|
Karl Marx ✆ A.d.
|
Zaira Rodrigues
Vieira | Dans le
texte qui suit, nous montrerons les avancées accomplies par Marx, dans les
Grundrisse, notamment avant sa découverte de la
catégorie de force de travail. Avant cette découverte, c’est de l’échange – et
pas encore du travail lui-même – qui découlent les déterminations universelles
de ce mode de production. Dans le premier chapitre de ces manuscrits, le
temps de travail en général ‒ première appellation
de ce que Marx désignera après le
temps de travail socialement
nécessaire ‒ est conçu comme détermination de la
valeur d’échange en tant qu’argent. La distinction
définitive entre la
substance et la
forme de la valeur, qui lui permettra de
comprendre mieux le secret de la valeur d’échange, ne prend forme qu’avec la
formulation du concept de
travail abstrait.
Nous montrerons précisément les pas de l’approximation de Marx à la distinction
mentionnée ainsi que le fait selon lequel le concept de
travail abstrait commence à apparaître dans la
valeur d’usage de la force de travail qui fait face au capital. La première
forme sous laquelle ce concept apparaît dans l’œuvre de Marx n’est ainsi pas en
référence au travail abstrait présent dans
toute marchandise,
mais à celui présent dans la marchandise spéciale
force de travail.
Lorsqu’on part d’une lecture des
Grundrisse pour entreprendre ensuite celle du
livre premier du
Capital, on constate dans un
premier temps que la quasi-totalité des thèmes développés dans l’oeuvre
définitive était en quelque sorte déjà présente dans le premier travail
préparatoire.
Mais au terme d’une analyse
plus attentive, on comprend que ce qui manque à l’élaboration marxienne, ce
sont des éléments essentiels qui ne sont pas encore vraiment présents dans les Grundrisse. Si l’on trouve, dans le premier chapitre de ces
manuscrits, des catégories telles que la valeur, la valeur d’échange et même le
temps de travail «
actuellement nécessaire [
die gegenwärtig nötige Arbeitszeit] »
[1], ces catégories ne s’y
présentent pas dans leur sens le plus précis. Dans la première partie des
Grundrisse, la
valeur ne se
distingue pas tout à fait de la
valeur d’échange, et
le
temps de travail socialement nécessaire – concept
qui commence à apparaître dans ce texte − n’est pas encore compris, comme on le
verra, en tant que détermination qui relève de la production.
Ce qu’on
voit dans les Grundrisse, c’est une
pensée en cours d’élaboration, et qui est sur le point de délimiter son objet
dans son sens le plus profond et le plus précis. Marx est ici au cœur de sa
recherche. Il est dans un processus de gestation et de prise de conscience
première de certains concepts essentiels. En d’autres termes, ces manuscrits
montrent les abstractions de Marx dans le processus même de leur découverte et,
bien plus que dans Le Capital, les
déterminations historiques apparaissent ici de manière plus claire et immédiate
dans l’explication des catégories.
Les
Grundrisse présentent comme caractéristique
importante le fait qu’il s’agit d’une analyse du mode de production capitaliste
dans sa logique développée qui prend cependant très clairement en compte sa
genèse historique. Référons nous, par exemple, à une formulation de Marx qui
apparaît à plusieurs reprises dans le texte : «
Le
produit (ou l’activité) devient marchandise ; la marchandise, valeur d’échange
; la valeur d’échange, argent »
[2]. Un autre exemple de la
caractéristique mentionnée est le recours fréquent de Marx à l’analogie entre
la forme moderne de production et les formes précédentes
[3].
Dans le
premier chapitre, Marx procède à une mise au point initiale dans laquelle il
essaie d’appréhender l’essence de la valeur à partir de son origine historique
dans la valeur d’échange ou, autrement dit, l’origine du capital dans sa forme
argent.
Mais nous ne sommes pas pour autant
confrontés à une analyse simplement historique[4]. La forme historique de l’apparition du capital fait en réalité, elle
aussi partie, du concept de capital. Nous serons amenés à revenir sur ce point.
Il s’agit d’un texte qui présente une analyse de type génético-historique
[5] dans laquelle Marx
essaie toujours d’extraire de son objet les éléments les plus essentiels ou les
lois qui commandent son fonctionnement. Marx développe ici une analyse
abstraite qui ne perd cependant jamais de vue le sens le plus général des
rapports analysés, dans le cas présent, celui des rapports universels entre les
produits du travail en tant que ceux-ci représentent des rapports entre les
individus producteurs eux-mêmes.
Comme on le
sait, lorsque Marx est en train d’écrire les
Grundrisse, il relit
la
Logique de Hegel et, de son aveu, l’on trouve en
effet la contribution de celle-ci dans sa
méthode d’élaboration.
Telle contribution ne défigure pas la détermination centrale de la pensée
marxienne, qui prend son origine dans sa rupture de jeunesse avec le philosophe
allemand. Le fait que «
dans la méthode
d’élaboration[
in der Methode
des Bearbeitens]
du sujet, quelque chose m’a
rendu grand service : […]
la Logique
de Hegel »
[6] ne veut pas dire
que Marx ait tout simplement adhéré ou reproduit la méthode de Hegel. Ceci dit,
l’occurrence fréquente des termes d’universalité et de particularité, propres à
la dialectique hégélienne
[7], est tout de même
remarquable.
On cherchera tout d’abord
ici à identifier les aspects pour l’analyse desquels Marx a recours à ce
rapport.
Dans les
manuscrits en question, Marx a maintes fois recours à la manière de comprendre
comme un mouvement dialectique le mouvement réel qui est à l’origine des
contradictions entre la valeur d’usage et la valeur d’échange des
marchandises : «
Le simple fait que la marchandise ait une
existence double, qu’elle existe une fois en tant que produit déterminé
contenant idéalement (de façon latente) sa valeur d’échange dans sa forme
d’existence naturelle, et ensuite en tant que valeur d’échange manifeste (argent
), qui a dépouillé à son tour toute connexion avec la forme
d’existence naturelle du produit, cette double existence distincte doit
nécessairement progresser jusqu’à la différence
, la différence, jusqu’à l’opposition
et la contradiction»
[8].
Les termes
de la dialectique de l’universalité, particularité, singularité (
Allgemeinheit, Besonderheit,
Einzelnheit)
apparaissent très nettement – même si comme dialectique réelle, elle se trouve
réduite fondamentalement aux deux moments de la contradiction principale du
capital: celle entre le caractère universel des déterminations de la valeur et
les marchandises en tant que choses particulières
[9]. Ceci n’empêche pas que
Marx se réfère également aux marchandises comme ne représentant «
qu’un aspect tout à fait singularisé de la richesse »
[10], dans la mesure où
elles ont «
une valeur d’usage déterminée»
[11]. Il se réfère de même
aux individus qui se posent eux aussi en face de la richesse produite, comme
travail vivant, c’est-à-dire, «
comme pure singularité
, ou comme universalité uniquement intérieure ou extérieure »
[12]. En d’autres termes,
Marx emploie alternativement ici les notions de
singulier et
de
particulier. Et il le fait en se référant soit à la
valeur d’usage des marchandises soit aux individus en tant qu’ils représentent
eux-aussi une valeur d’usage particulière en face de la valeur.
Dans le
chapitre sur l’argent et notamment dans l’analyse de sa genèse, le rapport
entre l’universel et le particulier (et/ou le singulier) apparaît comme rapport
entre les déterminations des marchandises. D’après Marx, l’argent n’est pas
autre chose qu’une détermination générale des marchandises qui devient pourtant
indépendante de celles-ci en tant que marchandises individuelles. Dans le
deuxième chapitre, celui sur le capital, le rapport des déterminations
particulières et universelles des marchandises réapparaît, cette fois dans
l’analyse de la marchandise spéciale
force de travail et
de son rapport avec le capital
[13]. Les catégories de l’universel, du particulier
et/ou du singulier reviennent également dans les références de Marx à une forme
sociale du travail qui s’affranchirait des contraintes et contradictions posées
par le travail devenu, dans la société bourgeoise moderne, en même temps
universel et «
étranger, aliéné, déssaisi [
das Entfremdet-, Entaüßert-, Veraüßertsein] »
[14].
Derrière ces
trois thématiques centrales des
Grundrisse que
nous venons d’indiquer, plus qu’une simple application de la
Logique de Hegel, il y a plutôt le fait que le
capital est compris par Marx comme un mode de production dont l’ensemble des
caractéristiques est déterminé en référence à une forme, la valeur, qui est
elle-même abstraitement universelle. La production dans sa forme capitaliste ne
consiste pas en un échange simple de marchandises, comme l’entendaient les
socialistes
[15]. Elle ne consiste pas
non plus exclusivement en ce que Marx appelle la
production matérielle[16] ou le
procès de production simple[17]. À celle-ci se superpose le
procès de valorisation, la détermination formelle ou
encore, «
la différence spécifique dont tout dépend »
[18]. La valeur −
détermination formelle de l’ensemble des rapports qui constituent le mode de
production capitaliste et, par conséquent, le capital lui-même –, implique
comme une de ses conséquences nécessaires le développement universel des forces
productives ou ce qui revient au même, «
de la richesse en général »
[19], et ce développement
n’est cependant pas tout à fait approprié par les individus qui le produisent.
Dans ces
manuscrits, Marx cherche à comprendre la contradiction réelle qui pose la
valeur d’échange des marchandises comme forme indépendante et autonome par
rapport aux marchandises elles-mêmes, ainsi que plusieurs autres aspects du
rapport entre la valeur d’échange et la valeur d’usage des marchandises dans le
monde capitaliste. De manière plus générique, il s’agit du caractère double des
catégories qui expliquent cette société et du rapport des déterminations du
capital en tant que rapport contradictoire, dans la mesure où il se présente
comme un rapport scindé entre l’universalité et la particularité
[20].
Nous nous
concentrerons, par la suite, sur l’analyse du premier chapitre de ces
manuscrits. Dans ce chapitre, la problématique du rapport des déterminations
singulières-particulières et universelles des marchandises apparaît dans les
termes d’une opposition des caractères de la marchandise comme valeur d’échange
d’un côté, et comme valeur d’usage de l’autre : «
En tant que valeur, la
marchandise est universelle, en tant que marchandise réelle, elle est une
particularité»
[21]. La valeur d’usage est
la «
déterminité naturelle »
[22] de la marchandise,
son corps physique, tandis que la valeur d’échange constitue sa déterminité
sociale. Comme dans le deuxième chapitre, Marx explique ici la
valeur d’échange comme quelque chose qui
représente la richesse universelle, mais telle qu’elle se pose dans le rapport
d’échange simple des marchandises. Il s’agit de la richesse posée sous la forme
d’argent.
C’est afin
de comprendre la dualité selon laquelle chaque marchandise est en même temps
objectivation d’un temps de travail particulier ou
déterminé [
das bestimmte Resultat]
et objectivation du «
temps de travail en général [
Arbeitszeit im allgemeinen] »
[23] – rapport qui est,
comme on verra, à la base du concept d’argent –, et afin de comprendre
l’ensemble des déterminations du rapport entre la valeur d’usage et la valeur
d’échange des marchandises, tel qu’il se présente dans la forme argent, que
Marx a recours, dans ce chapitre, aux catégories du syllogisme de Hegel.
La
contradiction entre la marchandise en tant qu’«
aspect
tout à fait singularisé de la richesse » et son caractère
universel de valeur d’échange se poserait au moment même de la scission entre
la marchandise et sa valeur d’échange, c’est-à-dire, avec l’apparition de la
valeur d’échange comme existence effective, comme «
une chose extérieure à côté de la marchandise »
[24]. Cette scission «
inclut d’entrée de jeu la possibilité que ces deux formes
d’existence de la marchandise ne soient pas convertibles l’une en l’autre.
[...].
Dès que l’argent est une chose extérieure à côté de la
marchandise, l’échangeabilité de la marchandise contre de l’argent est aussitôt
liée à des conditions externes, qui peuvent intervenir ou pas; elle est soumise
à des conditions extérieures»
[25]. Une telle échangeabilité
est soumise à des conditions qui n’ont pas de rapport avec la marchandise en
tant qu’existence particulière et qui ne dépendent pas de ses propriétés
naturelles. La forme universelle, ou valeur d’échange, c’est la marchandise en
tant que rapport social, ce sont ses propriétés sociales, non naturelles. La
valeur d’échange de la marchandise, c’est l’expression de son échangeabilité
avec une autre marchandise.
Dans le
chapitre sur l’argent,
Marx cherche à déceler les déterminations de
la valeur, en partant directement des rapports d’échange des marchandises. Le
passage suivant, extrait de ce chapitre, est le témoin de ce point de départ et
de l’importance de l’échange dans ce moment de l’élaboration de Marx : «
Médiatisé par la valeur d’échange et l’argent, l’échange
présuppose toutefois la dépendance multilatérale et réciproque entre les
producteurs, mais en même temps l’isolement [Isolierung]
complet de leurs intérêts privés […].
C’est par la médiation de la pression réciproque de la demande et
de l’offre universelles que s’établit la connexion de gens indifférents les uns
aux autres»
[26].
S’il est,
d’un côté, vrai ce que dit Marx ici, c’est-à-dire que ce n’est que par le moyen
de l’échange que les individus, dans cette société, se posent en rapport,
puisque la production est organisée en vue et à partir de l’échange (entre la
force de travail e le capital) ; d’un autre côté, pour ce qui est de la
forme finale qui prendra la théorie de la valeur de Marx, ce passage nous
montre pourtant déjà que c’est de l’échange – et pas encore du travail lui-même
– qui découlent, pour Marx, ici les déterminations universelles de ce mode de
production.
Comme nous
essaierons de montrer ci-après, le travail universel, cette propriété sociale
du travail, n’apparaît, en ce moment, que dans la valeur d’échange. La valeur
d’échange serait, ainsi, la détermination principale de la marchandise, celle
qui représente le travail universel ou le travail en tant que tel. C’est la
raison pour laquelle Marx entend que le travail universel, dans ce mode de
production, n’est pas autre chose que du «
travail seulement privé transmis
à la collectivité »
[27], et donc du travail
universel exclusivement
en soi; ou travail
universel abstrait.
Ce travail n’est réalisé
que partiellement comme travail universel, exclusivement dans l’échange.
Après avoir
conceptualisé la valeur d’échange, dans ces termes plus généraux et telle
qu’elle se présente dans sa forme argent, il faut souligner, encore une fois,
que Marx, de toute évidence, ne parle pas ici de n’importe quelle circulation
simple. Il est en train d’expliquer celle-ci telle qu’elle se présente dans la
forme primitive du capital en tant qu’argent, «
mais
aussi, d’autre part, à l’intérieur du système de la production bourgeoise,
c.-à-d. de la production qui pose de la valeur d’échange »
[28]. Comme on le montrera
plus loin, c’est d’ailleurs précisément de cela que découlent les imprécisions
de cette analyse de Marx en ce qui concerne la théorie de la valeur. Dans ce
chapitre des
Grundrisse, Marx procède à une
investigation autour de la valeur d’échange comme détermination du capital,
avant de développer le concept de production, c’est à dire avant de trouver des
déterminations essentielles au concept de capital – comme celles qui découlent
de sa découverte de la catégorie «
force de travail »
[
Arbeitskraft].
Cela dit, revenons
sur notre exposé à propos de la valeur d’échange. Il se trouve que pour
déterminer la valeur d’échange de chaque marchandise, dans son rapport
d’échange avec une autre marchandise diverse, on doit avant tout la
transposer, ou la transformer, en temps de travail «
en général ». Ce que Marx explique par ce
raisonnement, c’est que l’argent n’est pas autre chose que le caractère
d’équivalent que possède toute marchandise dès qu’elle devient marchandise,
c’est-à-dire, dès que sa valeur doit être définie
par rapport à quelque chose d’autre. Mais ce qu’il
veut mettre en relief c’est surtout l’aspect selon lequel l’argent − ce
caractère d’équivalent que possède toute marchandise – doit, en même temps,
être symbolisé par quelque chose de différent des marchandises elles-mêmes et
de leurs temps de travail particuliers. Ainsi, l’argent c’est l’argent,
c’est-à-dire, en lui-même une marchandise particulière, parce que tout en étant
une détermination intrinsèque aux marchandises, il représente pourtant quelque
chose d’externe à elles. Plus généralement parlant, la contradiction entre les
déterminations particulières et universelles des marchandises est, en réalité,
la contradiction nécessaire entre «
la différence naturelle des
marchandises » et «
leur équivalence économique »
: «
En tant que valeur, toute marchandise est également divisible ;
dans son existence naturelle, elle ne l’est pas. En tant que valeur, elle reste
la même, quelques métamorphoses qu’elle subisse et quelques formes d’existence
qu’elle parcoure ; dans la réalité, on n’échange des marchandises que parce
qu’elles sont inégales et qu’elles correspondent à différents systèmes de
besoins»
[29].
L’«
existence purement économique, dans laquelle elle [la
marchandise]
est un simple signe, une lettre indiquant un
rapport de production »
[30] est une
existence qui se différencie de son corps pour plusieurs raisons, mais c’est
tout de même une forme d’existence des marchandises elles-mêmes.
Comme nous l’avons dit, la valeur d’échange est expliquée, dans ce
chapitre, à partir des rapports d’échange des marchandises. Elle apparaît comme
dérivant du fait que c’est l’échange qui pose les produits comme des choses
égales. Marx reconnait, déjà en ce moment, qu’il y a, derrière ces formes, une
division du travail et donc une production qui
est production de valeurs d’échange. Mais c’est tout de même l’échange qui pose
les marchandises comme des marchandises ou les « produits » comme des choses équivalentes. La
valeur présuppose un fondement substantiel commun aux marchandises, ce que Marx
considère ici comme une transformation qualitative qui apparaît au plan des
rapports d’échange qu’il est en train d’analyser.
Pour
comprendre la détermination quantitative des marchandises dans leur échange
effectif, il faudrait mettre les deux marchandises qui s’échangent en rapport
avec quelque chose d’autre, avec un troisième terme qui servirait d’étalon de
mesure du rapport d’égalité entre elles. Car, d’après Marx, on ne peut
comprendre la valeur d’échange d’une marchandise singulière que dans le rapport
de celle-ci à un troisième terme, ce troisième terme étant le «
temps de travail en général [
die Arbeitszeit im allgemeinen] »
[31] – le fondement de
la
valeur –, qui apparaît donc, ici, comme fondement
de la
valeur d’échange. Ceci montre avant tout que Marx
confond encore
valeur et
valeur d’échange dans cette première partie des
Grundrisse, puisqu’il est en train d’analyser la valeur
d’échange dans sa forme argent.
Ce qui n’est
pas encore clair pour Marx, c’est que ce produit de l’échange nommé l’
argent se détermine lui-même comme valeur
exclusivement à partir de la production. En d’autres termes, il se détermine
comme tel dans la mesure où il est le résultat de rapports de production fondés
sur la séparation entre la force de travail et les moyens de production. Car,
si l’argent en tant que médiateur nécessaire des rapports d’échange des marchandises,
ou en tant que «
moyen de circulation », selon
l’appellation de Marx, résulte de ces rapports d’échange eux-mêmes
[32] ; la valeur
d’échange, dont il est le représentant ou le symbole, n’apparaît pourtant, en
toute rigueur, que lorsque le rapport de production est un rapport salarié. La
valeur (et, par conséquent, la valeur d’échange elle aussi) est une détermination
de la production (et non pas de l’échange). Ce que Marx prétend décrypter dans
cette analyse des
Grundrisse, c’est en réalité
l’argent en tant que «
mesure des valeurs »
[33], en tant que
détermination qui découle donc de la valeur. Il s’agit d’une recherche autour
de déterminations qui sont – comme il le découvrira après – des déterminations
de la production, telles que le «
temps de travail, en tant que
mesure de valeur »
[34], à partir, toutefois,
des rapports d’échange.
Le rapport
des marchandises avec l’argent est, dans ce texte, compris par Marx comme
symbolisant quelque chose qui est derrière la forme argent elle-même,
c’est-à-dire, comme un rapport de la marchandise avec sa valeur d’échange, ce
qui signifie déjà ici, un rapport de la marchandise avec le
temps de travail en général. Le
temps de travail en général y apparaît donc comme
le fondement de la valeur d’échange que Marx est en train d’analyser dans sa
forme argent. Mais cette détermination universelle ou sociale des marchandises
en tant que valeurs d’échange, apparaît comme quelque chose qui ne dérive que
de l’échange : «
Dans la circulation […]
la valeur d’échange apparaît une fois comme valeur universelle
dans la forme de l’argent, puis comme valeur particulière dans la marchandise
naturelle qui a maintenant un prix ; […]
la circulation elle-même […]
[est] la position d’une égalité, l’abolition d’une
différence purement imaginaire. […]
Cette égalité se pose
matériellement dans l’argent»
[35] .
Marx
confond, en fait, ici la détermination de la valeur d’échange des marchandises
avec le prix
[36]. Les déterminations de
la valeur d’échange y sont posées comme des déterminations de la marchandise en
tant qu’argent : «
La valeur d’échange de la marchandise acquiert
une existence particulière à côté de la marchandise ; c’est-à-dire que : la
marchandise sous la forme où elle est […]
marchandise universelle et où sa particularité naturelle est
effacée ; […]
où est posée la mesure de son
échangeabilité, le rapport déterminé dans lequel elle se pose égale à toutes
les autres marchandises, tout cela, la marchandise l’est en tant qu’argent et
plus précisément non pas en tant qu’argent tout court, mais en tant que somme
déterminée d’argent»
[37]. Et ceci est confirmé de manière encore plus
précise par le passage suivant : «
Le temps de travail n’existe jamais
que dans des produits particuliers (en tant qu’objet) : en tant qu’objet
universel, il ne peut avoir qu’une existence symbolique et, derechef,
précisément dans une marchandise particulière, qu’on pose comme argent »
[38]. L’inconsistance de
cette formulation est évidente, si l’on consulte
Le Capital sur ce même sujet. Le temps de travail
abstrait ou socialement nécessaire n’a pas qu’«
une
existence symbolique ». Il existe réellement dans les produits
des travaux concrets et détermine la production de chaque produit particulier,
dans la mesure où celle-ci doit observer la «
loi naturelle régulatrice»
[39] du temps de
travail socialement nécessaire pour la production de telle ou telle marchandise
: «
On pourrait s’imaginer que si la valeur d’une marchandise est
déterminée par le quantum de travail dépensé pendant sa production plus un
homme est paresseux ou inhabile, plus sa marchandise a de valeur, parce qu’il
emploie plus de temps à sa fabrication. Mais le travail qui forme la substance
de la valeur des marchandises est du travail égal et indistinct, une dépense de
la même force. La force de travail de la société tout entière, laquelle se
manifeste dans l’ensemble des valeurs, ne compte par conséquent que comme force
unique, bien qu’elle se compose de forces individuelles innombrables. Chaque
force de travail individuelle est égal à toute autre, en tant qu’elle possède
le caractère d’une force sociale moyenne et fonctionne comme telle,
c’est-à-dire n’emploie dans la production d’une marchandise que le temps de
travail nécessaire en moyenne ou le temps de travail nécessaire socialement»
[40].
Le
«
temps de travail […]
en tant qu’objet universel»
n’a donc pas
qu’
«une existence symbolique»
[41], comme écrivait Marx
dans les
Grundrisse. Le temps de travail n’est pas que le temps
de travail individuel dépensé pour créer chaque marchandise particulière, mais
dans la société capitaliste, il s’agit plutôt du «
temps de travail nécessaire socialement ». Comme
l’explique Marx encore dans
Le Capital : «
Le temps socialement nécessaire à la production des marchandises
est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et
d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont
normales »
[42].
Poursuivons notre exposé sur les Grundrisse: le temps
de travail [die Arbeitszeit] est définit ici comme étant « non seulement leur [des valeurs d’échange] mesure inhérente, mais leur substance même »[43]. Cependant, cette substance n’est pas encore constituée par le
temps de travail en général[
die
Arbeitszeit im allgemeinen]
[44], mais par le temps de
travail contenu dans chaque marchandise particulière. Dans ces manuscrits, Marx
entend la valeur comme déterminée par le temps de travail spécifique dépensé
pour la production de chaque marchandise prise individuellement : «
Toute marchandise […]
est = à l’objectivation d’un temps de travail déterminé. Sa
valeur, la proportion dans laquelle elle s’échange contre d’autres marchandises
ou dans laquelle d’autres marchandises s’échangent contre elle est = au quantum
de temps de travail réalisé en elle »
[45].
Le
temps de travail en général ou «
temps de travail social [
der gesellschaftlichen Arbeitszeit] »
[46] – que Marx perçoit
ici comme étant le fondement de la valeur – se trouve, au fond, encore dans un
rapport d’extériorité avec la valeur des marchandises particulières. Cette
dernière est comprise comme étant déterminée par le temps de travail
individuellement dépensé. La valeur est définie «
comme quantum de temps de
travail réalisé en elle [la marchandise] », ou tout simplement
comme «
temps de travail déterminé », par opposition au
temps de travail en général. Marx ne voit le temps de
travail objectivé dans les marchandises que comme un «
temps de travail particulier » : «
L’échangeabilité universelle de ce temps de travail doit d’abord
être médiatisée, prendre une forme d’objet, différent de lui, pour qu’il accède
à cette échangeabilité universelle »
[47]. L’universalité du
temps de travail ou le
temps de travail en général est,
ainsi, une détermination qui ne se pose que dans l’échange, comme détermination
de la valeur d’échange en tant qu’argent.
Le caractère
d’équivalence des marchandises apparaît donc comme conséquence d’un
développement des échanges que finit par poser les « produits » − les valeurs
d’usage − comme des chose égales ou équivalentes. Ceci apparaît de façon tout à
fait modifiée dans Le Capital : le
caractère commun des marchandises est souligné ici comme quelque chose qui
relève de la production.
Dans
Le Capital, ce caractère est expliqué à partir du fait
que les marchandises sont du
travail matérialisé [
vergegenständlichte Arbeit], c’est-à-dire, à partir du
caractère de valeur que les marchandises ont en commun. En ce sens, ce n’est
pas l’échange qui les détermine comme égaux ou qui rend égaux des choses
différentes, mais c’est la production qui pose elle-même ce caractère d’égalité
: «
Ce n’est pas la monnaie qui rend les marchandises commensurables :
au contraire. C’est parce que les marchandises en tant que valeurs sont du
travail matérialisé [
vergegenständlichte menschliche
Arbeit],
et, par suite, commensurables
entre elles, qu’elles peuvent mesurer toutes ensemble leurs valeurs dans une
marchandise spéciale et transformer cette dernière en monnaie, c’est-à-dire en
faire leur mesure commune»
[48].
L’accent est
déplacé sur le fait que la valeur est nécessairement du
travail humain objectivé ou matérialisé, tout en étant
en même temps, du
travail humain abstrait[49], et donc sur le fait
qu’elle est valeur posée sous la forme d’objet. Cet accent est, en réalité, le
signe d’un changement très important qui découle des découvertes réalisées par
Marx à partir du fait que c’est la production qui pose l’ensemble des
déterminations du mode de production du capital. Ainsi, tandis que dans le
premier chapitre des
Grundrisse, à propos
de la valeur d’échange, l’on trouve que : «
La marchandise n’estvaleur
d’échange
que pour autant qu’elle est exprimée en une
autre chose, donc en tant que rapport. Un boisseau de blé vaut tant de
boisseaux de seigle; dans ce cas, le blé est valeur d’échange pour autant qu’il
est exprimé en seigle et le seigle, valeur d’échange, pour autant qu’il est
exprimé en blé. Tant que chacun des deux n’est rapporté qu’à lui-même, il n’est
pas valeur d’échange»
[50]. Dans
Le Capital, Marx explique, au contraire, que : «
La valeur d’échange apparaît d’abord comme le rapport quantitatif,
comme la proportion dans laquelle des valeurs d’usage d’espèce différente
s’échangent l’une contre l’autre, rapport qui change constamment avec le temps
et le lieu. La valeur d’échange semble donc quelque chose d’arbitraire et de
purement relatif ; une valeur d’échange intrinsèque, immanente à la marchandise,
paraît être, comme dit l’école, une contradictio in adjecto
. […]
Une marchandise particulière,
un quarteron de froment, par exemple, s’échange dans les proportions les plus
diverses avec d’autres articles. Cependant, sa valeur d’échange reste immuable,
de quelque manière qu’on l’exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de
suite»
[51].
L’aspect
contradictoire souligné dans l’oeuvre destinée à la publication ne sera plus
celui entre les déterminations de la marchandise en tant que chose spécifique
(ou valeur d’usage) et sa détermination générale de valeur d’échange. Marx a
déjà trouvé la forme essentielle de la coexistence de cette contradiction.
Encore plus profonde et plus déterminante, la contradiction révélée dans la
première partie du
Capital est
interne à la
forme valeur elle-même. Ainsi,
si, dans les
Grundrisse, Marx n’avait pas tort
de souligner les contradictions de la marchandise comme chose particulière avec
son caractère de temps de travail existant dans le temps (ou valeur), puisque «
En tant que tel, le temps de travail proprement dit n’existe que
subjectivement, il n’existe que sous forme d’activité »
[52] ; dans
Le Capital, il précisera qu’«
il ne
suffit pas cependant d’exprimer le caractère spécifique du travail qui fait la
valeur de la toile. La force de travail de l’homme à l’état fluide, ou le
travail humain, forme bien de la valeur, mais n’est pas valeur. Il ne devient
valeur qu’à l’état coagulé, sous la forme d’un objet. Ainsi, les conditions
qu’il faut remplir pour exprimer la valeur de la toile paraissent se contredire
elles-mêmes. D’un côté, il faut la représenter comme une pure condensation du
travail humain abstrait, car en tant que valeur la marchandise n’a pas d’autre
réalité. En même temps, cette condensation doit revêtir la
forme d’un objet visiblement distinct de la toile elle-même et qui, tout en lui
appartenant, lui soit commune avec une autre marchandise»
[53]. Le travail matérialisé
est ici la valeur, cette réalité sociale qui doit cependant prendre «
la forme d’un objet visiblement distinct de la toile elle-même ».
Comme nous verrons mieux ci-après, on parle donc d’une contradiction qui est
interne à la forme valeur elle-même : celle entre la forme valeur relative et
la forme valeur équivalente.
On conclut
qu’il y a dans les
Grundrisse – et
à plus forte raison dans le chapitre sur l’argent −, un rapport conflictuel
dans la détermination de la valeur, plus précisément, entre le temps de travail
spécifique, qui est objectivé dans une marchandise particulière, et le
temps de travail en général. La valeur – que Marx
entend ici comme synonyme de la valeur d’échange – est conçue comme
correspondant au temps de travail moyen. Celui-ci est déterminé toutefois par
la moyenne des prix des marchandises. Ceci montre que Marx confond encore la
détermination de la valeur d’échange (ou de la valeur tout court) par le
temps de travail en général ou
social, avec le prix. En réalité, ce qui n’existe
qu’idéalement, ce n’est pas la détermination de la valeur d’échange par le
temps de travail. Au contraire, celle-ci est une contrainte très concrète, qui
s’impose aux producteurs au moment même de leur production, dans la mesure où
ils ne doivent y dépenser, pour la production de leur marchandise, que le temps
strictement nécessaire, celui socialement établi, sous peine de se voir exclus
du marché (et, dans ce cas, ne plus produire de la marchandise). Comme
l’explique Marx dans
Le Capital, le temps
de travail est une mesure immanente aux marchandises : «
La mesure des valeurs par la monnaie est la forme que doit
nécessairement revêtir leur mesure immanente,
la durée de travail »
[54]. Ce qui présente une
existence idéale, c’est donc exclusivement le rapport de la valeur d’échange
des marchandises avec sa forme argent.
Si
contrairement à Smith, Marx voit bien, dans les
Grundrisse,
que le temps de travail particulier et le temps de travail universel sont des
déterminations de la valeur d’échange des marchandises
‒ et non pas de choses
différentes, il ne se rend pas encore compte, à cet instant, que le temps de
travail particulier est subsumé sous le temps de travail social
dans l’acte même de la production. Dans
Le Capital, il souligne que dès que les marchandises –
en tant que valeurs – sont du travail matérialisé, elles ont en elles-mêmes,
comme mesure de leur valeur, le temps de travail social. La marchandise en tant
que marchandise particulière n’est, en ce sens, pas différente de sa valeur
[55]. Autrement dit, comme
valeur, elle ne diffère pas d’elle-même en tant que valeur d’usage. Tout en
étant une valeur d’usage spécifique – ou justement pour cette raison –, la
marchandise est du travail matérialisé et donc, d’emblée, de la valeur. La
valeur n’a pas de réalité palpable. Comme cela sera expliqué dans
Le Capital: «
Il n’est pas un atome de
matière qui pénètre dans sa valeur»
[56]. Il s’agit d’une
détermination sociale: «
Les valeurs des marchandises
n’ont qu’une réalité purement sociale, qu’elles ne l’acquièrent qu’en tant
qu’elles sont des expressions de la même unité sociale, du travail humain, il
devient évident que cette réalité sociale ne peut se manifester aussi que dans
les transactions sociales, dans les rapports des marchandises les unes avec les
autres»
[57]. Mais en dépit du fait
que la valeur n’a pas en elle-même de réalité physique, elle a, de toute
évidence, une existence réelle et objective. Il s’agit de la
forme que revêt tout résultat du travail qui
s’effectue dans des conditions normales, c’est-à-dire la
forme de tout travail «
exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des
conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales »
[58]. Car, la substance de
la valeur, le travail, est «
du travail égal et indistinct,
une dépense de la même force »
[59].
Les
contradictions de la valeur d’usage avec la valeur d’échange des marchandises
ne se posent donc pas à la suite ou en dehors de leur production et de ce qui
les caractérise comme des choses spécifiques ou objets de travaux spécifiques.
Il s’agit de contradictions de la marchandise elle-même en tant que chose ou
produit spécifique, c’est-à-dire, en tant que travail matérialisé. Des
contradictions inhérentes à tout objet marchandise, qui sont dans son origine
même en tant que produit, ou encore dans sa production.
Comme Marx
le montrera de manière plus définitive dans la
Contribution
à la critique de l’économie politique, ainsi que dans
Le Capital, la contradiction de ce mode de production
se pose dans le travail lui-même, dans la substance même de la valeur, et pas
seulement dans la forme. Le travail qui produit des marchandises a lui-même un
double caractère
[60]. Dans ce mode de
production, les travaux différents sont réduits à une force simple de travail,
à du travail humain tout court ou à «
une dépense de la force simple
que tout homme ordinaire, sans développement spécial, possède dans l’organisme
de son corps»
[61]. Car, «
La valeur des marchandises représente purement et simplement le
travail de l’homme, une dépense de force humaine en général »
[62]. Et encore : «
Pour ce qui est de la valeur en général, l’économie politique
classique ne distingue jamais clairement ni expressément le travail représenté
dans la valeur du même travail en tant qu’il se représente dans la valeur
d’usage du produit. Elle fait bien en réalité cette distinction, puisqu’elle
considère le travail tantôt au point de vue de la qualité, tantôt à celui de la
quantité. Mais il ne lui vient pas à
l’esprit qu’une différence simplement quantitative des travaux suppose leur
unité ou leur égalité qualitative, c’est-à-dire leur réduction au travail
humain abstrait»[63].
En bref, ce que Marx n’a pas atteint dans le premier chapitre des Grundrisse, c’est justement la distinction par laquelle
il commence son exposé dans Le Capital :
celle entre la substance et la forme de la valeur, entre le travail comme force
égale et indistincte ou le temps de travail socialement nécessaire, et la
valeur d’échange ou l’argent (die Geldform)[64]. Il parviendra à cette distinction avant tout au moyen de sa découverte
de la catégorie de
force de travail dans
le deuxième chapitre des
Grundrisse. Comme
nous verrons ci-après, c’est cette découverte qui lui permet, par la suite, de
comprendre mieux ce qu’est la
substance de la
valeur, la distinction conceptuelle entre la
substance et la
forme de la valeur avançant de conserve avec une
définition plus précise de la première.
En lisant
les passages suivants, on s’aperçoit en effet que Marx tâtonne, dans le
deuxième chapitre, sur la distinction précise entre la substance et la forme de
la valeur. Une première version qui le suggère est formulée de la manière
suivante : «
Monnaie contre marchandise : c.-à-d. que la valeur d’échange de la
marchandise disparaît devant son contenu matériel ; ou marchandise contre
monnaie, c’-à-d. que son contenu disparaît devant sa forme de valeur d’échange.
Dans le premier cas, c’est la forme de valeur d’échange qui est effacée ; dans
le second cas, c’est sa substance ; et donc dans les deux cas, sa réalisation
est purement passagère et s’évanouit»
[65]. Pourtant, notre
penseur confond encore, comme on le voit, la
substance de la
valeur (qu’il entend encore comme étant
valeur d’échange dans
la mesure où justement il n’y a pas encore vraiment là de distinction entre
forme et
contenu de la
valeur) avec la matérialité de la marchandise ou sa valeur d’usage. L’étape
suivante – qui, dans ces manuscrits, fait immédiatement suite à la découverte
de la catégorie de
force de travailcomme
marchandise – montre que la recherche marxienne s’approche déjà plus nettement
d’une problématique juste, même si elle est encore loin de la forme finale
qu’elle prendra: «
Cette substance commune à toutes les
marchandises, c.-à-d., encore une fois, leur substance non en tant que matière
organique, donc comme détermination physique, mais leur substance commune en
tant quemarchandises
et, partant, en tant que valeurs
d’échange,
c’est d’être du travail
objectivé. (
Mais on ne peut parler de cette substance économique (sociale) des
valeurs d’usage, c.-à-d. de leur détermination économique en tant que contenu
par opposition à leur forme (mais cette forme n’est valeur que parce que
quantité déterminée de ce travail
) qu’à la seule condition de
chercher ce qui s’oppose à elles. En ce qui concerne leurs diversités naturelles,
aucune d’entre elles n’interdit au capital de prendre place en elles, d’en
faire son corps propre, dans la mesure où aucune n’exclut la détermination de
valeur d’échange et de marchandise)»
[66].
Marx
s’approche ainsi, petit à petit, de la distinction mentionnée. Plus exactement,
il s’approche de ce qui correspondrait au
contenu de la
valeur. Même si c’est encore de manière confuse, parce qu’inachevée, on y voit
déjà une distinction entre forme et contenu en ce qui concerne les
déterminations de la valeur. Marx indique en outre que la
forme de cette détermination économique correspond
à la valeur d’échange et à l’aspect quantitatif de la valeur
‒ ce qui la rend assez
proche, dans sa formulation générique, de la conception exposée dans
Le Capital. Il n’en va cependant pas de même pour ce
qui est du
contenu ou de la
substance de la valeur. Celle-ci apparaît pour la
première fois conçue – ce qui constitue un grand pas en avant – comme
correspondant au
travail, et non plus à la valeur
d’usage. L’opposition de la valeur d’échange à la valeur d’usage des
marchandises commence à donner lieu à une forme plus complexe dans la mesure où
la valeur d’échange devient capital, et donc matérialisation de travail ou valeur
d’usage elle-même – comme l’explique Marx ci-dessous. Au fur et à mesure que
Marx décèle le secret de la production comme fondé sur la marchandise
force de travail et son échange avec le capital,
l’opposition entre la valeur d’échange et la valeur d’usage est de mieux en
mieux comprise comme interne au capital, et ensuite aux marchandises
elles-mêmes, car: «
De par son concept, le capital est argent,
mais cet argent n’existe plus sous la forme simple de métal d’or ou d’argent,
ni même en tant qu’argent par opposition à la circulation, mais sous la forme
de toutes les substances – de toutes les marchandises. Dans cette mesure, il ne
s’oppose donc pas en tant que capital à la valeur d’usage, mais il n’existe
précisément que dans des valeurs d’usage»
[67].
Pour que la
distinction définitive entre la véritable
substance – le
travail abstrait – et la
forme de la
valeur prenne forme, il manque précisément la formulation du concept de
travail abstrait et donc la distinction entre
travail concret et travail abstrait. Cette question n’apparaîtra de manière
achevée que dans la
Contribution à la critique de
l’économie politique[68]. Il faut néanmoins
remarquer que cette découverte commence à prendre forme dans le deuxième
chapitre des
Grundrisse, dans la valeur d’usage
de la force de travail qui fait face au capital. La première forme sous
laquelle le concept de travail abstrait apparaît dans l’oeuvre de Marx n’est
pas en référence au travail abstrait présent dans
toute marchandise,
mais à celui présent dans la marchandise spéciale
force de travail : «
En tant qu’il [le
travail qui fait face au capital]
est la
valeur d’usage [
Gebrauchswert]
faisant face à l’argent posé comme capital, il n’est pas tel ou
tel travail, mais du travail en général
[
Arbeit schlechthin],
du travail abstrait [
abstrakte Arbeit]
; absolument indifférent à sa déterminité
particulière [
besondre Bestimmtheit]»
[69]. Ceci se trouve
également confirmé dans la suite du passage cité plus haut, dans lequel Marx
cherche justement ce qui s’oppose au
travail objectivé :
«
La seule chose qui diffère dutravail objectivé,
c’est le travail non objectivé,
mais encore en train de s’objectiver, le travail
en tant que subjectivité. Ou encore, on peut opposer le travail
objectivé,
c-à-d. présent dans l’espace
en tant que travail passé,
au travail présent dans le temps.
Pour autant qu’il soit censé exister dans le temps comme travail
vivant, il n’est présent qu’en tant que sujet vivant
au sein duquel il existe comme capacité, comme possibilité ; et,
partant, comme travailleur.
Par conséquent, la seule valeur
d’usage
qui puisse constituer une opposition au capital, c’est le travail»
[70].
Marx se
préoccupe précisément de rechercher la forme de l’opposition qui est interne à
la valeur – celle entre le travail concret et le travail abstrait –, sans y
parvenir véritablement à ce moment précis
[71]. La raison en est que
la substance de la valeur est encore étudiée à partir des résultats de son
investigation autour des rapports d’échange, c’est à dire à partir d’une
opposition entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Dans la mesure où,
dans sa recherche, Marx est parti de la valeur d’échange ou de la
forme de la valeur, il cherche maintenant à
trouver ce qui s’oppose à la valeur d’échange qui n’est cependant plus
seulement une
forme, mais aussi le
contenu de la valeur, à trouver par conséquent ce
qui s’oppose au
travail objectivé qui, dans
l’état actuel de ses recherches, constitue ce contenu. Marx cherche ce qui
s’oppose à ce contenu, mais sans y parvenir encore véritablement. S’il avait en
effet assuré auparavant qu’ «
il ne s’oppose donc pas en tant
que capital à la valeur d’usage, mais il n’existe précisément que dans des
valeurs d’usage »
[72], ce qu’on lit juste
après – comme le montre la citation ci-dessus – c’est que c’est précisément au
travail comme puissance ou à la valeur non encore matérialisée, qu’il s’oppose.
Cette opposition est comprise encore comme ne pouvant être personnifiée que par
une
valeur d’usage – même s’il ne s’agit plus de la
valeur d’usage des marchandises en général, mais de celle d’une marchandise
spécifique, qui s’oppose à la valeur d’échange devenue capital : le travail ou
plus précisément, la force de travail. En d’autres termes, l’opposition de la
valeur d’usage à la valeur d’échange persiste encore ici. D’une certaine manière,
par son interposition, elle fait obstacle à ce moment à l’introduction de la
catégorie
travail abstrait sous sa forme
finale, c’est-à-dire, comme détermination présente dans les marchandises ou
dans les travaux objectivés eux-mêmes (et non pas exclusivement comme puissance
de travail). D’un autre côté, il est tout à fait sûr qu’elle permet à Marx de
réaliser la découverte principale de ces manuscrits : celle qui concerne la
marchandise spéciale
force de travail, et
par conséquent, l’apparition aussi de la catégorie de
travail abstrait elle-même dans sa première forme,
c’est-à-dire, comme travail
présent dans le temps ou
puissance de travail.
Tout cela
confirme de manière précise la thèse que nous avançons selon laquelle la
découverte de la marchandise spéciale
force de travail est
celle qui, dans la critique de l’économie politique, rend possible et concret
la découverte de la catégorie de
travail abstrait[73]. Elle constitue vers
celle-ci un point de passage décisif dans la mesure où elle représente le
tournant de l’investigation marxienne vers des déterminations de la valeur
venues de l’intérieur de la production. Ainsi, si dans le premier chapitre des
Grundrisse, le
temps de travail social,
la détermination sociale des marchandises en tant que
valeurs
d’échange ou encore, leur caractère d’égalité, apparaît comme
ne découlant que de l’échange
[74], dans le deuxième
chapitre les choses commencent à prendre une forme différente
. Le changement provoqué par la découverte de la
marchandise spéciale
force de travail rendra
possible de déterminer le fondement de la valeur – le
temps de travail social – comme contrainte qui ne
relève pas de la circulation, mais qui se pose déjà au niveau de la production
immédiate ou du travail. Le travail abstrait sera compris alors tout d’abord
comme détermination de la marchandise force de travail
[75]et, ensuite, comme
détermination de toute marchandise. Comme le soulignera Marx dans
Le Capital, dès que les marchandises sont du travail
matérialisé, elles ont en elles-mêmes, comme mesure de leur valeur, le temps de
travail social nécessaire à leur production.
Pour
conclure, revenons donc sur la question précédemment mentionnée de la présence
des catégories hégéliennes dans ces manuscrits. Bien que ces catégories aient
été d’utilité dans l’analyse de Marx, la portée d’une telle utilité est encore
à déterminer
[76]. La dialectique du
singulier-particulier-universel ou plus spécifiquement le rapport de
l’universel avec le particulier et/ou singulier, a quelque-part aidé Marx à
montrer la problématique de la valeur, présente dans le rapport d’échange des
marchandises, comme relevant d’un rapport entre des déterminations des
marchandises elles-mêmes, et non pas – comme c’était le cas dans la pensée de
Smith, par exemple – de déterminations posées dans des choses différentes.
Cette dialectique apparaît, dans ce sens, comme un instrument utilisé «
afin de tenir ensemble
tout l’univers réflexif construit par l’économie politique
classique au-dessus de l’antagonisme
qui
exprime l’essence du mode de production capitaliste en tant que réalitéhistorique»
[77]. En tant que rapport
générique, la portée de ses explications est cependant très limitée lorsqu’il
s’agit de comprendre la problématique de Marx comme un tout
‒ raison pour laquelle
nous ne sommes pas restés dans les limites de cette question. Celle-ci nous a
servi, en réalité, uniquement comme argument de départ. L’analyse que nous
venons de présenter aboutit, au sujet du développement de la théorie de valeur
de Marx, à des conclusions bien plus substantielles que la simple constatation
d’une méthode ou d’un emploi de catégories hégéliennes dans ces manuscrits
[78]. Par notre recherche
spécifique autour du sujet et du contenu des
Grundrisse, nous
pensons avoir montré que c’est grâce à ses découvertes centrales, lors de la
rédaction de ces manuscrits, que Marx parvient à établir, dans ce mode de
production, le caractère universel et social du travail – qui ne serait donc
pas l’apanage exclusif d’un travail émancipé. Le
travail abstrait – une catégorie essentielle dans
l’explication de la valeur, qui permet finalement de comprendre le travail
comme détermination sociale – est un concept dont l’origine se trouve dans la
découverte par Marx des secrets de la production, et plus précisément dans sa
découverte de la marchandise spéciale constituée par la
force de travail.
[1] Marx, K.,
Manuscrits de 1857-1858, trad.
Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions Sociales, 1980, tome I, p. 69.
[2] Ibid., tome I, 86. Cf. aussi ibid., tome I, p. 79-80.
[3] Cf. ibid., tome I, pp. 91-93 ; 424-425 ; 434-436 ; etc.
[4] « Les circonstances dans lesquelles émerge tout
d’abord un rapport ne nous montrent nullement ce rapport lui-même, ni dans sa
pureté ni dans sa totalité ». (Ibid., tome I, p. 144).
[5] «
Mais nous n’avons affaire ni à une forme particulière
du capital, ni au capital individuel
en ce qu’il se distingue d’autres capitaux individuels, etc. Nous
assistons au procès de sa formation. Ce procès
dialectique de formation n’est que l’expression idéale du mouvement réel au
cours duquel le capital devient capital. Ses relations ultérieures doivent être
considérées comme un développement à partir de ce noyau ».
(Ibid., tome I, cit., p. 249)
[6] Lettre de Marx à
Engels du 16 janvier 1858, in
Correspondance – K. Marx, F.
Engels, tome V, cit., p. 116 ;
MEW 29,
p. 260.
[7] La dialectique de
l’universel, particulier et singulier est au centre de la logique hégélienne.
D’après Lukács, «
En dépit de ces limites et contradictions
insolubles, Hegel est le premier penseur à avoir placé la question des
relations entre singularité, particularité et universalité au cœur de la
logique, et non pas comme un problème isolé, plus ou moins important et plus ou
moins accentué, mais comme une question cruciale, comme un élément déterminant
de toutes les formes logiques du concept, du jugement, et du syllogisme ».
(Lukács, G., « Hegels Lösungsversuch »,
in Über die Besonderheit als Kategorie der Ästhetik, Berlin und
Weimar, Aufbau-Verlag, 1985, p. 33. Traduit par nous de l’allemand). Cela
même si « Naturellement, on voit dans son traitement
toutes sortes de distorsions qui sont provoquées par l’idéalisme objectif, le
sujet-objet identique, la contradiction entre système et méthode ».
Et
– poursuit Lukács – «
Hegel n’a pu franchir ce pas
que parce qu’il était incité de toutes parts à comprendre philosophiquement les
expériences de la Révolution bourgeoise de son temps, d’y rechercher les bases
de l’existence d’une dialectique historique, et d’entamer à partir de là
l’édification d’une logique d’un nouveau genre ». (
Ibidem). Plus spécifiquement – explique le philosophe
hongrois à partir des refléxions hégéliennes de
La
Constitution de l’Allemagne –, «
Hegel considère l’État de l’ancien régime comme une formation qui
a la prétention de représenter la société dans son ensemble (en logique :
d’être l’universel), bien qu’un tel État serve exclusivement les intérêts des
couches féodales dominantes (en logique : le particulier). [...]
Un système en survie sociale qui exerce un pouvoir de pure
violence qui est dommageable pour le peuple tout entier (l’universel devient le
particulier). La classe révolutionnaire, la bourgeoisie, le tiers état,
représente en revanche dans la révolution le progrès social, ainsi que les
intérêts des autres classes (le particulier devient l’universel) ».
(Ibid., p. 34). «
Hegel transpose ici en termes
philosophiques des faits sociaux et les idées politiques qui les expriment.
Cette transposition dans une logique abstraite est cependant une véritable
généralisation des thèmes essentiels, réels, de la Révolution française, une
généralisation, non seulement des idées des acteurs principaux, mais aussi de
la situation idéologique socialement déterminée, objective, dont Marx a décrit,
plus tard, les formes d’expression comme des “illusions héroïques”
[…]
Hegel lui-même se tenait naturellement sur le terrain de telles
illusions. Cela ne change cependant rien au fait que sa transposition en termes
philosophiques était un reflet d’une réalité sociale ». (Ibid.,
p. 35). D’après cette explication, la dialectique de l’universalité et
particularité est un thème important qui traverse les plus différentes étapes
de la pensée hégélienne. En se référant au texte de
La raison dans l’histoire, Lukács soutient, en outre,
que «
la transformation de l’universalité en particularité et ainsi,
comme nous l’avons vu, la dialectique de l’universalité et particularité, est
un problème de la transformation ininterrompue de la société en tant que loi
fondamentale de l’histoire ». (Ibid., p. 38). Pour finir,
indiquons un moment du même texte de Lukács où sont exposées aussi
quelques-unes de ses restrictions au traitement du problème par Hegel: «
Et il est inévitable que de telles inexactitudes apparaissent, en
nombre, chez Hegel, surtout en raison de sa philosophie idéaliste, puis à cause
des limites qui sont fixées à la conception démocratique bourgeoise du monde,
même lorsqu’on en tire les conséquences les plus ultimes (et nous savons que de
ce point de vue, Hegel était loin d’être véritablement conséquent), enfin à cause
de l’impact croissant de la misère allemande, à l’époque de la Sainte-Alliance,
sur la philosophie de son temps de plus grande maturité. Il faut à ce propos
souligner fortement qu’il ne s’agit pas ici seulement de la manière dont des
conceptions de la dialectique de l’universel et du particulier, justes en
elles-mêmes, se trouvent brouillées par suite de ces distorsions dans les
positions philosophiques et socioéconomiques, mais on voit bien davantage,
causées par cette base fausse, des conceptions trompeuses, formalistes,
mystifiées, précisément dans cette dialectique de l’universel et du
particulier. Le juste et le faux, le progressiste et le rétrograde, se trouvent
souvent, dans la philosophie de Hegel, brutalement et directement côte à côte ».
(Ibid., p. 45). «
Cette hétérogénéité du juste et du faux, il
faut la garder en mémoire si l’on veut comprendre l’importance du fait que
Hegel ‒ le premier dans l’histoire de cette
discipline ‒ fonde toute la construction de la logique sur le
rapport entre universalité, particularité, et singularité. Toute la doctrine du concept, du jugement, et du syllogisme a ces
relations pour base et pour contenu ». (Ibid., p. 55). «
Ce qui est précisément le plus
positif dans l’analyse hégélienne, c’est qu’il ne conçoit pas les relations
entre universalité, particularité et singularité de manière formaliste, comme
un problème exclusivement logique, mais comme une part importante de la
dialectique vivante de la réalité, dont la généralisation la plus haute doit
faire naître une forme plus concrète de logique, ce qui a justement pour
conséquence que la conception logique restera toujours dépendante de
l’exactitude ou de l’inexactitude de la conception de la réalité. Les limites
de la Logique
de Hegel sont ici également
déterminées par les limites de sa position face à la société et la nature, de
même que ses aspects géniaux le sont par le caractère progressiste de son
attitude face aux grands problèmes historiques de son temps ».
(Ibid., pp. 52-53).
[8] Marx, K.,
Manuscrits de 1857-1858, tome I, cit., p. 82.
[9] «
En tant que valeur, la marchandise est universelle, en tant que
marchandise réelle, elle est une particularité ».
(Ibid., tome I, p. 76; MEW 42, p. 76).
[« Als Wert ist sie allgemein, als wirkliche Ware eine Besonderheit »].
[10] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 159.
[12] Ibid., tome II, p. 323.
[13] Cf. ibid., tome I, pp. 234-235.
[14] Cf. ibid.,tome II, p. 323.
[15] Cf. ibid., tome I, cit., pp. 205-206.
[16] Cf. ibid., tome I, pp. 17, 235, 243.
[17] La
production matérielle (ou
procès de production simple)
est
sous-jacente à tout le procès. Comme toute forme sociale de production, la
production capitaliste présuppose des déterminations générales telles que
l’instrument, qui fait la médiation entre le sujet actif et les fins
recherchées ; le travail, comme activité adaptée à une fin ; et la
matière sur laquelle il se réalise. «
Le procès de valorisation du
capital s’effectue par et dans le procès de production simple»
(ibid., tome I, p. 304).
[18] Ibid., tome I, p. 205.
[19] Ibid., tome II, p. 34.
[20] Ibid., tome II, p. 376.
[22] Ibid., tome I, p. 159.
[23] Ibid., tome I, p. 78. Marx appelle initialement « temps de travail en général » [« Arbeitszeit im allgemeinen »] ou « temps de travail social » [« gesellschaftlichen Arbeitszeit »] (ibid., tome
I , p. 145), le « temps de travail abstrait ». Il faut remarquer, à ce propos, qu’en suivant également
le choix de Lefebvre, nous utilisons le terme « général »
toutes les fois qu’il s’agit de se référer au terme allgemein, tel qu’il apparaît dans les Grundrisse.
[24] Ibid., tome I, p. 82.
[25] Ibid., tome I, p. 82.
[26] Ibid., tome I, p.
94. Au sujet de l’importance de l’échange dans le point de départ de la
critique de l’économie politique, voir aussi l’explication de Dobb selon
laquelle : «
En effet, Marx est parti de concepts tels que
l’offre et la demande, la compétition et le marché. Ceci apparaît de manière
évidente dans les Manuscrits de 1844 […].
Mais on le voit aussi dans cette oeuvre-ci, la Critique
, écrite quinze ans plus tard. (En revanche, Le
capital
s’occupe du ‘niveau’ du marché dans la partie conclusive, vers la
fin du livre troisième). Au cours de l’exposé critique de ces concepts […]
Marx s’engage de plus en plus dans l’analyse de la production et
des rapports de production […]
ainsi que
des racines sociales et de classes d’une société dominée par l’exploitation et
par la recherche du profit le plus élevé ». (Dobb, M.,
Introduzione à Marx, K.,
Per la critica dell’economia politica, trad. Emma
Cantimori Mezzomonti, Roma, Editori Riuniti, 1984, p. VIII. Traduit par nous de
l’italien).
[27] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 154.
[28] Ibid., tome I, p. 196.
[29] Ibid., tome I, p. 76.
[31] Ibid., tome I, p. 78.
[32] « Il devient monnaie réelle par l’aliénation
universelle des marchandises » (Marx, K., Le Capital, livre premier, tome I, trad. Joseph Roy,
Paris, Éditions Sociales, 1971, p. 118).
[33] Les définitions données dans Le Capital, à propos
de l’argent (ou de la « monnaie », comme le traduit Lefebvre) comme « mesure des valeurs », expriment justement ce
caractère idéal du rapport des marchandises avec leur détermination de
prix : « Le prix ou la forme monnaie des marchandises
est, comme la forme valeur en général, distincte de leur corps ou de leur forme
naturelle, quelque chose d’idéal. […] L’expression de la valeur des marchandises en or étant tout
simplement idéale » (Marx, K., Le
Capital, livre premier, tome I, cit., p 105). Et encore plus
clairement : « Dans sa fonction de mesure des valeurs la
monnaie n’est employée que comme monnaie idéale » (Ibid., p.
106).
[34] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 74.
[35] Ibid., tome I, p. 186.
[36] Même si, comme
l’explique Mandel, la théorie qui présente la solution de ce problème commence
à prendre forme dans le chapitre sur le capital. Dans le deuxième chapitre des
Grundrisse, Marx commence à entreprendre le chemin
nécessaire à l’éclaircissement définitif du secret de la
valeur d’échange des marchandises: «
Mais si la valeur d’échange des marchandises est déterminée par le
temps de travail qu’elles contiennent, comment concilier cette définition avec
le fait empiriquement constaté que les prix de marché de ces mêmes marchandises
sont déterminés par ‘la loi de l’offre et de la demande’ ? Cette objection, dit
Marx, revient à ceci: comment des prix de marché différents des valeurs
d’échange des marchandises peuvent-ils se former, ou, mieux encore, comment
la loi de la valeur ne peut-elle se réaliser en pratique qu’à travers sa propre
négation
? Ce problème est résolu par la théorie de la concurrence des
capitaux, que Marx développe à fond dès la rédaction des Grundrisse
, en élaborant la théorie de la péréquation du taux de profit, et
de la formation des prix de production, sur la base de la concurrence entre les
capitaux » (Mandel, E.,
La formation de la pensée
économique de Karl Marx, Paris, François Maspero, 1967, p. 85).
[37] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 102.
[38] Ibid., tome I, p. 105 .
[39] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, cit., p. 87.
[41] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 105.
[42] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, cit., p. 55.
[43] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., pp. 105-106 .
[44] Appellation par laquelle Marx désigne dans ces manuscrits ce qu’il
appellera ensuite le temps de travail socialement
nécessaire [gesellschaftliche notwendige
Arbeitszeit].
[45] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 75.
[46] Ibid., tome I, p. 145.
[47] Ibid., tome I, p. 108.
[48] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, cit., p. 104.
[49] Une valeur d’usage, une denrée, n’a donc une valeur que parce
qu’en elle est objectivé ou matérialisé du travail humain abstrait ».
(Marx, K.,
Le Capital, livre premier, trad.
Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF Quadrige, 2009, p. 43 ;
MEW 23, p. 53).
[« Ein Gebrauchswert oder Gut hat also nur einen
Wert, weil abstrakt menschliche Arbeit in ihm vergegenständlicht oder
materialisiert ist »]. Dans la traduction de Joseph Roy – à cet
endroit ainsi que dans deux autres passages – l’adjectifabstrakt, lié au travail, ne figure pas (cf. Marx, K., Le Capital, livre premier, tome I, trad. Joseph Roy,
cit., pp. 54 et 61 ; MEW 23, pp. 53
et 61). Le concept de travail abstrait apparaît
expliqué ici plutôt dans les termes suivants : « une dépense de force humaine de travail sans égard à la forme
particulière sous laquelle cette force a été dépensée. » (Marx,
K., Le Capital, livre premier, tome I, trad. Joseph Roy,
cit., p. 54).
[50] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p.145.
[51] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, trad. Joseph Roy, cit., pp. 52-53.
[52] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 108.
[53] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, trad. Joseph Roy, cit., p. 65.
[54] Ibid., p. 104. Les soulignés sont de nous. Cf. aussi, à ce propos,
ibid., p. 111.
[55] Dans le premier chapitre des Manuscrits de 1857-1858,
Marx assurait qu’ « En tant que valeur, elle est de l’argent. Mais puisque la marchandise, ou plutôt le produit
ou l’instrument de production, diffère de lui-même en tant que valeur, en tant
que valeur, elle diffère d’elle-même en tant que produit ».
(Marx, K.,
Manuscrits de 1857-1858, tome I,
cit., p. 76). «
La valeur de la marchandise est différente de
la marchandise elle-même. La valeur (valeur d’échange) n’est la marchandise que dans l’échange
(effectif ou imaginé) ». (Ibid., tome I, p.
75).
[56] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, trad. Joseph Roy, cit., p. 62.
[57] Ibidem ; MEW 23, p. 62.
[58] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, trad. Joseph Roy, cit., p. 55.
[60] «
Pour bien comprendre comment la valeur d’échange est déterminée
par le temps de travail, il importe de ne pas perdre de vue les idées
essentielles suivantes : la réduction du travail à du travail simple, pour
ainsi dire dénué de qualité ; […]
enfin la distinction entre le travail, en tant qu’il se réalise en
valeurs d’usage, et le travail, en tant qu’il se réalise en valeurs d’échange ».
(Marx, K.,
Contribution à la critique de l’économie
politique, trad.
Maurice Husson et Gilbert
Badia, Paris, Éditions sociales, 1957, p. 10). « Il s’agit [d’un côté] […] du travail abstrait, source de la valeur d’échange, […]
[et de l’autre] du travail concret, en tant qu’il est une
source de richesse matérielle, bref, du travail produisant des valeurs d’usage ».
(Ibid., p. 15)
[61] Marx, K., Le Capital, livre
premier, tome I, trad. Joseph Roy, cit., p. 59.
[64] La forme et le
contenu de la valeur n’étaient pas distingués non plus par les économistes de
l’école ricardienne, comme l’indique Marx dans plusieurs moments de son oeuvre,
tels que dans les
Théories sur la plus-value et
dans le début du
Capital aussi.
[65] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 200.
[66] Ibid., tome I, p. 213.
[67] Ibid., tome I, p.
212.
[68] Cf. Marx, K.,
Contribution à la critique de l’économie politique,
cit., pp. 15, 43.
[69] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 235.
[70] Ibid., tome I, p. 213.
[71] On rappellera très
succinctement que, dans
Le Capital, il
explique que: «
La force de travail de l’homme à l’état
fluide, ou le travail humain, forme bien de la valeur, mais n’est pas valeur.
Il ne devient valeur qu’à l’état coagulé, sous la forme d’un objet ».
(Marx, K.,
Le Capital, livre premier, tome I,
trad.
Joseph Roy, cit., p. 65)
[72] Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 212.
[73] Notre position met
en question l’argument de Postone, dans
Temps, travail et domination
sociale, selon lequel la caractérisation marxienne du travail serait
indépendante de la définition de la plus-value, et selon lequel encore Marx
expliquerait la dualité du travail à partir exclusivement des déterminations de
la marchandise. Cet entendement découle de ce que pour cet auteur: «
la catégorie de travail abstrait, c’est-à-dire la substance
catégorielle de la valeur, doit être considérée comme une catégorie qui naît
dans la circulation simple des marchandises et se développe dans la production »
[«
La categoria lavoro astratto, cioè la sostanza categoriale del
valore, dev’esser considerata come categoria che nasce nella circolazione
semplice delle merci e si sviluppa nella produzione »]
(Postone, Moishe; Reinicke, Helmut, « Note all’Introduzione ai
Grundrisse di Martin Nicolaus », in
Dialettica e Proletariato, Firenze, La Nuova Italia,
1978, p. 82).
[74] Cf. Marx, K., Manuscrits de 1857-1858,
tome I, cit., p. 186.
[75] Ibid., tome I, p. 235.
[76] Encore que se référant au Capital, Bidet parle
d’« expérimentation » en ce qui concerne les catégories hégéliennes auxquelles
Marx aurait recours lorsqu’il est confronté à de nouveaux horizons non encore
maîtrisés : « Dans son procès d’élaboration, Marx procède en
réalité comme tout autre inventeur : face aux problèmes qu’il n’appréhende
encore que de façon indistincte, il s’exerce avec les moyens formels qui sont
ceux de sa culture. Ainsi, […]
puise-il à chaque pas dans
l’instrumentarium hégélien, en vue de reconnaître les nouveaux espaces
théoriques qu’il entrevoit, et de formuler les questions théoriques qui lui
apparaissent progressivement ». (Bidet, J., « Les nouvelles
interprétations du
Capital »,
disponible sur http://jacques.bidet.pagesperso-orange.fr/indexar.htm)
[77] Lefebvre, J-P.,
Introduction, Marx, K.,
Manuscrits
de 1857-1858, tome I, cit., p. XII.
[78] L’emploi de la
méthode ou de catégories hégéliennes par Marx a été maintes fois entendu comme
question qui justifierait en soi-même la présence de certaines problématiques
dans l’oeuvre de Marx. C’est le cas par exemple de l’analyse de Rosdolsky selon
laquelle «
dans Le Capital [...]
et dans les travaux préparatoires à cet ouvrage, nous trouvons
plusieurs digressions et observations sur les problèmes concernant
l’organisation sociale socialiste [...].
La nécessité de ces digressions
s’imposait en raison même de la méthode matérialiste-dialectique,
dont l’objectif est celui de comprendre tout phénomène de la vie sociale dans
le procès même de son devenir, de son existence et de son périr, et qui, tout
en renvoyant à ‘des modes de production antérieurs’ (Marx, K., Manuscrits de
1857-1858, tome I, cit, p. 400), reconnaît aussi ‘des points où s’esquisse
l’abolition de la configuration actuelle des rapports de production et donc la
naissance d’un mouvement, préfiguration
de l’avenir.’ (
Ibidem) ».
(Rosdolsky R.,
Genesi e struttura del “Capitale” di Marx,
vol. II, cit., p. 478. Traduit par nous de l’italien.) [«
Nel Capitale [...]
e nei
lavori preparatori ad esso, troviamo ripetute digressioni e annotazioni che si
riferiscono ai problemi dell’ordinamento sociale socialista [...].
La necessità di taliexcursus
si imponeva già in forza del metodo materialistico-dialettico, che
si prefigge di cogliere e comprendere ogni fenomeno della vita sociale nel suo
farsi, nel flusso del suo essere e del suo perire, e che, mentre rinvia a
‘precedenti modi storici di produzione’ (Lineamenti, II, p. 81), individua ‘i
punti in cui si annunzia il superamento dell’atuale forma dei rapporti di
produzione – e quindi un presagio del futuro [foreshadowing der
Zukunft
nel testo], un movimento che diviene’ (
Lineamenti, II, p. 82
) »].