result of the individual entrepreneur’s initiative, while in Marx’s view
it is the structure of accumulation itself that forms the “primum mobile” of
capitalist development. » (Foster, 1983, 327)
60. Foster
reproche aussi à Elliott de ne pas voir que l’analyse de Marx dans leCapital se
situe dans le cadre d’une économie pleinement capitaliste où la loi de la
valeur s’applique, l’empêchant ainsi de voir certaines différences
fondamentales entre Marx et Schumpeter. Pour Schumpeter, par exemple, le
processus de rationalisation inhérent à l’économie capitaliste contribue à
provoquer le déclin de l’entrepreneur innovateur dans un système économique
contrôlé par des gestionnaires. En
effet, comme le résume Foster, « [w]ith the decline of the entrepreneur
the most dynamic element of capitalist fades away and the class itself is
doomed. » (Foster, 1983,329). Foster montre qu’à cet égard, Marx a une
position diamétralement opposée. En effet, pour ce dernier, la fonction
entrepreneuriale dérive de l’accumulation capitaliste. Sa théorie du déclin capitaliste
serait donc aux antipodes de celle de Schumpeter. Ce n’est pas la disparition
de l’entrepreneur innovateur en tant qu’espèce qui signalerait la mort du
capitalisme. Foster note que
“It is true that Marx recognized that
capitalism involves the progressive rationalization and socialization of the
means of production. He did not, however, place any importance on the withering
away of economic leadership as a cause of the eventual downfall of capitalism.
[…] Marx attributed capitalist development to the internal logic of the
accumulation process itself, under conditions in which the capitalist class has
a monopoly on the means of production (or, in other words, exclusive access to
the accumulation fund of society). A threat to capitalist economic viability,
for Marx, therefore depended on capital’s tendency to create barriers to its
own self-expansion. » (Foster, 1983, 330)
61. Nous voici
donc à nouveau de retour à la question du développement capitaliste et de sa
dynamique contradictoire. Nous nous expliquons mal que Schumpeter s’en soit
pris à Marx pour avoir voulu intégrer, tant bien que mal, des éléments de sa
conception sociologique dans son analyse économique alors Schumpeter que
lui-même ne semble pas avoir su éviter cet écueil. Une façon par laquelle
Schumpeter tente de trouver une solution à ce problème consiste à faire un
rapprochement entre certains néo-marxistes autrichiens et russes en y combinant
ses propres intuitions. Tout comme son ami économiste Émile Lederer à qui il a
fait cadeau du manuscritDéveloppement retrouvé plusieurs années plus tard,
Schumpeter a su intégrer des éléments de plusieurs écoles théoriques pour créer
sa propre synthèse comme l’expliquent Vouldis, Michaelides et Milios,
« Hilferding’s analysis in his Finance
Capital constitutes a shift from Marx’s ‘macroeconomic’ theoretical system
towards a ‘microeconomic’ point of view that seeks causality in the individual
enterprise. It is Hilferding’s and not Marx’s theoretical paradigm that is most
closely related to the outlook of Schumpeter and Lederer. Schumpeter and
Lederer developed their theories in the same social, political, theoretical and
ideological environment, and they were acquainted with each other’s ideas. The
similarities in their work were not coincidental, but were instead the outcome
of cross-fertilization of their own ideas with insights drawn from Marx,
Hilferding and Tugan-Baranowsky. » (Vouldis, Michaelides, Milios, 2011, 458)
62. D’autres influences telles que celles de Max
Weber et la tradition sociologique non marxiste ont aussi exercé une influence
sur les conclusions de Schumpeter. À titre indicatif, rappelons que la notion
d’entrepreneur, chez Schumpeter, découle de sa conception sociologique du chef
qui fait immédiatement penser aux recherches de Max Weber sur le pouvoir
charismatique et les traits du dirigeant inspiré. Comme l’indique bien François
Perroux, le concept de « leadership » constitue un élément essentiel
chez Schumpeter :
« Dans tous les domaines de l’activité
sociale, le chef joue un rôle particulier (Führershaft). Les individus qui le
remplissent sont qualifiés moins par leur valeur proprement intellectuelle que
par des aptitudes affirmées pour l’action. […] De cette notion de Führershaft
transposée du social dans l’économique, dérive la notion
d’entreprise et d’entrepreneur. L’entreprise est l’acte de réaliser,
l’entrepreneur l’agent qui réalise des combinaisons nouvelles de facteurs de la
production. » (Perroux, 1965, 87-88)
63. Alors que
chez Marx, aucun trait caractériel n’est attribué au capitaliste, sauf ceux
découlant de sa fonction d’agent d’accumulation du capital, Schumpeter fait
intervenir un principe sociologique individualiste, dotant son entrepreneur
d’un caractère de meneur. Entre les deux synthèses théoriques, il semble que celle
offerte par Marx, malgré ses limites, respecte mieux les conditions d’une
véritable interprétation économique de l’histoire. L’exemple du
« vampire », utilisé par Marx dans le livre premier du Capitalpour
décrire le capitaliste et sa fonction, illustre l’absence évidente d’un
quelconque principe volontariste pour expliquer le rapport de l’employeur aux
travailleurs. En effet, tout se passe entre les deux protagonistes au moyen
d’un rapport organique qui fait découler la prospérité de l’un de l’épuisement
de l’autre :
« [L]e capital
n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique; il tend à s’accroître, à créer
une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de
production, la plus grande masse possible de travail extra. Le capital est du travail
mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et
sa vie est d'autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant
lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme
la force de travail qu’il lui a achetée. Si le salarié consomme pour lui-même
le temps qu'il a de disponible, il vole le capitaliste. » (Marx, 1867,
174-175)
Conclusion
64. Au terme de
cet article, il appert que Schumpeter a vanté les mérites de Karl Marx et de
son système économico-sociologique. Toutefois, ses multiples louanges étaient immanquablement accompagnées
de certaines réserves. Schumpeter affirme que le fondateur du
matérialisme historique n’a pas su éviter de tomber dans le piège de
l’idéologie, laissant ainsi ses partis pris guider son analyse. Mais
l’essentiel de sa critique s’adresse non pas à Marx, mais plutôt à certains de
ses disciples dogmatiques qu’il accuse d’avoir altéré sa doctrine tout en
parant leur « maître » de l’auréole de l’infaillibilité. Marx et
Schumpeter, bien qu’avec des arguments forts différents, s’entendent pour dire
que le capitalisme crée des conditions dans lesquelles les agents qui poussent
à son développement finissent par mourir. Pour Marx les capitalistes ne sont
plus en mesure de contrôler les forces économiques qu’ils ont été forcés à
créer et s’autodétruisent avec le système qu’ils ont bâti. Pour Schumpeter,
l’entrepreneur s’éteint en étant de moins en moins nécessaire au fonctionnement
rationnel et organisé du capitalisme moderne et avec lui disparaît l’élément
dynamique du système. Dans son
article intitule « The March into Socialism », Schumpeter affirme
que :« Marx was wrong in his diagnosis of the manner in which
capitalist society would break down; he was not wrong in the prediction that it
would break down eventually. » (Schumpeter, 1950, 456). Dans les
deux cas, ni l’un ni l’autre ne se faisaient d’illusions sur la survie à long
terme du capitalisme. Schumpeter est partagé entre son admiration du génie de
Marx et sa critique des insuffisances de sa théorie qui suit deux lièvres en
même temps, à savoir : la sociologie et l’économie. Même quand il vante
les mérites de Marx, Schumpeter trouve toujours une raison pour s’abattre sur
ses disciples dogmatiques qu’il accuse d’avoir altéré son enseignement.
65. D’autre part,
Schumpeter ne cache pas son attachement au capitalisme qui, contrairement à ce
que pense Marx, a amélioré la condition des travailleurs. Il s’explique mal
qu’un penseur de la trempe de Marx se mette parfois à haranguer les
travailleurs en vue de renverser coûte que coûte le capitalisme. La critique
que Schumpeter adresse au père fondateur du matérialisme historique est souvent
pertinente. Qui plus est, les positions que les deux théoriciens en question
défendent sont souvent compatibles. Le raisonnement analogique caractérise leur
réflexion qu’ils inscrivent dans le cadre d’un historicisme déterminé. Pour
toutes ces raisons, nous avons mis l’accent autant sur la proximité de leurs
vues que sur les divergences qui les opposent.
Remerciements
J'aimerais
avant tout remercier Christian Deblock pour m'avoir aidé avec des commentaires
précieux tout au long de la production de cet article. J'aimerais aussi
remercier Laurent Alarie pour avoir relu une version préliminaire du texte et
d'avoir offert des suggestions très pertinentes.
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