◆ La vie du révolutionnaire nous enseigne
qu’être heureux n’est pas une affaire de réussite personnelle, c’est être
témoin d’une époque.
Karl Marx ✆ A.d. |
Paul B. Preciado
Aune époque où la psychologie de la réussite personnelle se
présente comme l’ultime graal du néolibéralisme, pour faire face au sinistre
festival de violences politiques, économiques et écologiques dans lesquelles
nous sommes impliqués, la biographie de Karl Marx écrite par le journaliste
britannique Francis Wheen peut se lire comme un puissant antidote aux plans de
coaching de développement personnel. Au fil des joyeuses infortunes de Marx, on
peut imaginer une sorte d’antipsychologie du moi pour usagers d’un monde en
décomposition. Le bonheur, en tant que réussite personnelle, n’est autre que
l’extension de la logique du capital à la production de la subjectivité.
◆ Italiano
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Marx a passé la majeure partie de sa vie persécuté, malade,
souffrant de la faim et de la misère. Sa carrière d’auteur commence avec la
censure et se conclut sur un échec éditorial. Son premier article, écrit à
26 ans, était une critique des lois de censure promulguées par le roi
Frédéric-Guillaume IV. Comme il aurait pu en avoir l’intuition, l’article
fut immédiatement censuré. La même censure frappa le premier article qu’il
rédigea pour la Rheinische Zeitung,le texte ayant été déclaré «critique
irrévérencieuse et irrespectueuse des institutions gouvernementales.»
La plus importante de ses œuvres fut reçue dans
l’indifférence de la critique et des lecteurs. Le premier volume du Capital, auquel il avait consacré cinq
ans de sa vie, passa quasiment inaperçu et il ne s’en vendit, durant la vie de
l’auteur, que quelques centaines d’exemplaires. Et Marx ne vécut pas assez
longtemps pour voir publier les deux autres volumes du Capital.
S’il ne rencontra guère de succès dans l’écriture, il vécut
dans un inconfort constant. Dès 1845, et pendant plus de vingt ans,
il fut réfugié politique dans trois pays différents, la France, la Belgique et
surtout le Royaume-Uni, avec sa femme, Jenny, et ses enfants. Durant son
périple, Marx, qui disait lui-même ne pas être physiquement et psychiquement
apte à un autre travail qu’intellectuel, fut acculé à mettre en gage la
totalité de ses possessions, meubles et manteaux compris. Deux de ses enfants
furent emportés par des maladies dues à la faim, à l’humidité, au froid.
Lui-même souffrit de coliques hépatiques, de rhumatismes, de rages de dents et
de migraines. Il écrivit une grande partie de ses livres debout parce que ses
furoncles infectés ne lui permettaient pas de rester assis. Marx était un homme
laid et on ne peut pas dire qu’il fut bon. Il partageait la majorité des
préjugés raciaux et sexuels de son époque, et bien que d’origine juive, il
n’hésitait pas à user d’insultes antisémites.
Francis Wheen dresse le portrait d’un Marx autoritaire et
fanfaron, incapable d’accepter la critique, sans cesse impliqué dans des
disputes entre amis, ennemis et adversaires à qui il envoyait de longues
lettres d’injures.
Marx ne connut ni succès économique ni popularité, et s’il
avait vécu à l’époque de Facebook, il aurait eu davantage de détracteurs que
d’amis.
Cependant, on peut dire que Marx fut un homme intensément
heureux. Les partisans du développement personnel pourraient même dire que la
clé de son bonheur résidait dans son optimisme immodéré. Mais cette passion
n’avait aucun rapport avec la stupide exhortation au feel good néolibéral.
L’optimisme de Marx était dialectique, révolutionnaire, presque apocalyptique.
Un pessimisme optimiste. Marx ne désirait pas que tout s’améliore, mais bien
que les choses empirent au point qu’elles seraient perçues par la conscience
collective comme devant être soumises aux changements. C’est ainsi qu’il
rêvait, dans ses incessantes conversations avec Engels, à l’augmentation des
prix, à l’effondrement économique total qui, selon ses prédictions - dont on
sait aujourd’hui qu’elles étaient fausses -, mèneraient à une révolution
ouvrière.
Il n’a que 27 ans lorsqu’on lui retire le passeport
prussien, l’accusant de déloyauté politique. Marx accueille l’annonce avec une
déclaration réfutant toute forme de victimisme : «Le gouvernement, dit-il, m’a
rendu la liberté.» Il ne demande pas à être reconnu comme citoyen, mais à
utiliser la liberté que lui offre l’exil. Dans les réunions de réfugiés de tous
les pays mûrit l’idée de l’Internationale comme force prolétaire transversale,
capable de défier l’organisation Etat-nation et ses empires.
Le bonheur de Marx réside aussi dans son incorruptible sens
de l’humour quand il dit : «Je ne pense pas qu’on ait autant écrit sur l’argent
tout en en manquant à ce point», dans la passion qu’il met à lire Shakespeare à
ses enfants, dans les conversations avec Engels et dans son désir de comprendre
la complexité du monde.
La vie de Marx nous enseigne que le bonheur est une forme
d’émancipation politique : le pouvoir de refuser les conventions d’une époque
et, avec elles, le succès, la propriété, la beauté, la gloire, la dignité…
comme principales lignes d’organisation d’une existence. Le bonheur se tient
dans la capacité de sentir la totalité des choses comme faisant partie de
nous-mêmes, propriété de tous et de personne. Le bonheur se tient dans la
conviction qu’être vivant, c’est être témoin d’une époque, et ainsi se sentir
responsable, vitalement et passionnément responsable, de la destinée collective
de la planète.
Note(1) Karl Marx, biographie inattendue, de Francis Wheen, éd. Calmann Lévy, 408 pp., 28,40 €.
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