"No hay porvenir sin Marx. Sin la memoria y sin la herencia de Marx: en todo caso de un cierto Marx: de su genio, de al menos uno de sus espíritus. Pues ésta será nuestra hipótesis o más bien nuestra toma de partido: hay más de uno, debe haber más de uno." — Jacques Derrida

"Los hombres hacen su propia historia, pero no la hacen a su libre arbitrio, bajo circunstancias elegidas por ellos mismos, sino bajo aquellas circunstancias con que se encuentran directamente, que existen y les han sido legadas por el pasado. La tradición de todas las generaciones muertas oprime como una pesadilla el cerebro de los vivos. Y cuando éstos aparentan dedicarse precisamente a transformarse y a transformar las cosas, a crear algo nunca visto, en estas épocas de crisis revolucionaria es precisamente cuando conjuran temerosos en su auxilio los espíritus del pasado, toman prestados sus nombres, sus consignas de guerra, su ropaje, para, con este disfraz de vejez venerable y este lenguaje prestado, representar la nueva escena de la historia universal" Karl Marx

10/9/13

Les limites du capitalisme selon Joseph Schumpeter et Karl Marx

Joseph Schumpeter
© David Levine
Karl Marx ✆ David Levine
Omer Moussaly  |  À jongler avec les mérites et les ratés de la théorie de Marx et de ses adeptes, Schumpeter semble vouloir s’imposer en tant qu’arbitre unique et impartial du marxisme. Bien qu’il reconnaisse plusieurs mérites à la conception économique de Marx, Schumpeter soulève de multiples limites à l’analyse des marxistes orthodoxes qui ne font que corroborer sa prise de position critique du marxisme. Une lecture des critiques et des réponses que Schumpeter a adressées au marxisme permet de révéler les points communs et les divergences entre les deux auteurs. Chez Schumpeter comme chez Marx, le capitalisme est un mode passager de la production sociale. Schumpeter se fixe comme objectif de combler la lacune des marxistes qui n’ont pas su identifier les vraies raisons du dépérissement du capitalisme. Il lui fallait relever le défi de critiquer certains adeptes de Marx sans pour autant s’en prendre trop au fondateur du marxisme auquel il vouait une admiration sincère.

1. Les idées émises par Karl Marx ont suscité un débat soutenu aussi bien chez ses adeptes que chez ses détracteurs. Selon Schumpeter, ce débat ne serait que partiellement utile, à moins qu’il ne serve à approfondir la compréhension de l’œuvre de Marx et éventuellement à la surpasser. Schumpeter propose une solution qui consiste à dépasser ce débat polarisé et à reconnaître à Karl Marx ses mérites, sans pour autant tenir pour infaillible l’ensemble de son discours ou de ses gestes. Dans sa préface de l’édition de 1984 d’Impérialisme et classes sociales de Schumpeter, Jean-Claude Passeron fait remarquer que Schumpeter a adopté une posture dite de ‘double démarcation’. Ainsi, dans son rapport à Marx, Schumpeter se prête au jeu intellectuel consistant à « affirmer son accord avec les conclusions de
Marx, tout en réfutant une à une chacune de ses démonstrations pour leur substituer les siennes propres » (Passeron, 1984, 34). De cette façon, Schumpeter se prémunit contre toute accusation de partialité, se posant comme l’arbitre qui tient compte du pour et du contre dans ses jugements, non entachés du relent partisan. Une preuve que la critique de Schumpeter a laissé sa marque est que le chercheur marxiste David Harvey a reconnu que la critique schumpétérienne du marxisme demeure pertinente à plusieurs titres. Dans The Enigma of Capital Harvey souligne que les réussites du capitalisme ont, à certains égards, jusqu’à maintenant, surpassé ses tendances à l’autodestruction,
« Both Karl Marx and Joseph Schumpeter wrote at length on the ‘creative-destructive’ tendencies inherent in capitalism. While Marx clearly admired capitalism’s creativity he (followed by Lenin and the whole Marxist tradition) strongly emphasises its self-destructiveness. The Schumpeterians have all along gloried in capitalism’s endless creativity while treating the destructiveness as mostly a matter of the normal cost of doing business […] it could be that they were basically right from the perspective of the longue durée at least up until recently. » (Harvey 2010, 46).
2. En 1942 dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter avait pris position dans cette querelle opposant les marxistes à leurs adversaires, s’affichant clairement comme un non-marxiste qui reconnaît l’apport de Marx à la science économique. Dans son Histoire de l’analyse économique Schumpeter réaffirme qu’il s’intéresse surtout aux rapports que Marx et le marxisme entretiennent avec l’analyse économique (Schumpeter, 1954, 2, 19). Par ailleurs, il déplorait le fait que l’œuvre de Marx ait été traitée à la légère par certains, voire altérée par plusieurs autres de ses contemporains. Mais avant de passer à la critique de Marx et du marxisme ainsi que de leurs limites, il fallait d’après Schumpeter, reconnaître à un grand mérite : « Marx fut l’un des premiers à tenter d’élaborer un modèle explicite du procès capitaliste. » (Schumpeter, 1954, 2, 26). De la sorte, Schumpeter s’autorise à livrer, à juste titre d’ailleurs, une attaque en règle contre ce qu’il considérait être la dégénérescence de la doctrine marxiste qui, peu importe qu’elle soit accueillie ou rejetée, pèche par son caractère dogmatique tout en se prêtant à la critique en raison de ses insuffisances, dans sa globalité et ses détails. Mais quand, il en vient par la suite à faire allusion à la grandeur et à la vitalité de cette doctrine, son appréciation est plus mitigée et il ne peut cacher son admiration pour les grandes intuitions de Marx et de quelques-uns de ses successeurs :
« Or le mélange de Marx est chimique : en d’autres termes, il a inséré les données historiques dans l’argumentation même dont il fait dériver ses conclusions. Il fut le premier économiste de grande classe à reconnaître et à enseigner systématiquement comment l’exposé historique peut être converti en histoire raisonnée. » (Schumpeter, 1942, 117).
3. Il affirme que Marx n’avait pas tort de prédire que le capitalisme est en transition vers le socialisme, sauf que les raisons qu’il en donnait étaient contestables. En outre, dans un article portant sur l’avenir du capitalisme, Schumpeter admet que le système capitaliste est instable à cause de l’innovation et de l’ajustement du marché aux changements continuels, mais ce qu’il nomme l’ordre capitaliste est, lui, plutôt stable (Schumpeter, 1928, 383-384); ce sont les changements dans les mentalités et la rationalisation progressive des institutions qui mèneront au changement économique qualitatif et non pas les contradictions insurmontables et l’anarchie du mode de production capitaliste décrites par Marx,
« Capitalism is so obviously in a process of transformation into something else, that it is not the fact, but only the interpretation of this fact, about which it is possible to disagree […] Capitalism whilst economically stable, and even gaining in stability, creates, by rationalising the human mind, a mentality and a style of life incompatible with its own fundamental conditions, motives and social institutions, and will be changed, although not by economic necessity and probably even at some sacrifice of economic welfare, into an order that it will be merely a matter of taste and terminology to call Socialism or not. » (Schumpeter, 1928, 385-386).
4. Sur ce point, précisons que nous ne souscrivons pas inconditionnellement à tous les commentaires de Schumpeter et que nous tenons à limiter notre analyse surtout à la lecture qu’il fait de Marx. En ce sens, nous faisons appel aux critiques du marxisme avancées par Schumpeter. Malgré leurs différences, François Perroux fait état dans son livre intitulé La pensée économique de Joseph Schumpeter, d’une certaine proximité et même d’une compatibilité entre les visions schumpetérienne et marxiste. Perroux suggère que Schumpeter cherche, à l’instar de Marx, à pousser aussi loin que possible le caractère endogène des phénomènes économiques :
« [N]on moins que sur le but de l’explication économique, Schumpeter est ferme sur l’étendue du domaine dans lequel elle se meut. L’économie doit être étudiée en tant que telle, comme un ensemble qui a ses lois propres. La limite de l’explication économique est précisément marquée par le passage du dernier des facteurs économiques qu’elle invoque à un facteur extraéconomique […] [U]ne des originalités majeures de Schumpeter est d’avoir tenté de construire une dynamique proprement économique. » (Perroux, 1965, 27).
5. D’autres chercheurs plus récents, tel Rahim, notent la compatibilité, à bien des égards, entre les théories du développement de Marx et celles de Schumpeter, nonobstant les critiques formulées par ce dernier à l’endroit de l’auteur du Capital. Chez les deux théoriciens, l’évolution économique doit s’expliquer surtout par sa dynamique interne, ou immanente pour utiliser le langage de Marx :
« To summarise: Marx’s materialist method is an approach to studying economic and social development in which society is conceptualised as an organism in a process of constant change, that is self-evolving through the working of some endogenous force or necessity that is of essential economic character. Schumpeter subscribed to this general viewpoint, which he considered ideologically neutral, as a working hypothesis for his own theory of social evolution. » (Rahim, 2009, 55).
6. D’entrée de jeu, il est à noter que Schumpeter s’en prend simultanément à Marx et à ses disciples, notamment à ceux qu’il identifie comme orthodoxes bien qu’il ne définisse pas clairement ce qu’il entend par cette épithète et qu’il reproche parfois à Marx de tenir un discours enflammé et de tirer hâtivement des conclusions incompatibles avec le système qu’il a lui-même forgé. Mais cette attaque en règle n’empêche pas Schumpeter de reconnaître la pérennité de la doctrine marxiste qui n’est pas exclusivement attribuable à quelques aphorismes glanés ça et là :
« La théorie de Marx est évolutionnaire, en un sens où nulle autre théorie économique ne l’a été : elle cherche à découvrir le mécanisme qui, par son simple fonctionnement et sans le secours de facteurs externes, transforme tel état de la société en tel autre état. » (Schumpeter, 1954, 2, 26).
7. Nous visons en particulier, dans cet article, à clarifier la critique que fait Schumpeter de Marx et du marxisme, surtout tel qu’on la retrouve dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie et dans L’Histoire de l’analyse économique. Dans ses deux ouvrages clés, Schumpeter présente Marx comme prophète, sociologue, économiste scientifique et éducateur. Nous présenterons donc d’abord ce que Schumpeter a à dire à propos de ses quatre Marx différents. De plus nous nous servirons de quelques articles écrits par Schumpeter au fil des ans qui donnent des précisions sur certains points contentieux. Ensuite nous nous appuierons sur la documentation secondaire pour résumer le débat autour de la similitude et des divergences entre Schumpeter et Marx surtout en ce qui concerne le développement historique du capitalisme, c’est-à-dire, de ses origines, de son progrès et de son éventuel déclin.

Marx le prophète

8. Étant donné que notre analyse porte en bonne partie sur la lecture que Schumpeter fait de Marx dans Capitalisme, socialisme et démocratie, nous retenons le raisonnement par analogie qui sous-tend la ressemblance de la doctrine marxiste à une religion révélée. L’analogie n’est pas gratuite puisque le marxisme véhicule un message téléologique, tout comme les religions, à la seule différence que son paradis promis n’appartient pas à l’au-delà. On ne peut pas toujours entièrement séparer Marx l’idéologue de Marx l’analyste « sa double activité créatrice, celle de l’auteur d’un credo, celle du façonneur politique et de l’agitateur se mêle inextricablement à son activité analytique » (Schumpeter, 1954, 2, 18). Pour Schumpeter, la pérennité et la résilience de cette doctrine ne s’expliquent pas en l’absence d’une dimension sacrée, d’autant plus que les marxistes orthodoxes jugent sacrilège toute remise en question de leur doctrine (Schumpeter, 1942, 67). Schumpeter ajoute que Marx est le premier économiste à découvrir l’idéologie, mais il était incapable de la voir dans sa propre doctrine :
« Marx was the economist who discovered ideology for us and who understood its nature. Fifty years before Freud, this was a performance of the first order. But, strange to relate, he was utterly blind to its dangers so far as he was concerned” (Schumpeter, 1949, 354).
9. Bien sûr un certain dogmatisme régnait au sein de quelques cercles marxistes, mais Schumpeter ne prend pas toujours le soin de créer une distinction claire entre les chercheurs originaux et les fidèles qui ne jurent que par la nouvelle religion matérialiste.

10. Dans son article intitulé « Science and Ideology », Schumpeter décrit Marx comme un radical bourgeois du 19e siècle en affirmant que les préceptes idéologiques et préscientifiques, qu’on retrouve encore sous une forme modifiée dans ses écrits de maturité, sont en partie responsables des dérives éventuelles des disciples qui suivaient aveuglément son appel à la révolution (Schumpeter, 1949, 355). Schumpeter réitère ce point dansL’Histoire de l’analyse économique en rappelant au lecteur que Marx colporte une partie de l’idéologie bourgeoise qu’il prétend rejeter :
« Disons premièrement que personne ne comprendra Marx et Engels qui n’aura convenablement soupesé les conséquences de leur passé culturel bourgeois, lequel est une des raisons, mais non la seule raison, de considérer le marxisme comme un produit de l’esprit bourgeois. » (Schumpeter, 1983, 2, 21).
11. La compréhension des succès du marxisme passe par la contextualisation de sa genèse,  affirme Schumpeter. Dans la préface de la première édition de Capitalisme, socialisme et démocratie, il note que même un non marxiste comme lui croit néanmoins « à l’importance unique du message de Marx, importance, au demeurant, complètement indépendante de l’acceptation ou du rejet de ce message » (Schumpeter, 1942, 58). Ce serait là un premier démembrement qu’opère ici Schumpeter entre forme (l’importance du message de Marx), et contenu (la validité scientifique de son message). Ainsi Schumpeter dans son article sur le Manifeste du parti communiste, tout en croyant à l’importance historique du message de Marx, laisse planer un doute sur sa valeur théorique, ce qui revient à lui reprocher de ne pas avoir épuré sa théorie sociologique de ses propres conflits internes ni de ses partis pris idéologiques personnels
« Marx weakened his economic theory of the class structure further in order to fulfil his ideological desire to come out with the great battle array between bourgeoisie and proletariat. » (Schumpeter, 1949, 207).
12. Par conséquent, la vision eschatologique de Marx induit en erreur les masses opprimées en leur promettant de meilleurs lendemains. Selon Schumpeter, Marx n’a jamais pu complètement se défaire de certains éléments idéologiques révolutionnaires qui sont venus teinter sa recherche scientifique :
« But some elements of his original vision – in particular the increasing misery of the masses which was what was to goad them into the final revolution – that were untenable were at the same time indispensable for him. They were too closely linked to the innermost meaning of his message, too deeply rooted in the very meaning of his life, to be ever discarded. Moreover, they were what appealed to followers and what called forth their fervent allegiance […] And so we behold in this case the victory of ideology over analysis: all the consequences of a vision that turns into a social creed and thereby renders analysis sterile. » (Schumpeter, 1949, 355).
13. Schumpeter considère cependant que Marx n’a commis qu’un péché véniel, facilement rachetable en raison du mérite indéniable de sa doctrine : « Marx n’avait pas d’autre prétention que d’énoncer la logique du processus dialectique de l’histoire »(Schumpeter, 1942, 69). Fidèle à lui-même, Schumpeter ne manque jamais d’occasions pour souligner le tiraillement de Marx entre deux pôles d’attraction opposés. Il remarque aussi que la synthèse de ces pôles lui assurait un succès auprès de ses disciples, mais, en même temps, risquait de miner son approche théorique en tant qu’analyse cohérente et scientifique. La supériorité de l’économie néo-classique, qui préconisait un remplacement de la théorie de la valeur-travail par la notion d’utilité marginale n’a pas convaincu les marxistes qui continuent, d’après Schumpeter, à colporter la théorie du maître malgré que celle-ci ne permet plus de faire avancer la science économique :
« Nous pouvons alors interpréter la théorie de l’exploitation de Marx comme une application au travail de sa théorie de la valeur : selon cette dernière, le travail ne reçoit pas moins que sa pleine valeur, et les consommateurs ne paient pas les produits au-dessus de leur pleine valeur. Par conséquent, elle s’expose non seulement à toutes les objections générales que l’on peut élever contre la théorie de la valeur de Marx, qui repose sur la quantité de travail, mais aussi à l’objection particulière que l’on peut élever contre son application à la “force de travail”. » (Schumpeter, 1954, 2, 367).
14. En ce qui a trait à l’affiliation de Marx en matière de théorie économique, Schumpeter note que celui-ci s’intéresse surtout à la perpétuation de l’économie politique classique anglaise, qu’il considère d’ailleurs comme étant achevé, et, partant, ne se prête plus à la critique de façon systématique. D’après Schumpeter, du fait qu’il prend à son compte la théorie de la valeur-travail élaborée par Smith et Ricardo, Marx s’embourbe dans certaines impasses liées à ce courant. À cet effet, Schumpeter affirme que :
« Sa théorie de la valeur [de Marx] est celle de Ricardo […] Les arguments de Marx se distinguent [de ceux de Ricardo] seulement en ce qu’ils sont moins polis, davantage prolixes et plus “philosophiques” au sens le plus défavorable de ce terme. Nul n’ignore que cette théorie de la valeur n’est pas satisfaisante. » (Schumpeter, 1942, 89-90).
15. En tant qu’économiste issu de l’École autrichienne, ayant d’ailleurs suivi durant ses études universitaires les cours de ses principaux théoriciens (Friedrich von Wieser, Eugen von Böhm-Bawerk et Carl Menger), Schumpeter considère que les marxistes comme Hilferding se sont fourvoyés en essayant de contester, au moment de son apparition, l’utilité marginale en tant que solution de rechange à la théorie de la valeur-travail. Schumpeter reconnaît néanmoins à Marx la justesse d’une bonne partie de son analyse de l’économie capitaliste et lui décerne le titre de pionnier :
« Par une étrange touche de téléologie, Marx a dit à plusieurs reprises que c’est la “tâche historique” ou le “privilège” de la société capitaliste de créer un appareil de production qui sera adapté aux besoins d’une forme plus haute de civilisation humaine. Bien que dans notre positivisme moderne nous puissions être choqués de cette façon de présenter les choses, la vérité essentielle qu’il voulait exprimer apparaît assez clairement. » (Schumpeter, 1954, 2, 267).
16. Mais c’est sur le terrain de l’implosion du capitalisme en raison de sa tendance à l’accumulation illimitée que Schumpeter ne se gêne pas de remettre en cause les hypothèses et les techniques de Marx (Schumpeter, 1954, 2, 92). En d’autres termes nonobstant quelques défauts techniques qu’il reproche à Marx, Schumpeter lui reconnaît la finesse de sa synthèse sociohistorique qui mérite le respect et l’admiration de tous les chercheurs en sciences sociales. Même si Schumpeter offre une explication différente de celle de Marx au sujet du déclin du capitalisme et de son remplacement par le socialisme, il n’en demeure pas moins qu’il considère Marx comme un des premiers avoir bien saisi cette tendance :
« Toutefois, même si les données et les raisonnements de Marx étaient encore plus erronés qu’ils ne le sont, ses conclusions n’en pourraient pas moins être valables dans la mesure où il affirme simplement que l’évolution capitaliste finira par détruire les fondements de la société capitaliste. Or, je crois qu’il en ira ainsi. Et je ne crois pas exagérer en qualifiant de profonde une intuition dans laquelle, dès 1847, cette vérité était contenue à n’en pas douter. » (Schumpeter, 1942, 115).
17. Marx était guidé, selon Schumpeter, par le désir de démontrer scientifiquement ce que ses allégeances idéologiques le portaient à croire, c’est-à-dire l’autodestruction violente du capitalisme. Pour Schumpeter ce sont les succès et non les échecs du capitalisme qui mèneront éventuellement à sa fin.

La sociologie marxiste

18. Tout en reconnaissant à Marx la justesse de son analyse sociologique, Schumpeter note par contre le flou du vocabulaire de ceux qui se portèrent à sa défense. Ainsi, pour élucider la réflexion de Marx sur ce sujet, le chercheur a besoin de découper l’œuvre en plusieurs parties (sociologie, économie, etc.), n’en déplaise aux disciples inconditionnels qui se dressent contre toute dissection de l’œuvre du maître. Cependant, afin de parer à toute critique, Schumpeter se fait rassurant, d’une part, en faisant la distinction entre la pensée de Marx et son interprétation par une clique radicale et, d’autre part, en affirmant qu’au terme de l’analyse, il sera en mesure de faire les liens entre les différentes parties de la théorie de Marx. Au risque de ternir le prestige du maître à penser des marxistes orthodoxes, l’approche de Schumpeter tient à offrir des avantages qui surpassent les inconvénients de cette doctrine :
« Une telle méthode d’analyse éteint en grande partie l’auréole mystique qui enchante les croyants, mais elle se traduit par un gain dans la mesure où elle permet de sauver des vérités importantes et stimulantes, beaucoup plus précieuses en soi qu’elles ne le seraient si elles restaient attachées à des épaves irrémédiables. » (Schumpeter, 1942, 71).
19. Toujours est-il que Schumpeter s’applique à relever l’erreur qui consiste à interpréter la conception sociologique de Marx d’un point de vue philosophique alléguant qu’en cette matière, Marx se servait plutôt des données historiques dont il disposait. En dépit du caractère livresque et quelque peu désuet de ses sources d’informations, Marx a su, de l’avis de Schumpeter, esquisser des tableaux historiques remarquables par l’authenticité de leurs détails. Cependant, Schumpeter souligne du même souffle que les réalisations de Marx manquent un tant soit peu d’originalité du fait qu’elles sont largement tributaires du patrimoine intellectuel légué par ses prédécesseurs. Quant au rapport entre idéologie et économie, Schumpeter choisit de passer outre la dichotomie entre la topologie de la structure et celle de la superstructure. En lieu et place, il transforme, à juste titre, cette division en une relation entre fond et forme et, du même coup, affirme que toute forme est porteuse de sens et qu’aucun contenu ne se matérialise en l’absence d’une forme :
« Marx ne soutenait pas que les religions, les métaphysiques, les écoles artistiques, les conceptions éthiques, les volitions politiques fussent ou bien réductibles à des motifs économiques, ou bien dépourvues d’importance. Il essayait simplement de mettre en lumière les conditions économiques qui modèlent ces données culturelles et par lesquelles s’expliquent leur croissance et leur déclin. » (Schumpeter, 1942, 73).
20. D’après Schumpeter, l’interprétation économique de l’histoire telle que formulée en général par Marx ne s’avère plausible que dans un nombre limité de cas. Encore faut-il souvent y greffer des ajouts qui, à la longue, détruisent les fondements de la théorie. N’étant pas sans savoir que le comportement humain se complaît dans le confort de l’habitude, Schumpeter avance que Marx combine, pêle-mêle, des structures quasi permanentes et des modes de production en évolution perpétuelle. Par exemple, Schumpeter inverse le raisonnement de Marx en faisant de la conquête militaire le facteur prépondérant dans l’explication du régime féodal et du mode de production qui le caractérise :
« Une telle explication ne cadre pas du tout aisément avec le schéma marxiste et pourrait aisément être élaborée de manière à orienter le sociologue dans une direction toute différente. Certes, des faits de cette nature peuvent, sans aucun doute, êtres réintégrés dans ledit schéma au moyen d’hypothèses auxiliaires, mais la nécessité d’insérer de telles hypothèses constitue habituellement le commencement de la fin d’une théorie. » (Schumpeter, 1942, 76).
21. Dans son article consacré au Manifeste communiste, Schumpeter admet que Marx aurait expliqué, en tant que sociologue économique, la transition d’un régime à un autre d’une façon digne de louanges. Par contre Schumpeter s’empresse d’ajouter que l’interprétation géniale de Marx a ses limites, à savoir, l’insuffisance à expliquer les modes de production antérieurs d’après cette théorie en dehors de l’ajout d’une foule d’hypothèses auxiliaires, comme l’indiquait Schumpeter à propos de l’avènement du féodalisme en Europe, au risque de discréditer entièrement le principe fondamental. Schumpeter ajoute que Marx lui-même parlait de sa conception économique de l’histoire comme d’une simple hypothèse de travail et non pas d’un dogme. Ce que Schumpeter suggère c’est que cette hypothèse de travail était plus ou moins probante selon l’époque sous étude et qu’il fallait faire attention de ne pas la transposer aveuglément à tous les cas et sans précautions,
« As such [comme hypothèse de travail], it works extremely well, e.g., in the explanation of the political and cultural changes that came upon bourgeois society in the course of the nineteenth century; sometimes not at all, e.g., in the explanation of the emergence of feudal domains in western Europe in the seventh century – where the “relations of production” between the various classes of people were imposed by the political (military) organization of the conquering Teutonic tribes. » (Schumpeter, 1949, 205).
22. On retrouve un commentaire intéressant de Marx au sujet de son interprétation de l’histoire dans une note importante au début du Capital et dans laquelle il soutient en réponse à un de ses premiers critiques que sa conception a une application universelle à toute l’histoire de l’humanité civilisée.  Le contenu de cette note confirme Schumpeter dans son interprétation de la conception économique de Marx et lui donne raison de conclure que Marx ne donne pas toujours suffisamment de poids à d’autres facteurs dans le développement historique,  
« Suivant lui [le critique de Marx], mon opinion que le mode déterminé de production et les rapports sociaux qui en découlent, en un mot, que la structure économique de la société est la base réelle sur laquelle s’élève ensuite l’édifice juridique et politique, de telle sorte que le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle – suivant lui, cette opinion est juste pour le monde moderne dominé par les intérêts matériels, mais non pour le Moyen Âge où régnait le catholicisme, ni pour Athènes et Rome où régnait la politique. Ce qui est clair, c’est que ni le premier ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde de la politique. Les conditions économiques d’alors expliquent pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal. » (Marx 1867, 574).
23. Bien qu’il ait mis sur un piédestal la grande découverte de l’interprétation économique de l’histoire qu’il attribue à Marx, Schumpeter affiche par contre de grandes réticences à la tentative de combiner celle-ci nécessairement avec une théorie de la lutte des classes. Mais malgré tout, Schumpeter conclut que, telle quelle, la conception marxiste ne perd pas « son degré élevé de réussite intellectuelle ni sa commodité en tant qu’hypothèse de travail » (Schumpeter, 1942, 77). En matière d’analyse sociohistorique, Schumpeter reconnaît quelque mérite à Marx, mais s’empresse de dénigrer la naïveté de ses acolytes qui croient mordicus que leur maître à penser tient la clé de voûte de tous les secrets de l’histoire. Toujours est-il, comme le souligne Schumpeter dans son article « On the Concept of Social Value », que nombre d’économistes ne mettent l’accent que sur les agents économiques pris individuellement (Schumpeter, 1909, 213-214). Les classes sociales ne les intéressent généralement pas. Schumpeter contrairement à ses collègues de l’École autrichienne accorde une place importante à l’entreprise en tant qu’institution économique. De son côté, Marx reconnaissait la formation de certains groupes à partir de traits communs (propriétaires, salariés, artisans, intellectuels professionnels, etc.). Il fut par contre le premier à établir, de manière tranchée, que seules deux grandes classes sociales de la société moderne, à savoir les capitalistes et les prolétaires, sont appelées à faire de la défense de leurs intérêts le moteur de l’histoire sociale. Mais que ce soit à propos de la nature des classes ou de leur genèse, Schumpeter soutient que :
« … l’on ne saurait déduire d’une manière univoque quels sont les intérêts de ces classes et comment chaque classe réagit à ce qu’elle (à savoir ses dirigeants, par exemple, ou ses effectifs) considère ou éprouve, à long terme ou à court terme, à tort ou à raison, comme étant son ou ses intérêts. Le problème des intérêts de groupe est semé d’écueils et de pièges qui lui sont propres, abstraction faite complètement de la nature des groupes étudiés. » (Schumpeter, 1942, 78).
24. Quant au capitalisme Schumpeter, évalue sa portée en fonction de la quantité de biens qu’il peut produire. Il en conclut que l’abondance de production a engendré jusqu’à maintenant de meilleures conditions matérielles pour les masses ouvrières. D’après lui, l’évolution du capitalisme démontre que ce sont surtout les masses qui profitent objectivement de la richesse matérielle créée par le capitalisme. Considérant comme secondaires les rapports sociaux de production, les économistes indiquent qu’il est extrêmement difficile de comprendre la complexité des sociétés modernes. Dans un article sur la pensée économique de Schumpeter, Paul Sweezy explique que pour ce dernier l’entrepreneur est l’agent principal d’innovation et la source de nouveaux profits dans le système
« Innovation is the activity or function of a particular set of individuals called entrepreneurs […] Thus the entrepreneur is not a social type sui generis he is rather a leader whose energies happen for one reason or another to be directed into economic channels. » (Sweezy, 1943, 94-95).
25. D’ailleurs, il serait absurde, selon la plupart des économistes non marxistes, de déterminer objectivement les intérêts de classe en fonction de la forme sociale de production. Tout en reconnaissant l’apport original de Schumpeter à la science économique, Sweezy résume la différence fondamentale qui existe entre la vision entrepreneuriale du capitalisme chère à Schumpeter et la vision reposant sur les classes sociales et leurs luttes chères au marxisme,
« I see no reason to find fault with his conception of innovation as a central feature of economic development; [...] But his selection of the entrepreneur, a special sociological type, as the primum mobile of change can be called into question. We may instead regard the typical innovator as the tool of the social relations in which he is enmeshed and which force him to innovate on pain of elimination. This approach implies a different view of profits and accumulation from that of Professor Schumpeter. For him profits result from the innovating process, and hence accumulation is a derivative phenomenon. The alternative view maintains that profits exist in a society with capitalist class-structure even in the absence of innovation. » (Sweezy, 1943, 96).
26. Toutefois, Schumpeter note que chez Marx, il y a réciprocité dans les rapports entre le mode de production et la mentalité dominante d’une communauté, à un moment donné de son histoire. De par sa naïveté géniale Marx hausse le prestige du schéma de la relation bilatérale, mais curieusement, tend du même coup à le niveler vers le bas en en faisant « une vérité fragmentaire parmi beaucoup d’autres ». Étrangement, Schumpeter conclut que ces inconvénients n’affaiblissent aucunement la pertinence de la conception marxiste en tant que conception évolutive du capitalisme. Schumpeter s’applique à souligner les limites idéologiques du marxisme coincé entre des éléments tirés du socialisme utopique et d’une analyse objective du capitalisme. Dans un article sur les deux penseurs, O.H. Taylor affirme que Schumpeter rejette entièrement la théorie de la lutte de classes de Marx :
« Here it is enough to say that in answering the question, how economic evolution brings about social change, Schumpeter made no use whatsoever of Marx’s class struggle theory. Instead he implemented his own economic interpretation far more broadly, flexibly, and subtly, in a variety of ways for different problems, societies and periods. » (Taylor, 1951, 537).
27. D’après nous, Schumpeter ne rejette pas aussi catégoriquement la vision conflictuelle des classes sociales de Marx. Jugeant inachevée la méditation de Marx à propos de la lutte de classes, Schumpeter critique la simplification de sa complexité sociale et s’en prend à Marx pour avoir différé l’élaboration d’une théorie à ce sujet et raté le moment opportun de le faire, soit par incapacité, soit par manque de conviction envers son utilité ou encore à cause du déplacement de son centre d’intérêt vers des considérations purement économiques. Dans L’Histoire de l’analyse économique Schumpeter reconnaît la valeur scientifique de l’analyse économique de Marx qui est capable de séparer idéologie et science :
« Il est plus important encore de voir que Marx lui-même, quand il se livre à l’analyse, est d’accord avec nous. Car il se sert de ses classes uniquement pour interpréter les résultats qu’obtient l’économie capitaliste […] il n’introduit pas ses classes en tant qu’acteur dans le cœur de son œuvre analytique. » (Schumpeter, 1954, 2, 238).
28. Il reproche par contre à Marx de ne pas tenir compte de la montée d’une nouvelle classe moyenne et de son importance dans la cohésion sociale du capitalisme (Schumpeter, 1949, 207). Toujours est-il qu’en plus des deux classes fondamentales, les capitalistes et le prolétariat, Marx fait état de sous-classes intermédiaires. Seulement, il percevait ces dernières comme engagées dans des luttes marginales et, partant, qu’elles étaient en voie d’extinction,
« Petits industriels, petits commerçants et rentiers, petits artisans et paysans, tout l’échelon inférieur des classes moyennes de jadis, tombent dans le prolétariat; en partie parce que leur faible capital ne leur permettant pas d’employer les procédés de la grande industrie, ils succombent à la concurrence avec les grands capitalistes; d’autre part, parce que leur habileté est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. » (Marx, 1848, 43).
29. Donc pour Schumpeter, la faiblesse majeure de l’analyse sociologique de Marx réside dans sa velléité à réduire la complexité des phénomènes sociaux à un antagonisme irréconciliable entre deux classes fondamentales. D’après Schumpeter, il n’existait pour Marx aucune possibilité d’harmonie sociale en raison des contradictions sociales inhérentes à sa conception économique de l’histoire :
« Le seul antagonisme qui ne soit pas accessoire, mais bien inhérent à la structure même de la société capitaliste, est fondé sur le contrôle privé des moyens de production; la relation qui s’établit entre la classe capitaliste et le prolétariat est, nécessairement, une relation de lutte – guerre de classes » (Schumpeter, 1942, 80).
30. Cette distinction soulève la question de savoir comment le capitaliste est parvenu à disposer de fonds lui permettant l’acquisition des moyens de production. Marx élimine d’office la fable voulant que l’intelligence et l’épargne soient à l’origine de l’enrichissement initial. Quant à Schumpeter, il soutient que la faculté mentale et l’effort consenti comptent pour beaucoup dans l’accumulation du capital et que l’épargne favorise sa réalisation. À cela, il ajoute le fait que les premières usines avaient commencé dans des hangars qui ne nécessitaient pas de grosses fortunes :
« [E]n pareil cas, le travail manuel du capitaliste présomptif ainsi qu’un très petit fonds d’épargne – et aussi bien entendu, une bonne dose d’intelligence suffisaient pour démarrer » (Schumpeter, 1942, 81).
31. Attribuer l’accumulation primitive du capital au brigandage et à la spoliation des masses, tel que le laisse parfois entendre Marx, ne fournit qu’une réponse peu satisfaisante à la question de savoir comment et pourquoi certaines personnes exploitent leurs semblables et que ces exploités se laissent faire. L’explication la plus plausible serait celle qui admet la supériorité du pilleur, rejetée par la théorie marxiste, laquelle se veut autosuffisante. Ici, il convient de faire appel à Éric Rahim qui a su mettre le doigt sur la distinction qu’il faut établir entre la vision du développement de Schumpeter et celle de Marx. Selon Rahim, Schumpeter mettait beaucoup plus l’accent sur les qualités personnelles des acteurs sociaux que ne le faisait Marx :
« In Schumpeter’s theory the leading factors that account for the existence of social classes are the differences in aptitudes of individuals and the nature of the social functions that must be performed in any society. Schumpeter defines aptitudes in terms of qualities such as the general level of intelligence, capacity for intellectual analysis, willpower, resoluteness, ability to command obedience. This means that specific talents such as those of opera singers do not play any part in his theory of classes. He is interested in qualities that make for social leadership, a central idea in his schema. » (Rahim, 2009, 59).
32. Mais au-delà du débat entourant l’accumulation primitive, Schumpeter élabore une théorie originale qui introduit la notion de monnaie crédit en remplacement de la théorie tributaire de Ricardo que véhicule Marx. Pour Schumpeter, l’entrepreneur est celui qui innove et combine les facteurs de production de façon originale. Selon la tradition marxiste, c’est l’exploitation de la force de travail des prolétaires qui crée la valeur des marchandises. La vente de ces dernières permettra au capitaliste de faire un gain en empochant la plus-value créée par les travailleurs. Il est donc primordial, selon les marxistes, de comprendre ce qui distingue l’époque capitaliste, dans laquelle le travailleur est libre de vendre sa force de travail, des autres modes de production, dans le cadre desquels le travail est effectué de façon obligatoire, soit par des esclaves, soit par des serfs. En fin de compte, Schumpeter avance que la théorie économique scientifique de Marx ne cadre pas toujours avec son analyse sociologique, qui datait d’avant ses études approfondies d’économie politique. Schumpeter explique ce décalage entre les conclusions économiques de Marx et sa vision sociologique par le fait qu’il aurait privilégié l’antagonisme entre classes rivales au détriment de son analyse scientifique. De plus, Schumpeter s’inscrit en faux contre la propension de Marx à généraliser le phénomène de l’exploitation des masses par une minorité de capitalistes.

Marx comme économiste scientifique

33. Au sujet de la dualité dominants-dominés, omniprésente dans l’analyse de Marx, Schumpeter y perçoit un problème majeur qui confine les individus et leurs descendants dans des structures de classe, occultant ainsi leur mobilité sociale. Or, comme Schumpeter l’affirme en dénonçant ce phénomène chez les marxistes orthodoxes, rien ne prouve qu’un capitaliste ne puisse essuyer un revers de fortune ou qu’un ouvrier ne devienne un homme d’affaires par la force de son caractère et sa débrouillardise. Selon Schumpeter les marxistes orthodoxes ont tort d’instrumentaliser l’injustice subie par les travailleurs afin de motiver leur soulèvement contre la caste des exploitants. Qui plus est, tout en faisant croire que le prolétariat est un produit du capitalisme, Marx est parvenu insidieusement, affirme Schumpeter, à faire passer certaines définitions viciées,
« … à savoir celles fondées sur la propriété privée des moyens de production. D’où la nécessité de s’en tenir exactement à deux classes; les possédants et les non-possédants et d’où, également, l’obligation de négliger tous les autres principes de division sociale (y compris ceux qui étaient beaucoup plus plausibles) ou de les minimiser ou encore de les ramener au seul principe marxiste. » (Schumpeter, 1942, 85).
34. En somme, du fait de leur interdépendance, capitalistes et salariés sont condamnés, selon Schumpeter, à une coopération mutuelle alors que leur antagonisme dans la perspective de Marx agirait comme moteur de l’évolution sociale. Le thème de l’harmonie des classes, nié surtout par les marxistes, sera partiellement défendu par Schumpeter dans son ouvrage posthume Histoire de l’analyse économique. D’une part, Schumpeter reconnaît à Marx le mérite d’avoir dénoncé les exagérations de certains économistes classiques qui présentaient le capitalisme comme un monde harmonieux, d’autre part, il reproche à Marx d’avoir privilégié les intérêts de la classe ouvrière au détriment de la notion de collaboration pacifique entre les classes, telle que défendue par l’économiste Bastiat :
« Personnellement, je pense que l’accent exclusif mis par Bastiat sur l’harmonie des intérêts de classe est, quoi qu’il en soit, plutôt moins stupide que ne l’est l’accent exclusif mis sur l’antagonisme des intérêts de classe » (Schumpeter, 1954, 2, 169).
35. On sent ici ainsi que dans plusieurs autres passages, que Schumpeter lui-même porte parfois des jugements de valeur sur toute théorie sociologique qui ne concorde pas avec sa vision moins conflictuelle des rapports de classe. Il réfute, par exemple, l’aspect réducteur du concept de la lutte de classes tel que formulé par les marxistes inconditionnels. Quant à l’antagonisme des classes postulé par Marx, Schumpeter affirme que son objectivité est illusoire du fait que certains groupes de travailleurs collaborent avec les patrons et ne cherchent pas coûte que coûte à les renverser. Par contre, comme le note judicieusement Keith Graham, Marx peut parfaitement reconnaître un certain degré de coopération sociale entre les classes fondamentales de la société sans pour autant nier la discordance de leurs intérêts :
« Marx can acknowledge the cooperation between supposedly antagonist classes which Schumpeter points to, whilst insisting that beneath it lies an antagonism of interests. He is not committed to postulating or encouraging conscious, “personal hostility. To do so would be incompatible with his refusal to blame or hold capitalists responsible for their actions. » (Graham, 1993, 232).
36. Pour Schumpeter, le marxisme est un amalgame de notions scientifiques combinées à des croyances idéologiques socialistes. À ce titre, l’enseignement de Marx, affirme Schumpeter, n’est pas à la portée des masses ouvrières et ne s’adresse qu’à une minorité de bourgeois déclassés qui rejettent l’économie politique classique. Selon Schumpeter
« Avoir cru que le marxisme ait jamais signifié ou pu signifier quoi que ce soit pour les masses, ou même pour aucun groupe à l’exception d’un nombre restreint d’intellectuels, c’est l’un des éléments les plus touchant de l’idéologie personnelle de Marx et d’Engels » (Schumpeter, 1942, 21).
37. En résumé, le contrôle des moyens de production constitue chez Marx le volet sociologique de sa théorie, qui se conjugue tant bien que mal avec les mécanismes de la société capitaliste. Plus précisément, les insuffisances de la théorie sociologique de Marx découlent de sa soumission de la notion de classe à des considérations économiques. Schumpeter ajoute du même souffle que les seuls développements économiques importants que le monde ait connus sont liés à l’initiative privée. Ces propos sont corroborés par Rahim, qui note que :
« For Schumpeter, economic development means capitalist development. The origins of capitalism (in the shape of capitalist enterprise) can be traced back to the classical world, in fact further back to Hammurabi, if you like […] By 1500 many of the phenomena that we associate with modern capitalism had made their appearance. The economy continued to develop on capitalist lines, but the political frame of society remained stubbornly aristocratic. » (Rahim, 2009, 60).
38. En ce qui concerne l’aspect économique du marxisme, Schumpeter le conçoit comme un mélange hétéroclite renfermant des idées géniales, mais qui ne mène qu’à des culs-de-sac dans lesquels s’empêtrerait tout chercheur ayant amassé une quantité considérable de connaissance livresque lui permettant de peindre un tableau historique du développement économique jusqu’alors inégalé. À ce titre, Schumpeter considère Marx comme le premier grand promoteur d’une vision scientifique endogène de l’économie :
« Je tiens seulement à insister ici sur l’étendue de la conception et sur le fait que l’analyse marxiste est la seule théorie économique authentiquement évolutionnaire que la période ait produite. Ni ses hypothèses ni ses techniques n’échappent à de graves objections – encore qu’en partie cela tienne à l’inachèvement. Mais la grande vision d’une évolution immanente du processus économique – lequel, fonctionnant de façon ou d’autre par suite de l’accumulation, détruit de façon ou d’autre l’économie aussi bien que la société du capitalisme concurrentiel et provoque de façon ou d’autre une situation sociale intenable, qui de façon ou d’autre va donner naissance à un autre type d’organisation – demeure une fois que la plus vigoureuse des critiques a fait du pis qu’elle aura pu. C’est pour cela et cela seul, que Marx a droit qu’on parle de grandeur quand on considère en lui l’analyste économique. » (Schumpeter, 1954, 2, 92).
39. Décrivant Marx comme un assoiffé de connaissances dans sa volonté de produire une œuvre théorique de premier ordre, Schumpeter va jusqu’à nier, à la fin de son chapitre sur l’économie marxiste, une quelconque influence du philosophe allemand Hegel sur l’œuvre scientifique de Marx, affirmant que « [l]’hégélianisme de sa [Marx] manière d’exposer n’est rien de plus qu’une forme, et nous pouvons l’écarter dans tous les cas sans affecter la substance de sa thèse » (Schumpeter, 1983, 57). Tous les passages dans l’œuvre de Marx qui vont dans le sens de la lecture dialectique ou néo-hégélienne, du Manifeste communiste au Capital, sont minimisés par Schumpeter ou simplement réduits à n’être que des restes de philosophie hégélienne dont Marx ne s’est jamais débarrassé et qui ne cadrent pas avec sa véritable vision évolutionniste. Il n’est donc pas surprenant que ce soit l’ouvrage historique le moins dialectique de Marx, intitulé les Théories de la plus-value, souvent décrit comme le quatrième volume du Capital, qui a particulièrement impressionné Schumpeter et l’ait porté à souligner que « [l]e témoignage le plus marquant de sa [Marx] conscience professionnelle, est fourni par son livre “Théories de la plus-value” qui est un monument de zèle théorique » (Schumpeter, 1942, 87). D’ailleurs il faudrait peut-être voir dans L’Histoire de l’analyse économique, la tentative de Schumpeter de surpasser Marx sur son propre terrain. Selon Schumpeter l’érudition historique de Marx prime sur sa méthode et par conséquent mine son originalité.

40. En ce qui concerne les sources d’inspiration de Marx, Schumpeter identifie David Ricardo comme ayant été son maître à penser, mais juge secondaire l’influence de François Quesnay, l’inventeur du Tableau Économique. Selon Schumpeter plus Marx s’approche de Ricardo, plus il s’éloigne de Hegel. D’autre part, Schumpeter affirme que Marx a voulu développer en profondeur la théorie de la valeur-travail, en s’inspirant de l’économie politique anglaise. L’acceptation de cette théorie économique, même dans la formulation particulière que lui donna Marx, allait mener celui-ci à des impasses et, qui plus est, la théorie de la valeur n’a pas grande utilité dans l’étude scientifique de l’économie:
« Toutefois, du point de vue de l’économie politique, en tant que science positive visant à décrire ou à expliquer des phénomènes concrets, il est beaucoup plus important de se demander comment la théorie de la valeur-travail joue son rôle d’instrument analytique : or, la véritable objection que l’on peut lui opposer, c’est qu’elle le joue très mal. » (Schumpeter, 1942, 90).
41. Schumpeter s’abstient donc de passer en revue les réfutations de la théorie de la valeur-travail telles que formulées par Böhm-Bawerk, affirmant que de toute façon, elle était désormais peu utilisée par les économistes au vingtième siècle. Encore une fois, Schumpeter suggère qu’une des raisons de l’engouement de Marx à la théorie de la valeur-travail repose sur sa velléité d’établir « scientifiquement » sa vision de l’exploitation.

42. En découvrant le secret de la création de la plus-value, Marx pourrait ensuite fournir objectivement un argument de taille à sa perception sociologique opposant ceux qui détiennent les moyens de production à ceux qui ne les ont pas :
« Ce qu’il entendait démontrer, c’est que l’exploitation ne résultait pas, occasionnellement et accidentellement, de telle ou telle situation spécifique, mais qu’elle survient, inévitablement et tout à fait indépendamment de toute volonté individuelle, de la logique profonde du système capitaliste. » (Schumpeter, 1942, 93).
43. Schumpeter ne considère pas la théorie de la valeur-travail, telle que formulée par Marx, comme une véritable contribution scientifique à l’étude de l’économie. Empruntée aux économistes classiques anglais, cette théorie permettait surtout à Marx de justifier « scientifiquement » sa vision de la lutte des classes en raison de l’exploitation objective des travailleurs par les capitalistes :
« Ainsi Marx, seul parmi les grands économistes, a conservé la connotation de classe des catégories de types économiques, consciemment et par principe. Devant la tendance générale qui portait à les rejeter, tendance qu’il n’a pas manqué de remarquer, il a considéré qu’il s’agissait d’un des symptômes de la dégénérescence de l’économie bourgeoise qui, disait-il, n’avait plus le courage ou l’honnêteté de voir en face les problèmes réels. » (Schumpeter, 1954, 2, 239).
44. Bien qu’il condamne le chômage et la pauvreté, les percevant comme des fléaux sociaux, Schumpeter réfute la solution de rechange du passé, qui consistait à voir des maîtres d’esclaves ou une aristocratie féodale imposer diverses formes de travaux forcés. Toutefois à l’instar de Marx, Schumpeter conçoit le capitalisme comme le seul système économique qui soit autorégulé. Les lois du marché et les cycles économiques font en sorte que seule la quantité nécessaire de travail est employée. En outre, il soutient que les succès du capitalisme ont pour effet de réduire le chômage à des niveaux acceptables par les sociétés dont les forces productives sont hautement développées. Le marché est alors inondé de marchandises à des prix abordables aux travailleurs, sauf que la dynamique du marché et l’introduction de nouveaux produits s’accompagnent de bouleversements constants. Bien qu’il ne soit pas particulièrement indulgent à l’endroit des insuffisances de la théorie marxiste, Schumpeter reconnaît à Marx le mérite d’avoir perçu mieux que tout autre analyste la propension du capitalisme à l’accumulation illimitée :
« Pour échapper au risque d’être battue sur ses prix, toute entreprise est finalement obligée de suivre les pionniers, de procéder à son tour à des investissements et, aux fins d’être en mesure de le faire, de remettre en jeu une fraction des profits, c’est-à-dire d’accumuler […] Marx a perçu ce processus des transformations économiques et a réalisé leur importance fondamentale plus nettement et plus complètement que ne l’a fait aucun autre économiste de son temps. » (Schumpeter, 1942, 101)
45. Dans la note infrapaginale, Schumpeter ajoute que
« [B]ien entendu, l’autofinancement ne constitue pas la seule méthode de financement du progrès technologique. Mais c’est pratiquement la seule méthode prise en considération par Marx » (Schumpeter, 1942, 101).
46. De l’avis de Schumpeter, la théorie de l’exploitation de Marx, basée sur la notion de valeur-travail, vient affaiblir l’analyse marxiste. Marx aurait peut-être fait de plus grandes découvertes s’il n’avait pas été obsédé par l’idée de créer une sorte de théorie amalgamant sociologie et analyse économique.

Marx l’éducateur

47. La synthèse marxiste, si impressionnante soit-elle, comporte néanmoins quelques désavantages. Selon Schumpeter qui en veut à Marx d’avoir sacrifié la clarté de son exposé en traitant sous la même rubrique, d’économie et de sociologie. Il lui reproche aussi d’avoir confondu la notion du travailleur avec celle du prolétaire et de n’avoir pas saisi les nuances de la stratification sociale entre différents salariés. Qui plus est, il lui fait grief d’avoir lancé l’équation « travail égale prolétariat », en associant cette idée à la théorie de la valeur-travail de l’économie politique classique :
« …un théorème économique utile, s’il subit une métamorphose sociologique, peut, bien loin de prendre un sens plus riche, s’imprégner d’erreur (et réciproquement). Ainsi donc, la synthèse, en général, et la synthèse effectuée selon les directives marxistes, en particulier, peuvent facilement aboutir à détériorer à la fois l’économie politique et la sociologie. » (Schumpeter, 1942, 120)
48. Schumpeter réfute également les thèses de la misère croissante et de l’oppression grandissante du prolétariat soutenues par Marx et s’en prend à ses disciples qui jugent que la synthèse marxiste est la seule susceptible de relier ensemble des phénomènes sociaux qui ne sont détachés qu’en apparence. Ils endossent la perspective de Marx qui est d’expliquer les luttes sociales à partir des contradictions de l’économie capitaliste et de ses lois, ce qui permet de mieux saisir la dynamique sociale dans sa totalité. Peu enclin à soutenir une « loi d’airain » régissant les salaires ou à faire sienne la croissance tendancielle de la misère, Marx avait plutôt une vision élastique de la condition matérielle des ouvriers. C’est d’ailleurs exactement ce que soutient Graham lorsqu’il dit que Marx parlait souvent de la misère en termes d’écarts relatifs des fortunes entre les classes sociales. Commentant la critique que formule Schumpeter à l’endroit de Marx et de ses adeptes, Graham affirme que :
« One possible reply is that impoverishment is a relative notion for Marx. Schumpeter has little patience with this, but there is strong textual evidence. Marx offers the analogy of a house, which shrinks if a palace springs up beside it: in the same way, the enjoyments of a worker may rise, but their social satisfaction, their satisfaction relative to what a capitalist can enjoy, may fall if there is a rapid growth in productive capital […] Given the accumulation of fortunes among the capitalist class as defined, it may well be that the gap between them and members of the working class as defined has indeed widened. » (Graham, 1993, 229-230)
49. Quand les affaires vont bien, les salaires peuvent monter. Cependant, lorsque les choses se détériorent, ce sont les travailleurs qui en subissent les conséquences les plus dévastatrices. La qualité de vie de la masse des salariés est donc, selon Marx, largement dépendante des hauts et des bas caractéristiques du capitalisme : « La condition indispensable pour une situation passable de l’ouvrier est donc la croissance aussi rapide que possible du capital productif. » (Marx, 1849, 40). Ne partageant pas tout à fait ce point de vue, Schumpeter affirme de plus que la théorie marxiste n’explique pas de façon satisfaisante les crises. D’ailleurs Schumpeter soutient que la longue période de dépression que venait de connaître l’économie mondiale quelques années avant la publication de son livre ne donnait aucune raison de croire le propos marxiste au sujet de l’évolution catastrophique du capitalisme :
« En particulier, les marxistes n’ont aucunement lieu de s’enorgueillir de l’interprétation que leur synthèse peut donner de l’expérience 1929-1939. Toute période prolongée de dépression ou de reprise insuffisante doit confirmer n’importe quelle prédiction pessimiste aussi bien que celle de Marx […] Cependant aucune des données de fait n’est venue justifier un diagnostic spécifiquement marxiste, ni à plus forte raison, ne permet de soutenir que nous ayons été les témoins, non simplement de phénomènes de dépression, mais encore des symptômes d’une mutation structurelle du processus capitaliste, analogue à celle que Marx s’attendait à voir survenir. » (Schumpeter, 1942, 123)
50. En fin de compte, Schumpeter ne croit pas aux extrapolations du marxisme qui imputent des tendances impérialistes au système capitaliste. Dans un ouvrage consacré à cette question, Schumpeter suggère que l’impérialisme à l’ère du capitalisme contemporain était un phénomène voué à l’extinction, étant donné qu’il était lié aux vestiges de l’Ancien Régime. Ce qu’on désigne par l’expression « impérialisme moderne » ne serait, selon lui, rien d’autre qu’une continuation des comportements expansionnistes et guerriers des modes de production révolue :
« En d’autres termes, l’impérialisme s’explique par la condition de vie du passé et non pas du présent; ou encore, pour parler le langage marxiste, l’impérialisme exprime des rapports de production caractéristiques de modes de production appartenant au passé. » (Schumpeter, 1919, 110)
51. Schumpeter ajoute dans une note infrapaginale une remarque à propos de ce qui le distingue du marxisme vulgaire :
« L’impérialisme constitue un exemple frappant d’une thèse que nous avons exposée dès le début de cet essai, à savoir que l’application de l’interprétation économique de l’histoire ne permet nullement de réduire les données culturelles d’une époque déterminée aux rapports de production dominants de cette époque » (Schumpeter, 1919, 110).
52. Cependant certains disciples de Marx persistent à soutenir qu’il est possible de relier directement l’impérialisme au développement du capitalisme, au début du XXe siècle et à croire que ce qui distingue le capitalisme des autres modes de production est sa tendance à se propager à l’échelle globale par tous les moyens. Taylor affirme que pour Schumpeter, l’idée voulant que l’impérialisme soit le signe avant-coureur sonnant la fin du capitalisme est absurde :
« [T]he theory that modern imperialism is essentially a product and phase of maturing and degenerating capitalism was to his mind nonsense […] The main point is the appeal from what he regarded as the errors of Marx and even worse errors of those neo-Marxists, Hilferding and Bauer – whom he had known as fellow students and friends – to what he regarded as the valid method, created by Marx and capable of leading to the true explanation of imperialism as well as to the true explanations of most social phenomena. » (Taylor, 1951, 547)
53. Schumpeter considère farfelue l’hypothèse selon laquelle la disparition quasi complète du monde précapitaliste représente le premier pas vers la dissolution du régime capitaliste en tant que tel et réfute l’allégation voulant que le capitalisme ne puisse plus se mouvoir qu’à l’intérieur de ses propres contradictions, ce qui le poussera nécessairement à sa chute historique. En place et lieu, Schumpeter suggère que ce ne sont pas les contradictions internes du capitalisme qui le mèneront à s’autodétruire, mais plutôt ses succès qui ébranleront les institutions assurant son dynamisme. Pour cette raison, il juge que le socialisme ne deviendra une solution de rechange fort plausible qu’à la suite du désintéressement de l’entrepreneur à innover. Au niveau personnel, Schumpeter déplore que l’ère historique pleine de rebondissements soit remplacée par le socialisme terne et dépourvu de stimulants :
« Dernière remarque liminaire : la thèse que je vais m’efforcer d’établir consiste à soutenir que les performances réalisées et réalisables par le système capitaliste sont telles qu’elles permettent d’écarter l’hypothèse d’une rupture de ce système sous le poids de son échec économique, mais que le succès même du capitalisme mine les institutions sociales qui le protègent et crée “inévitablement” des conditions dans lesquelles il ne lui sera pas possible de survivre et qui désignent nettement le socialisme comme son héritier présomptif. » (Schumpeter, 1942, 138)
54. Néanmoins Schumpeter en arrive à conclure, à l’instar de Marx, que le capitalisme est un mode passager de la production sociale. Mais, contrairement aux marxistes qui n’ont fait, pour la plupart, que reprendre des slogans tirés hors contexte de l’œuvre de Marx, Schumpeter porte plutôt son attention aux raisons judicieuses avancées par Marx au sujet du dépérissement du capitalisme. À ses yeux, Marx méritait un « meilleur sort » que celui d’être le prophète d’une religion laïque moderne. Par sa critique du marxisme, Schumpeter ne cherchait nullement à diminuer le mérite de Marx, mais plutôt à sauvegarder de son apport tout ce qui lui semblait soutenable.

Concordia Discors : le rapport Marx-Schumpeter

55. Plusieurs chercheurs contemporains ont voulu voir sur quels points Marx et Schumpeter s’accordaient ou divergeaient. Tout dépendant des interprétations avancées, les positions de Marx et de Schumpeter sont parfois en opposition quasi totale, et parfois converge sur une grande variété de sujets. Il conviendrait, dans un premier temps, de brosser un tableau de ces différentes évaluations pour ensuite donner notre propre point de vue. John Elliott affirme qu’en apparence la définition du capitalisme des deux auteurs se ressemble en ce qu’ils le perçoivent comme un système économique révolutionnaire. En outre, Elliott suggère que : 
« On the specific subject of “capitalism’s” creative destruction,” the two respective theories seem closer to each other than either is to any other prominent vision of capitalism’s future. » (Elliott, 1980, 45-46) Schumpeter voyait, tout comme Marx, que le capitalisme s’accommode fort bien des révolutions technologiques et des changements brusques. Quelques transformations quantitatives à elles seules ne suffisent pas à ébranler les assises du capitalisme. Il faut pour cela des sauts qualitatifs vers de nouveaux modes de production et d’échange. Comme l’expliquent Becker et Knudsen, pour Schumpeter il s’agit de quelque chose d’inusité et de jamais vu, et partant, d’imprévisible. Les petits changements quantitatifs et incrémentaux ne sont pas ce que Schumpeter entend par développement qui désigne plutôt un changement qualitatif indéniable,
« This kind of “novelty” constitutes what we here understand as “development”, which can be exactly defined as: transition from one norm of the economic system to another norm in such a way that this transition cannot be decomposed into infinitesimal steps. In other words: Steps between which there is no strictly continuous path. » (Becker, Knudsen, 2005, 115)
56. Ce qui est surprenant dans ce passage est qu’on croirait entendre le vieux Hegel ou même Marx dans le Capital lorsqu’il parle du saut de la quantité à la qualité. Mais chez Schumpeter il n’y a plus de médiation entre l’ancien et le nouveau. Voyant venir l’accusation de ne pas avoir évité le piège de la dialectique Schumpeter évoque le caractère imprévisible de la rupture et de l’arrivée du nouveau. Dans tous les cas, et surtout en ce qui concerne les phénomènes économiques, pour Schumpeter comme pour Marx, les cycles d’accumulation du capital sont irréguliers et liés d’abord et avant tout à des changements dans le domaine de la production :
« the perception of change emanating from within the economic system, notably from the sphere of production rather than consumption, mentioned above as one of several prominent elements in Schumpeter’s definition of economic development, is of course vintage Marx. » (Elliott, 1980, 48)
57. Elliot concède qu’au-delà de ces parallèles, il y aurait en réalité peu de ressemblances entre Marx et Schumpeter. Chacun, à sa manière, retient un élément différent pour définir ce que l’on pourrait appeler l’essence du capitalisme. Alors que pour Schumpeter l’obtention de crédit bancaire par l’entrepreneur constitue la pierre angulaire du processus d’accumulation, Marx impute la capitalisation à la création de plus-value découlant du monopole de la classe capitaliste sur les moyens de production :
« For Marx […] capitalism’s surplus values are fundamentally created through the class division between capitalist employers and workers and the accompanying capitalist “class monopoly” of the means of production, with the resulting differential, generated within production itself, between the value of labour power and the value of output. » (Elliott, 1980, 51)
58. En outre, même si Schumpeter reconnaît certaines défaillances au capitalisme, il s’oppose farouchement à l’idée selon laquelle le capitalisme serait en voie d’extinction, miné qu’il est par ses contradictions internes. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, l’auteur s’attaque surtout à la thèse entretenue par certains marxistes qui ne semble pas correspondre, à ses yeux, à l’évolution observable du capitalisme depuis la mort de Marx. Elliott fait remarquer que sur ce point Schumpeter s’en prend directement aux thèses catastrophiques de Marx,
« Instead, Schumpeter confronts Marx directly. First, whatever its dysfunctional proclivities, capitalism has been an immense success […] capitalism shows no likelihood of imminent breakdown “under the weight of economic failure”. » (Elliott, 1980, 54)
59. Trois années après la publication de l’article d’Elliott, John Bellamy Foster fait paraître sa réplique. Selon Foster, Elliott accorde trop d’importance aux similitudes entre Marx et Schumpeter. Aussi, lui reproche-t-il de ne pas bien comprendre certaines distinctions clés dans le système théorique de Marx et de Schumpeter :
« To put the matter briefly, Marx creates his model of stationary equilibrium (simple reproduction) by “assuming away” accumulation but not the capitalist, while Schumpeter’s model of the circular flow abstracts from the existence of the entrepreneur himself. In Schumpeter’s theory, “equal access to capital” through bank credit is the defining characteristic of capitalism. This contrasts sharply with Marx’s notion that capitalists, by definition, have a monopoly over the means of production. Consequently, although both theorists emphasize the discontinuous nature of the capitalist dynamic, Schumpeter sees economic development and technical change as the result of the individual entrepreneur’s initiative, while in Marx’s view it is the structure of accumulation itself that forms the “primum mobile” of capitalist development. » (Foster, 1983, 327)
60. Foster reproche aussi à Elliott de ne pas voir que l’analyse de Marx dans leCapital se situe dans le cadre d’une économie pleinement capitaliste où la loi de la valeur s’applique, l’empêchant ainsi de voir certaines différences fondamentales entre Marx et Schumpeter. Pour Schumpeter, par exemple, le processus de rationalisation inhérent à l’économie capitaliste contribue à provoquer le déclin de l’entrepreneur innovateur dans un système économique contrôlé par des gestionnaires. En effet, comme le résume Foster, « [w]ith the decline of the entrepreneur the most dynamic element of capitalist fades away and the class itself is doomed. » (Foster, 1983,329). Foster montre qu’à cet égard, Marx a une position diamétralement opposée. En effet, pour ce dernier, la fonction entrepreneuriale dérive de l’accumulation capitaliste. Sa théorie du déclin capitaliste serait donc aux antipodes de celle de Schumpeter. Ce n’est pas la disparition de l’entrepreneur innovateur en tant qu’espèce qui signalerait la mort du capitalisme. Foster note que
“It is true that Marx recognized that capitalism involves the progressive rationalization and socialization of the means of production. He did not, however, place any importance on the withering away of economic leadership as a cause of the eventual downfall of capitalism. […] Marx attributed capitalist development to the internal logic of the accumulation process itself, under conditions in which the capitalist class has a monopoly on the means of production (or, in other words, exclusive access to the accumulation fund of society). A threat to capitalist economic viability, for Marx, therefore depended on capital’s tendency to create barriers to its own self-expansion. » (Foster, 1983, 330)
61. Nous voici donc à nouveau de retour à la question du développement capitaliste et de sa dynamique contradictoire. Nous nous expliquons mal que Schumpeter s’en soit pris à Marx pour avoir voulu intégrer, tant bien que mal, des éléments de sa conception sociologique dans son analyse économique alors Schumpeter que lui-même ne semble pas avoir su éviter cet écueil. Une façon par laquelle Schumpeter tente de trouver une solution à ce problème consiste à faire un rapprochement entre certains néo-marxistes autrichiens et russes en y combinant ses propres intuitions. Tout comme son ami économiste Émile Lederer à qui il a fait cadeau du manuscritDéveloppement retrouvé plusieurs années plus tard, Schumpeter a su intégrer des éléments de plusieurs écoles théoriques pour créer sa propre synthèse comme l’expliquent Vouldis, Michaelides et Milios,
« Hilferding’s analysis in his Finance Capital constitutes a shift from Marx’s ‘macroeconomic’ theoretical system towards a ‘microeconomic’ point of view that seeks causality in the individual enterprise. It is Hilferding’s and not Marx’s theoretical paradigm that is most closely related to the outlook of Schumpeter and Lederer. Schumpeter and Lederer developed their theories in the same social, political, theoretical and ideological environment, and they were acquainted with each other’s ideas. The similarities in their work were not coincidental, but were instead the outcome of cross-fertilization of their own ideas with insights drawn from Marx, Hilferding and Tugan-Baranowsky. » (Vouldis, Michaelides, Milios, 2011, 458)
62. D’autres influences telles que celles de Max Weber et la tradition sociologique non marxiste ont aussi exercé une influence sur les conclusions de Schumpeter. À titre indicatif, rappelons que la notion d’entrepreneur, chez Schumpeter, découle de sa conception sociologique du chef qui fait immédiatement penser aux recherches de Max Weber sur le pouvoir charismatique et les traits du dirigeant inspiré. Comme l’indique bien François Perroux, le concept de « leadership » constitue un élément essentiel chez Schumpeter :
« Dans tous les domaines de l’activité sociale, le chef joue un rôle particulier (Führershaft). Les individus qui le remplissent sont qualifiés moins par leur valeur proprement intellectuelle que par des aptitudes affirmées pour l’action. […] De cette notion de Führershaft  transposée du social  dans l’économique, dérive la notion d’entreprise et d’entrepreneur. L’entreprise est l’acte de réaliser, l’entrepreneur l’agent qui réalise des combinaisons nouvelles de facteurs de la production. » (Perroux, 1965, 87-88)
63. Alors que chez Marx, aucun trait caractériel n’est attribué au capitaliste, sauf ceux découlant de sa fonction d’agent d’accumulation du capital, Schumpeter fait intervenir un principe sociologique individualiste, dotant son entrepreneur d’un caractère de meneur. Entre les deux synthèses théoriques, il semble que celle offerte par Marx, malgré ses limites, respecte mieux les conditions d’une véritable interprétation économique de l’histoire. L’exemple du « vampire », utilisé par Marx dans le livre premier du Capitalpour décrire le capitaliste et sa fonction, illustre l’absence évidente d’un quelconque principe volontariste pour expliquer le rapport de l’employeur aux travailleurs. En effet, tout se passe entre les deux protagonistes au moyen d’un rapport organique qui fait découler la prospérité de l’un de l’épuisement de l’autre :
« [L]e capital n’a qu’un penchant naturel, qu’un mobile unique; il tend à s’accroître, à créer une plus-value, à absorber, au moyen de sa partie constante, les moyens de production, la plus grande masse possible de travail extra. Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d'autant plus allègre qu’il en pompe davantage. Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il lui a achetée. Si le salarié consomme pour lui-même le temps qu'il a de disponible, il vole le capitaliste. » (Marx, 1867, 174-175)
Conclusion

64. Au terme de cet article, il appert que Schumpeter a vanté les mérites de Karl Marx et de son système économico-sociologique. Toutefois, ses multiples louanges étaient immanquablement accompagnées de certaines réserves. Schumpeter affirme que le fondateur du matérialisme historique n’a pas su éviter de tomber dans le piège de l’idéologie, laissant ainsi ses partis pris guider son analyse. Mais l’essentiel de sa critique s’adresse non pas à Marx, mais plutôt à certains de ses disciples dogmatiques qu’il accuse d’avoir altéré sa doctrine tout en parant leur « maître » de l’auréole de l’infaillibilité. Marx et Schumpeter, bien qu’avec des arguments forts différents, s’entendent pour dire que le capitalisme crée des conditions dans lesquelles les agents qui poussent à son développement finissent par mourir. Pour Marx les capitalistes ne sont plus en mesure de contrôler les forces économiques qu’ils ont été forcés à créer et s’autodétruisent avec le système qu’ils ont bâti. Pour Schumpeter, l’entrepreneur s’éteint en étant de moins en moins nécessaire au fonctionnement rationnel et organisé du capitalisme moderne et avec lui disparaît l’élément dynamique du système. Dans son article intitule « The March into Socialism », Schumpeter affirme que :« Marx was wrong in his diagnosis of the manner in which capitalist society would break down; he was not wrong in the prediction that it would break down eventually. » (Schumpeter, 1950, 456). Dans les deux cas, ni l’un ni l’autre ne se faisaient d’illusions sur la survie à long terme du capitalisme. Schumpeter est partagé entre son admiration du génie de Marx et sa critique des insuffisances de sa théorie qui suit deux lièvres en même temps, à savoir : la sociologie et l’économie. Même quand il vante les mérites de Marx, Schumpeter trouve toujours une raison pour s’abattre sur ses disciples dogmatiques qu’il accuse d’avoir altéré son enseignement.

65. D’autre part, Schumpeter ne cache pas son attachement au capitalisme qui, contrairement à ce que pense Marx, a amélioré la condition des travailleurs. Il s’explique mal qu’un penseur de la trempe de Marx se mette parfois à haranguer les travailleurs en vue de renverser coûte que coûte le capitalisme. La critique que Schumpeter adresse au père fondateur du matérialisme historique est souvent pertinente. Qui plus est, les positions que les deux théoriciens en question défendent sont souvent compatibles. Le raisonnement analogique caractérise leur réflexion qu’ils inscrivent dans le cadre d’un historicisme déterminé. Pour toutes ces raisons, nous avons mis l’accent autant sur la proximité de leurs vues que sur les divergences qui les opposent.

Remerciements

J'aimerais avant tout remercier Christian Deblock pour m'avoir aidé avec des commentaires précieux tout au long de la production de cet article. J'aimerais aussi remercier Laurent Alarie pour avoir relu une version préliminaire du texte et d'avoir offert des suggestions très pertinentes.

Bibliographie

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Omer Moussaly, « Les limites du capitalisme selon Joseph Schumpeter et Karl Marx  », Revue Interventions économiques [En ligne], 46 | 2012, mis en ligne le 01 novembre 2012, consulté le 10 septembre 2013.
URL : http://interventionseconomiques.revues.org/1821
Doctorant et chargé de cours au département de science politique, UQAM:
moussaly.omer@courrier.uqam.ca

◆ El que busca, encuentra...

Todo lo sólido se desvanece en el aire; todo lo sagrado es profano, y los hombres, al fin, se ven forzados a considerar serenamente sus condiciones de existencia y sus relaciones recíprocasKarl Marx

Not@s sobre Marx, marxismo, socialismo y la Revolución 2.0

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Jorge L. Acanda: "Hace falta una lectura de Marx que hunda raíces en las fuentes originarias del pensamiento de Marx" — La Linea de Fuego

— Notas sobre Lenin y la Revolución de Octubre
Guillermo Almeyra: Qué fue la Revolución Rusa — La Jornada
Jorge Figueroa: Dos revoluciones que cambiaron el mundo y el arte — La Gaceta
Gilberto López y Rivas: La revolución socialista de 1917 y la cuestión nacional y colonial — La Jornada
Aldo Agosti: Repensar la Revolución Rusa — Memoria
Toni Negri: Lenin: Dalla teoria alla pratica — Euronomade
Entretien avec Tariq Ali: L’héritage de Vladimir Lénine — Contretemps
Andrea Catone: La Rivoluzione d’Ottobre e il Movimento Socialista Mondiale in una prospettiva storica — Marx XXI
Michael Löwy: De la Revolución de Octubre al Ecocomunismo del Siglo XXI — Herramienta
Serge Halimi: Il secolo di Lenin — Rifondazione Comunista
Víctor Arrogante: La Gran Revolución de octubre — El Plural
Luis Bilbao: El mundo a un siglo de la Revolución de Octubre — Rebelión
Samir Amin: La Revolución de Octubre cien años después — El Viejo Topo
Luis Fernando Valdés-López: Revolución rusa, 100 años después — Portaluz
Ester Kandel: El centenario de la Revolución de octubre — Kaos en la Red
Daniel Gaido: Come fare la rivoluzione senza prendere il potere...a luglio — PalermoGrad
Eugenio del Río: Repensando la experiencia soviética — Ctxt
Pablo Stancanelli: Presentación el Atlas de la Revolución rusa - Pan, paz, tierra... libertad — Le Monde Diplomatique
Gabriel Quirici: La Revolución Rusa desafió a la izquierda, al marxismo y al capitalismo [Audio] — Del Sol

— Notas sobre la película “El joven Karl Marx”, del cineasta haitiano Raoul Peck
Eduardo Mackenzie:"Le jeune Karl Marx ", le film le plus récent du réalisateur Raoul Peck vient de sortir en France — Dreuz
Minou Petrovski: Pourquoi Raoul Peck, cinéaste haïtien, s’intéresse-t-il à la jeunesse de Karl Marx en 2017? — HuffPost
Antônio Lima Jûnior: [Resenha] O jovem Karl Marx – Raoul Peck (2017) — Fundaçâo Dinarco Reis
La película "El joven Karl Marx" llegará a los cines en el 2017 — Amistad Hispano-Soviética
Boris Lefebvre: "Le jeune Karl Marx": de la rencontre avec Engels au Manifeste — Révolution Pernamente

— Notas sobre el maestro István Mészáros, recientemente fallecido
Matteo Bifone: Oltre Il Capitale. Verso una teoria della transizione, a cura di R. Mapelli — Materialismo Storico
Gabriel Vargas Lozano, Hillel Ticktin: István Mészáros: pensar la alienación y la crisis del capitalismo — SinPermiso
Carmen Bohórquez: István Mészáros, ahora y siempre — Red 58
István Mészáros: Reflexiones sobre la Nueva Internacional — Rebelión
Ricardo Antunes: Sobre "Más allá del capital", de István Mészáros — Herramienta
Francisco Farina: Hasta la Victoria: István Mészáros — Marcha
István Mészáros in memoriam : Capitalism and Ecological Destruction — Climate & Capitalism.us