Éconduire l’eurocentrisme ou reconduire l’orientalisme ?
Il y a différents types de théorisation dans les études postcoloniales. […]Ma première préoccupation dans ce livre est d’examiner le cadre théorique que les études postcoloniales ont formulé pour l’analyse historique et, en particulier, l’analyse de ce qu’on a pris coutume d’appeler le Tiers Monde.[…] Les plus illustres représentantes des études postcoloniales dans les recherches sur le Sud sont à n’en pas douter les études subalternes.(p. 4-5)1.
L’ échec le plus évident sur le front critique est que, loin de frapper un coup contre les représentations coloniales et orientalistes de l’Orient, les études subalternes ont fini par les promouvoir (p. 26).
Entendons-nous bien : Chibber ne prétend pas que l’Inde ou le Pakistan sont identiques à l’Angleterre ou la France ; il n’entend pas disqualifier toute analyse spécifique d’un pays ou d’une région. Il ne fait que s’opposer à une tendance, selon lui hégémonique au sein des études postcoloniales, à exacerber la différence entre Orient et Occident pour en appeler à une refonte radicale des théories sociales européennes.
Si Chibber émet cette critique, c’est au nom des raisons mêmes pour lesquelles les théoriciens postcoloniaux thématisent la singularité de l’Orient. Dans le corpus postcolonial, la « provincialisation de l’Europe » signe un renouvellement de la théorie sociale : elle est déconstruction d’un discours (sinon d’une pratique) d’homogénéisation du réel ; elle conteste les mythologies associées à la modernité européenne ; elle met l’accent sur tout ce qui échappe à l’emprise d’une domination uniforme et impersonnelle par le pouvoir économique et l’État-nation. Jamais Chibber ne conteste cette diversité « ethnographique ». Ce qu’il récuse, c’est l’idée qu’il serait nécessaire de construire un nouveau paradigme, seul à même de respecter et d’expliciter ces différences ; car les singularités du monde non-européen – persistance de la domination interpersonnelle, prégnance de la race, de l’ethnicité ou de la religion dans l’agir politique – ne doivent pas être interprétées comme des déviations par rapport aux logiques et aux dynamiques qui ont été à l’œuvre dans toute l’histoire de la modernité européenne.
La modernité européenne en question

Pour étayer cette critique, Chibber rappelle que les études
subalternes se sont construites contre (et donc à partir de) un « grand récit » de la modernisation – auquel il s’oppose
lui aussi – selon lequel la modernité économique serait un passage obligé
pour toute société et signerait l’émergence de l’économie de marché, de la
citoyenneté et de l’État-nation, de la société civile et de la démocratie. La
thèse sous-jacente à ce récit – dont il existe une variante libérale ou
colonialiste et une variante marxiste ou marxisante – est que la bourgeoisie
joue un rôle « civilisateur » dans le monde entier. Or, depuis ses
débuts, affirme Chibber, le courant subalterniste s’est efforcé d’opposer à ce
« grand récit »
un contre-récit posant que l’Inde ne s’est jamais pleinement « convertie » à la modernité européenne-bourgeoise,
que la démocratisation et la sécularisation y sont demeurées inachevées, que le
colonialisme a maintenu des formes de pouvoir « archaïques » et que les formes de conscience « bourgeoise » n’ont qu’imparfaitement pénétré l’intimité et la vie psychologique
des (ex-)colonisé-e-s. Afin de défendre ces positions, ajoute l’auteur, les
subalternistes ont invoqué deux arguments. D’une part, à la différence
de l’Europe, les pays colonisés auraient manqué d’une bourgeoisie hégémonique
apte à soutenir le développement économique et à introduire des institutions
œuvrant à l’« intégration »
des classes subalternes. D’autre part, et toujours par opposition avec
l’Europe, le capitalisme n’aurait pas su y contaminer toutes les formes de vie
et faire dépérir les identités « pré-modernes »
dans ce que Marx appelait « les eaux glacées du calcul égoïste ». La modernité inachevée de l’Inde serait donc le produit de
l’incapacité des élites indiennes à conduire une modernisation à l’image de
celle réalisée par les élites européennes des XVIIIe et XIXe siècles.Chibber ne remet pas en question les résultats empiriques des auteurs (Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty, Partha Chatterjee) dont il examine les écrits de façon approfondie, mais il s’oppose farouchement aux conséquences méthodologiques et théoriques qu’ils en tirent. Le problème du contre-récit subalterniste, c’est que, loin d’offrir une alternative au récit de la modernisation progressive des pays du Sud, il en valide la problématique. Si le Sud est effectivement le lieu d’une modernisation « bloquée », voire d’une modernité alternative (ou d’une alternative à la modernité), il en découle de fâcheuses conséquences ; car alors l’histoire de l’Europe devient difficilement discernable du grand récit de la modernisation et il faut reconnaître que l’œuvre des bourgeoisies européennes a bel et bien été de briser les contraintes féodales, de promouvoir des régimes démocratiques à l’occasion des « révolutions bourgeoises » (1648 en Angleterre, 1789 en France) et de rassembler les classes populaires, autant de tâches que les bourgeoisies nationales-colonisées auraient quant à elles été incapables d’accomplir. Mais ce que le « grand récit » attribue à la modernisation, Chibber va montrer qu’il faut bien plutôt l’attribuer à la capacité d’agir des classes subalternes et à leurs rapports de force avec les classes dominantes.
Selon le marxisme orthodoxe, la bourgeoisie est une classe capitaliste qui se développe dans les interstices du féodalisme, le rôle des révolutions bourgeoises étant de lever les obstacles politiques (voire culturels) au mode de production capitaliste. Chibber, lui, s’inscrit dans un courant du marxisme qui récuse toute idée d’une transition nécessaire vers le capitalisme et les institutions des sociétés capitalistes développées. Formé par Robert Brenner et développé par Ellen Meiksins Wood, ce courant – appelé péjorativement « marxisme politique » par l’historien Guy Bois – propose une lecture révisionniste de l’origine du capitalisme. Les révolutions anglaise et française n’ont aucunement « levé les obstacles politiques » à l’affirmation d’une classe capitaliste montante. En effet, le capitalisme n’a pas été le produit de la maturation et de l’expansion des réseaux commerciaux et financiers entre le XVIe et le XVIIIe siècle, il a résulté d’un rapport de force entièrement contingent dans la lutte de classe opposant fermiers et seigneurs en Angleterre à la même époque2. Quant à la révolution de 1789, elle n’a pas été l’œuvre d’une « classe capitaliste » – qui, selon les « marxistes politiques », était alors inexistante en France –, elle a été une révolution « bourgeoise » non capitaliste dont l’aile radicale était composée des couches populaires refusant l’influence du marché. Enfin, la bataille pour démocratiser la France au XIXe siècle s’est jouée entre une classe dominante développantautoritairement un capitalisme « par le haut » et un mouvement ouvrier en formation ; la « démocratisation » n’a pas été une mission historique de la bourgeoisie, mais le fruit de l’activité de son adversaire : les classes subalternes3.
Il y a donc deux courants contradictoires dans la fameuse « modernisation » : d’un côté, la pression concurrentielle du capitalisme anglais incitant les sociétés non capitalistes à se « moderniser » – en mettant autoritairement en place des structures capitalistes comme en France ou en Prusse –, de l’autre, la « démocratisation » portée par les mouvements subalternes. Chibber affirme ainsi qu’« il n’y a aucune “défaillance structurelle” de la bourgeoisie indienne par rapport à ses prédécesseurs », comme le prétend Guha pour expliquer que le processus d’accession à une société démocratique bourgeoise n’ait pas été « jusqu’à son terme » en Inde. « La classe capitaliste indienne regardait l’activité des masses subalternes avec dédain, à l’instar des classes capitalistes européennes [à leur époque] », et c’est bien plutôt cela qui explique que le mouvement de « démocratisation » ait été entravé. Par ailleurs, l’idée même que la démocratisation aurait été « retardée » en Inde est tout simplement contredite par les faits : au contraire, « il a fallu plus d’un siècle aux classes subalternes européennes pour obtenir ce que les Indiens ont obtenu dès les premières années de leur État postcolonial. » (p. 89). Les aspects « illibéraux » de l’État indien post-indépendance ne sont que l’écho de ceux des régimes européens du XVIIIe et XIXe siècles. Chibber pose alors les jalons de sa (double) vision de l’universel : en Inde comme en Europe, la transition au capitalisme résulte d’une pression concurrentielle qui s’universalise tout en suscitant une résistance non moins universelle des subalternes. La variété des régimes et formations sociales résulte des différences de capacité politique entre ces deux forces « universelles ».
Historiciser la théorie : marxisme et/ou théorie postcoloniale
Ce qui est troublant néanmoins dans toute cette démarche, c’est que Chibber récuse un champ théorique (les études postcoloniales) dans son intégralité tout en validant les résultats empiriques et même certains concepts élaborés par les auteurs qu’il critique. Si on le suit, la faute impardonnable des théoriciens postcoloniaux est d’avoir formulé leurs conclusions dans les termes d’une rupture analytique entre l’Occident et l’Orient. Pourtant, l’idée que le capitalisme (ou la bourgeoisie) a apporté la démocratisation ou la sécularisation en Europe, mais a failli dans les pays du Tiers Monde, l’idée que la race et l’ethnicité sont supplantées par des identités de classe dans le salariat capitaliste occidental, mais que cette évolution n’a pas eu lieu dans les pays du Sud, etc., toutes ces idées sont d’abord – Chibber le reconnaît lui-même – issues de certains courants libéraux, mais surtout d’une certaine orthodoxie marxiste. Quant à l’opposition de l’auteur au récit de la modernisation, il procède en réalité de positions minoritaires au sein du marxisme. Pourquoi alors blâmer les études postcoloniales pour ce qui, de leur contribution, leur est sans doute le moins propre4 ?
L’argumentation de Chibber serait tout à fait recevable s’il démontrait que les erreurs qu’il impute à la théorie postcoloniale sont les symptômes d’une défaillance plus générale d’un certain marxisme ou d’une certaine théorie sociale. Mais cela impliquerait également de reconnaître la dimension subversive des études subalternes-postcoloniales au sein des pensées critiques et donc de dynamiter sa propre entreprise polémique. Il se verrait alors contraint d’historiciser la théorie sociale traditionnelle pour montrer comment ses points aveugles sont à la fois contestés (pour le meilleur) et remis au goût du jour (pour le pire) par la théorie postcoloniale. Malheureusement, si précautionneux qu’il soit dès qu’il s’agit de penser l’histoire du capitalisme, Chibber reste largement étranger à la question de l’historicité de la théorie.
C’est pour cette raison qu’il juge que, pour ruiner toute prétention à un décentrement de la « théorie occidentale », il suffit d’invalider la thèse subalterniste de la différence empirique-historique entre l’Europe et le reste du monde. Le problème avec cette inférence, certes irréprochable d’un point de vue logique, c’est qu’elle réduit les revendications épistémologiques postcoloniales à la question de l’(in)applicabilité de la théorie à des entités « géo-politiques » données (« Orient » et « Occident ») « naturellement » séparées et dont il n’y aurait guère à interroger la construction et les frontières. Si Chibber ne va pas au-delà de cette conception « ethnographique », c’est parce qu’il se refuse délibérément à considérer les relations qu’entretiennent les deux termes de son inférence : la réalité empirique-historique d’un côté, la théorie de l’autre. Pour le dire très simplement, il tient pour négligeable la question des rapports savoir-pouvoir. Il y a bel et bien des idéologies de toutes sortes, mais, pour lui, la théorie (abstraite) digne de ce nom, marxisme et plus généralement rationalisme (enlightenment), semble par définition préservée des vicissitudes des réalités (concrètes) qu’elle décrit. Nous ne nierons pas que cette position puisse être salutaire pour contrebalancer une tendance parfois excessive à accuser la science de tous les maux et à réduire la question complexe des rapports savoir-pouvoir à la trop confortable idée de la détermination stricte du premier par le second. Cependant, outre que l’on pourrait rappeler que la théorie marxiste nous enjoint elle-même à penser les conditions sociales de la production de connaissances, force est de constater que l’on ne saurait comprendre – ni par conséquent condamner – adéquatement le projet postcolonial si l’on passe sous silence le fait que sa critique des théories nées en Occident est d’abord une critique de l’incorporation de ces théories au sein de rapports (post)coloniaux de pouvoir. Une fois amputée de leurs réflexions sur les « politiques des savoirs », les études postcoloniales peuvent allègrement être assimilées à un culturalisme, voire à un orientalisme.
C’est pourquoi la mise au ban de la théorie postcoloniale comme « corps étranger » au sein de la « saine » théorie sociale, représentée par le marxisme, n’est guère soutenable. Il est vrai que sous le nom de « postcolonial » (ou maintenant de « décolonial ») prolifèrent des jugements souvent hâtifs sur l’héritage de la tradition marxiste et son indéracinable eurocentrisme, élevé au rang de tare numéro un. L’on est également en droit de reprocher à la pensée postcoloniale de s’être peu à peu concentrée de manière excessive sur la critique de l’hégémonie « spirituelle » de l’Occident, au détriment d’analyses « matérielles » (notamment économiques) des rapports de force-domination postcoloniaux. Est-ce une raison suffisante pour attribuer à tous ses théoriciens le désir d’en finir une fois pour toutes avec le marxisme ? Chakrabarty n’affirme-t-il pas par exemple, dans l’introduction deProvincialiser l’Europe, que la pensée politique européenne, représentée ici encore par Marx, est à la fois indispensable et inadéquate pour penser la « modernité politique non européenne5 » ? Ne se situe-t-il pas d’emblée en dehors de l’alternative entre répétition et rejet de la pensée « européenne » ? Quoi qu’on pense de cette posture théorique – postcoloniale par excellence, et que les analyses de Chibber permettraient de critiquer très bien si on le souhaitait –, la compréhension des histoires enchevêtrées de la critique postcoloniale et du marxisme mériterait beaucoup plus de circonspection, la question restant ouverte de savoir s’il peut y avoir un matérialisme postcolonial et ce qu’il pourrait être.
L’anticolonialisme et ses vies ultérieures
À la lumière des conclusions qui précèdent, nous pouvons rejeter fermement toute affirmation de la valeur de la théorie postcoloniale en tant que cadre analytique ou critique anti-impérialiste (p. 289).
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| Vivek Chibber |
Notes
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