21/10/16

Avec Marx, le bonheur est émancipation politique

La vie du révolutionnaire nous enseigne qu’être heureux n’est pas une affaire de réussite personnelle, c’est être témoin d’une époque.

Karl Marx ✆ A.d.
Paul B. Preciado

Aune époque où la psychologie de la réussite personnelle se présente comme l’ultime graal du néolibéralisme, pour faire face au sinistre festival de violences politiques, économiques et écologiques dans lesquelles nous sommes impliqués, la biographie de Karl Marx écrite par le journaliste britannique Francis Wheen peut se lire comme un puissant antidote aux plans de coaching de développement personnel. Au fil des joyeuses infortunes de Marx, on peut imaginer une sorte d’antipsychologie du moi pour usagers d’un monde en décomposition. Le bonheur, en tant que réussite personnelle, n’est autre que l’extension de la logique du capital à la production de la subjectivité.

S’intéressant à la vie difficile et tumultueuse de Marx on peut conclure que, contrairement à ce que la psychologie du moi et du dépassement personnel cherche à nous faire croire, le bonheur ne dépend pas de la réussite professionnelle ou de l’accumulation de richesses. Le bonheur ne se trouve pas à travers le management émotionnel, ne réside pas dans l’équilibre psychologique entendu comme gestion des ressources personnelles et contrôle des affects. Et même si c’est difficile à admettre, il ne dépend ni de la santé ni de la beauté.

Marx a passé la majeure partie de sa vie persécuté, malade, souffrant de la faim et de la misère. Sa carrière d’auteur commence avec la censure et se conclut sur un échec éditorial. Son premier article, écrit à 26 ans, était une critique des lois de censure promulguées par le roi Frédéric-Guillaume IV. Comme il aurait pu en avoir l’intuition, l’article fut immédiatement censuré. La même censure frappa le premier article qu’il rédigea pour la Rheinische Zeitung,le texte ayant été déclaré «critique irrévérencieuse et irrespectueuse des institutions gouvernementales.»

La plus importante de ses œuvres fut reçue dans l’indifférence de la critique et des lecteurs. Le premier volume du Capital, auquel il avait consacré cinq ans de sa vie, passa quasiment inaperçu et il ne s’en vendit, durant la vie de l’auteur, que quelques centaines d’exemplaires. Et Marx ne vécut pas assez longtemps pour voir publier les deux autres volumes du Capital.

S’il ne rencontra guère de succès dans l’écriture, il vécut dans un inconfort constant. Dès 1845, et pendant plus de vingt ans, il fut réfugié politique dans trois pays différents, la France, la Belgique et surtout le Royaume-Uni, avec sa femme, Jenny, et ses enfants. Durant son périple, Marx, qui disait lui-même ne pas être physiquement et psychiquement apte à un autre travail qu’intellectuel, fut acculé à mettre en gage la totalité de ses possessions, meubles et manteaux compris. Deux de ses enfants furent emportés par des maladies dues à la faim, à l’humidité, au froid. Lui-même souffrit de coliques hépatiques, de rhumatismes, de rages de dents et de migraines. Il écrivit une grande partie de ses livres debout parce que ses furoncles infectés ne lui permettaient pas de rester assis. Marx était un homme laid et on ne peut pas dire qu’il fut bon. Il partageait la majorité des préjugés raciaux et sexuels de son époque, et bien que d’origine juive, il n’hésitait pas à user d’insultes antisémites.

Francis Wheen dresse le portrait d’un Marx autoritaire et fanfaron, incapable d’accepter la critique, sans cesse impliqué dans des disputes entre amis, ennemis et adversaires à qui il envoyait de longues lettres d’injures.

Marx ne connut ni succès économique ni popularité, et s’il avait vécu à l’époque de Facebook, il aurait eu davantage de détracteurs que d’amis.

Cependant, on peut dire que Marx fut un homme intensément heureux. Les partisans du développement personnel pourraient même dire que la clé de son bonheur résidait dans son optimisme immodéré. Mais cette passion n’avait aucun rapport avec la stupide exhortation au feel good néolibéral. L’optimisme de Marx était dialectique, révolutionnaire, presque apocalyptique. Un pessimisme optimiste. Marx ne désirait pas que tout s’améliore, mais bien que les choses empirent au point qu’elles seraient perçues par la conscience collective comme devant être soumises aux changements. C’est ainsi qu’il rêvait, dans ses incessantes conversations avec Engels, à l’augmentation des prix, à l’effondrement économique total qui, selon ses prédictions - dont on sait aujourd’hui qu’elles étaient fausses -, mèneraient à une révolution ouvrière.

Il n’a que 27 ans lorsqu’on lui retire le passeport prussien, l’accusant de déloyauté politique. Marx accueille l’annonce avec une déclaration réfutant toute forme de victimisme : «Le gouvernement, dit-il, m’a rendu la liberté.» Il ne demande pas à être reconnu comme citoyen, mais à utiliser la liberté que lui offre l’exil. Dans les réunions de réfugiés de tous les pays mûrit l’idée de l’Internationale comme force prolétaire transversale, capable de défier l’organisation Etat-nation et ses empires.

Le bonheur de Marx réside aussi dans son incorruptible sens de l’humour quand il dit : «Je ne pense pas qu’on ait autant écrit sur l’argent tout en en manquant à ce point», dans la passion qu’il met à lire Shakespeare à ses enfants, dans les conversations avec Engels et dans son désir de comprendre la complexité du monde.

La vie de Marx nous enseigne que le bonheur est une forme d’émancipation politique : le pouvoir de refuser les conventions d’une époque et, avec elles, le succès, la propriété, la beauté, la gloire, la dignité… comme principales lignes d’organisation d’une existence. Le bonheur se tient dans la capacité de sentir la totalité des choses comme faisant partie de nous-mêmes, propriété de tous et de personne. Le bonheur se tient dans la conviction qu’être vivant, c’est être témoin d’une époque, et ainsi se sentir responsable, vitalement et passionnément responsable, de la destinée collective de la planète.
Note
 (1) Karl Marx, biographie inattendue, de Francis Wheen, éd. Calmann Lévy, 408 pp., 28,40 €.
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