Joëlle Smets | La Belgique attira très vite de nombreuses
personnalités étrangères. Durant les premières décennies de son existence, la
jeune nation, et sa capitale en particulier, s’attacha bien des figures
éminentes des pays voisins, des Karl Marx et Friedrich Engels, des Victor Hugo
et Henri Rochefort, des Georges Boulanger et Alexandre Dumas, des Auguste Rodin
et Charles Baudelaire, des Paul Verlaine et Arthur Rimbaud… Les uns vinrent
trouver un refuge politique dans un jeune état dont la constitution était très
libérale, quand les autres arrivèrent pour profiter de son rayonnement
économique. «En 1830, la Belgique se
sépare du Royaume-Uni des Pays-Bas, créé en 1815 après la défaite de Napoléon,
pour installer un état tampon entre les grandes puissances européennes»,
explique Serge Jaumain, professeur d’histoire contemporaine à l’Université
libre de Bruxelles et directeur du “Dictionnaire
d’Histoire de Bruxelles”.
«La Belgique se
révolte contre les souverains hollandais car elle souffre d’une situation
économique difficile et de l’absence de liberté, en particulier celle de la
presse. Très vite, en quelques semaines, la jeune nation se dote d’une
constitution; une rapidité qui atteste de la volonté de tous, catholiques et
libéraux, flamands et francophones, de devenir un pays indépendant. Et cette
constitution est considérée à l’époque comme exemplaire. Elle est une des plus
libérales d’Europe car elle respecte et protège les grandes libertés, la
liberté de presse qui avait tant manqué sous l’autorité hollandaise, mais aussi
la liberté d’enseignement chère aux catholiques et la liberté d’association.
Mais tant de libertés ne font pas pour autant de la Belgique un pays
démocratique. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque, le vote est réservé à
l’élite. Seulement 1 % de la population vote. Bruxelles attira également des
artistes, écrivains et intellectuels par son rayonnement culturel. La capitale
est pour eux un lieu intéressant de rencontres et d’activités créatives. Il
faut se rendre compte que vers 1870, le pays est la 2e puissance économique
mondiale et cela génère beaucoup d’argent qui est notamment investi dans le
domaine culturel.»
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Casa de Karl Marx en Bruselas |
Karl Marx
passa 3 ans à Bruxelles
Ainsi, les libertés garanties par la constitution attirèrent
les personnalités étrangères qui connaissaient des ennuis dans leur pays en
raison de leurs opinions politiques. Parmi celles-ci: Karl Marx. Expulsé
d’Allemagne puis de France, le philosophe allemand débarquait en 1845 dans la
capitale belge et s’installait avec femme et enfant à Saint-Josse pour
déménager plus tard à Ixelles, rue Jean d’Ardenne. Dans la capitale, Karl Marx
élabora la théorie du matérialisme historique avant de rédiger le Manifeste du Parti communiste. En 1846,
il fonda le Comité de Correspondance communiste, dont l’ambition était
d’unifier tous les socialistes européens et l’année suivante, il institua
l’Association démocratique dont le but était la lutte pour la liberté et contre
le despotisme en Europe. Marx fut très actif en Belgique, recevant chez lui de
nombreux opposants politiques belges et étrangers. Mais ce ne sont pas ses
activités qui lui valurent d’être expulsé. En 1848, l’homme fut chassé par le
pouvoir belge qui craignait de voir la révolution française de 1848 faire tache
d’huile sur son territoire. Marx sera resté trois ans à Bruxelles. Un séjour
qui lui fera écrire 20 ans plus tard que la Belgique est «le paradis et la chasse gardée des propriétaires fonciers, des
capitalistes et des curés». C’est pour rejoindre Karl Marx que Friederich
Engels vint s’installer à Bruxelles en 1845. Les deux hommes s’étaient connus à
Paris et y avaient passé des soirées arrosées qui avaient scellé leur amitié et
leur connivence idéologique. À Bruxelles, les deux hommes continuèrent à
travailler de conserve. Quand Marx fut expulsé de Bruxelles en 1848, Engels
décida d’émigrer avec lui à Cologne puis à Londres.
Victor Hugo &
Alexandre Dumas
C’est aussi des raisons politiques qui menèrent Victor Hugo
en Belgique. En décembre 1851, il passait la frontière en catimini sous le nom
de Jacques Firmin Lanvin. Le romancier, poète, dramaturge et homme politique
fuyait Napoléon III qui venait de réussir un coup d’État. Hugo s’installa six
mois sur la Grand-Place de Bruxelles qui l’avait ébloui quinze ans plus tôt.
C’est là qu’il écrit “Histoire d’un crime”,
le pamphlet “Napoléon le petit” et de
nombreux poèmes. Comme l’explique l’historienne Cécile Vanderelen-Diagre dans
le “Dictionnaire d’histoire de Bruxelles”,
le romancier participa à la colonie d’intellectuels proscrits qui se
retrouvaient au Cercle artistique et littéraire. À Bruxelles, Hugo rencontra le
polémiste et homme politique français Henri Rochefort, qui lui aussi avait dû
fuir Napoléon III. Mais dès l’été 1852, la publication de “Napoléon le petit ”
contraignit Hugo à quitter notre pays. Dix ans plus tard, il revint passer la
plupart de ses étés à Bruxelles, principalement pour organiser l’impression de
ses ouvrages. Alexandre Dumas fuit s’installa également à Bruxelles à partir de
1851. Mais si le père des “Trois
Mousquetaires ” aimait faire croire qu’il voulait échapper au règne de
Napoléon III, c’est surtout ses créanciers qu’il fuyait. Menacé de prison pour
dettes à Paris, l’homme était dépensier. Il avait l’habitude, dit-on, de
terminer ses – nombreuses – relations amoureuses en couvrant ses maîtresses de
cadeaux. Mais cela ne l’empêcha pas durant les deux années passées à Bruxelles
de rencontrer fréquemment les opposants à Napoléon III, parmi lesquels Victor
Hugo.
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En la 'Maison des Bouchers', al sur de Grand Place, en Bruselas, Marx y Engels escribieron aquí el Manifiesto Comunista en 1847
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Paul Verlaine et Arthur Rimbaud
Condamné par la justice française pour la publication des “Fleurs du mal ” jugée contraire à la
morale religieuse, Charles Baudelaire se réfugia à Bruxelles en 1864. Endetté,
le poète escomptait également se refaire une santé financière en donnant des
conférences. Elles ne séduisirent pas grand monde et cet insuccès lui fit
détester Bruxelles. De plus, dans la capitale, Baudelaire connut de graves
problèmes et y devint hémiplégique. Mais il eut le temps de rencontrer à
plusieurs reprises Victor Hugo et l’artiste Félicien Rops qui illustrera “Les Fleurs du mal”. En 1867, Paul
Verlaine, 23 ans, qui avait publié l’année précédente ses “Poèmes saturniens ” se rendit à Bruxelles pour rencontrer Victor
Hugo. Mais de ses séjours dans la capitale, l’histoire retint surtout l’épisode
tragique de 1873. De passage chez nous lors du tour d’Europe qu’il a organisé
avec son amant, Arthur Rimbaud, Verlaine tira sur celui qu’il appelait “l’époux
infernal ” et le blessa. Poursuivi par la justice, Verlaine demanda à Hugo
d’intercéder en sa faveur et Rimbaud retira sa plainte, mais le poète fut
malgré tout condamné à deux ans de prison, peine qu’il purgea à Mons. Après ce
drame, Rimbaud, alors âgé de 19 ans, se réfugia à La Roche pour y achever “Une saison en enfer”. Il fera publier
ses poèmes à Bruxelles à compte d’auteur mais, comme l’explique l’historienne
Cécile Vanderelen-Diagre, par manque d’argent, il n’emporta que quelques
exemplaires de son recueil et les offrit à ses amis. Les autres exemplaires de
“Une saison en enfer” furent
découverts par hasard en 1901 par un bibliophile bruxellois qui les rendit
publics en 1914.
Auguste Rodin
travailla 7 ans à Bruxelles
C’est comme membre de l’atelier du sculpteur français
Carrier-Belleuse qu’Auguste Rodin, âgé de 30 ans, arriva à Bruxelles en 1870
pour participer aux importantes commandes de sculpture décorative reçues par
Carrier-Belleuse. Trois ans plus tard, Rodin quittait l’atelier pour s’associer
avec le sculpteur belge Antoine-Joseph Van Rasbourgh. À Bruxelles, l’éminent
artiste français réalisa de nombreuses sculptures parmi lesquelles les groupes
colossaux de l’Asie et de l’Afrique, les cariatides du Commerce, de
l’Industrie, des Arts qui ornent la Bourse. Pour la salle du trône du Palais
royal, il façonna l’Allégorie des Provinces et pour la façade du Conservatoire
de musique, il fit également le buste de Beethoven entouré de petits génies
ailés. Il sculpta encore de nombreuses cariatides des immeubles du boulevard
Anspach. À Bruxelles, il peignit des toiles de la forêt de Soignes et fit des
lithographies pour le journal satirique “Le
Petit Comique”. En 1877, après sept années passées à Bruxelles, Auguste
Rodin rentrait à Paris pour y connaître la gloire. Mais c’est en Belgique qu’il
avait peaufiné son talent. Parmi les personnalités politiques françaises
réfugiées en Belgique, une mention spéciale pour le général Georges Boulanger.
Il arriva chez nous en 1889 après avoir été accusé de complot contre la sûreté
intérieure française et de détournement des deniers publics. L’homme très
populaire en France s’enfuit en compagnie de sa maîtresse, la vicomtesse
Marguerite de Bonnemains. Condamné en France et accablé par la mort de son amie,
le général se suicida sur la tombe de Marguerite au cimetière d’Ixelles, le 30
septembre 1891, faisant la “une ” du “Petit
Journal”.