Karl Marx & Michel Foucault |
Roberto Nigro
Dans mon propos j'essaie de voir comment certaines analyses de Marx et de
Foucault peuvent être ralliées l'une à l'autre, peuvent être reprises et
ramenées sur des plans qui diffèrent de leurs origines et qui font surgir, de
cette manière, de nouveaux objets de savoir. Les analyses de Marx et de
Foucault esquissent une généalogie du capitalisme et aident à s'interroger sur
notre actualité. Elles permettent qu'on s'interroge, pour utiliser une
expression déjà employée par Foucault, sur l'ontologie de l'actualité. Je
consacre ces pages à l'analyse de deux concepts: celui de subordination réelle
et celui de pouvoir bio-politique qu'on retrouve, d'une part, chez Marx, et de
l'autre, chez Foucault.
Dans
les quelques propos qui suivent je voudrais esquisser quelques hypothèses de
travail. Il ne s’agira pas d’évaluer la manière dont l’œuvre de Marx a été
relue par Foucault, mais plutôt de voir comment certaines analyses de Marx et
de Foucault peuvent être ralliées l’une à l’autre, peuvent être reprises et
ramenées sur des plans qui diffèrent de leurs origines et qui font surgir, de
cette manière, de nouveaux objets de savoir. Les analyses de Marx et de
Foucault esquissent une généalogie du capitalisme et aident à s'interroger sur
notre actualité. Elles permettent qu'on s'interroge, pour utiliser
une expression déjà employée par Foucault, sur l’ontologie de l’actualité.
1.
Je
voudrais consacrer ces quelques pages à l'analyse de deux concepts: celui de
subordination réelle et de pouvoir bio-politique. Le concept de
subordination réelle traverse d'un bout à l'autre l'œuvre de Marx. Ici
j'aimerais considérer quelques pages de l'œuvre de Marx, en particulier celles
ayant pour titre Subordination formelle et réelle du travail au capital[1].
Ce
que Marx décrit est la généalogie du capitalisme. Il appelle subordination
formelle du travail au capital la forme générale de tout processus de
production capitaliste. C’est le moment où le processus du travail devient
l’instrument du processus de valorisation et d’auto-valorisation du capital –
de la création de la plus-value. Le processus du travail – dit Marx - passe
sous l’emprise du capital, et le capitaliste entre dans ce processus comme
dirigeant. Marx écrit : « Lorsque le paysan autrefois
indépendant et produisant pour lui-même devient un journalier qui travaille
pour un fermier ; lorsque disparaît la structure hiérarchique du mode de
production corporatif pour faire place au simple antagonisme entre le
capitaliste et l’artisan devenu salarié ; lorsque l’ancien esclavagiste
emploie comme salariés ses esclaves de jadis, etc., des processus de production
d’un certain type social se changent en processus de production du
capital »[2].
Force est de montrer qu’en outre, le capitaliste veille à ce que le travail ait
le degré de qualité et d’intensité voulu. Il prolonge, dans la mesure du
possible, le processus du travail afin d’en accroître la plus-value. « La
continuité du travail augmente lorsqu’à la place des anciens producteurs, qui
dépendaient de leurs clients individuels, les producteurs nouveaux, qui n’ont
plus de marchandises à vendre, trouvent dans le capitaliste un maître payeur
permanent ».[3] Cependant
Marx souligne que ces changements n’ont pas en eux-mêmes modifié
essentiellement le mode réel du processus du travail et de la production, car
la subordination du processus du travail au capital s’opère sur une base
antérieure à cette subordination et différente des anciens modes de production.
En soi et pour soi, le caractère du processus et du mode réel du travail ne
change pas parce que le travail se fait plus intensif, ou que sa durée augmente
et qu’il devient plus continu et plus ordonné sous l’œil intéressé du
capitaliste. Sur la base d’un mode de travail existant et d’un développement
donné de forces productives, la plus-value ne peut être produite
qu’en prolongeant la durée du travail sous la forme de la plus-value absolue.
Marx insiste sur le fait que la subordination formelle du travail au capital
s’applique à cette forme de production de la plus-value et à aucune autre.
Si
l’on ouvre maintenant une première parenthèse, il me semble que ces analyses
peuvent être mises en relation avec celles menées par Foucault, lorsqu’il
s’interroge sur la généalogie de la société qu’il appelle disciplinaire. Les
disciplines sont, pour Foucault, des procédures, mais mieux vaut dire des
technologies pour assurer l’ordonnance des multiplicités humaines. Foucault
souligne qu’il n’y a là rien d’exceptionnel, mais que le propre des disciplines
est de tenter de définir à l’égard des multiplicités une tactique de pouvoir
qui réponde à trois critères : rendre l’exercice du pouvoir le moins
coûteux possible ; faire que les effets de ce pouvoir social soient portés
à leur maximum d’intensité et étendus aussi loin que possible, sans échec, ni
lacune ; lier cette croissance économique du pouvoir et le rendement des
appareils à l’intérieur desquels il s’exerce ; bref faire croître à la
fois la docilité et l’utilité de tous les éléments du système.[4] Il
faut souligner, comme le fait Foucault, que ce triple objectif des disciplines
répond à une conjoncture historique bien connue, à savoir la grosse poussée
démographique du XVIIIe siècle : augmentation de la population flottante
(un des premiers objets de la discipline, c’est de fixer ; elle est un
procédé d’anti-nomadisme) ; changements d’échelle quantitative des groupes
qu’il s’agit de contrôler ou de manipuler ; croissance de l’appareil de
production, de plus en plus étendu et complexe, de plus en plus coûteux et dont
il s’agit de faire croître la rentabilité . Ainsi, les disciplines sont à
prendre comme des techniques qui permettent d’ajuster la multiplicité des
hommes et la multiplication des appareils de production. Par production
Foucault n’entend pas seulement ‘la production’ proprement dite, mais la
production des savoirs et des aptitudes à l’école, la production de santé dans
les hôpitaux, la production de force destructrice avec l’armée.
Si
Marx décrit le décollage économique de l’Occident en se référant aux procédés
qui ont permis l’accumulation du capital, Foucault insiste sur les méthodes de
gestion de l’accumulation des hommes, qui ont permis un décollage politique par
rapport à des formes de pouvoir traditionnelles. Les deux recherches trouvent
ici des points communs de développement. L’accumulation des hommes ne peut pas
être séparée de l’accumulation du capital. Il n’aurait pas été possible de
résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans le développement d’un
appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ;
inversement, les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des
hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital. A un niveau moins
général, les mutations technologiques de l’appareil de production, la division
du travail, et l’élaboration des procédés disciplinaires ont entretenu un
ensemble de rapports très serrés. Chacune a rendu l’autre possible et
nécessaire; chacune a servi de modèle à l’autre.
2.
Jusqu’ici le texte de Marx a illustré le développement d’un rapport économique
de hiérarchie et de subordination, la force de travail étant consommée,
surveillée et dirigée par le capitaliste. En outre, on voit se
développer une continuité, une intensité, et une plus grande
économie dans l’utilisation des conditions de travail. Dans la subordination
formelle du travail au capital, il y a contrainte au surtravail :
formation de besoins et de moyens pour les satisfaire, production massive
au-delà des besoins traditionnels du travailleurs et création de temps libre pour
l’épanouissement humain. Marx insiste sur la croissance de la continuité et de
l’intensité de travail, sur le développement de la différenciation des
aptitudes au travail. Cette contrainte au surtravail change la relation du
maître des conditions de travail au travailleur en une pure relation de vente
et d’achat, en un rapport d’argent. Elle purifie le système d’exploitation de
tous ses éléments patriarcaux et politiques, voire religieux.
Je
voudrais considérer maintenant le deuxième point de ces analyses marxiennes,
qui nous introduisent, à mon sens, dans une situation beaucoup plus proche de
la situation actuelle. Pour Marx, la subordination formelle représente la
sujétion directe du processus du travail au capital, quelles que soient les
méthodes technologiques employées. Toutefois, sur cette base s’élève un mode de
production technologique bien spécifique, qui transforme la nature et les
conditions réelles du processus du travail. C’est le mode de production
capitaliste : lorsqu’il apparaît se produit la subordination réelle du
travail au capital. Marx écrit : « La subordination réelle du travail
au capital s’opère dans toutes les formes qui développent la plus-value
relative par opposition à la plus-value absolue. Avec elle, une révolution
totale (et sans cesse renouvelée) s’accomplit dans le mode de production
lui-même, dans la productivité du travail et dans les rapports entre le
capitaliste et le travailleur »[5].
Les forces productives du travail social se développent sur une grande échelle,
en même temps que la science et la technique sont appliquées à la production
immédiate. Le mode de production capitaliste crée un nouveau type de production
matérielle ; de surcroît – dit Marx – cette transformation matérielle
constitue la base du développement du système capitaliste, dont la forme
adéquate correspond par conséquent à un niveau déterminé de l’accroissement des
forces productives du travail. Il faut souligner qu’en augmentant de valeur
pour atteindre des dimensions sociales, le capital doit se dépouiller de tout
caractère individuel. « C’est le rendement du travail – la masse de la
production, la masse de la population et de la surpopulation – qui développe ce
mode de production et fait constamment surgir, grâce au capital et à la
main-d’œuvre devenus disponibles, des branches d’activités nouvelles où le
capital peut s’employer derechef sur une petite échelle. Ces nouvelles
activités parcourent à leur tour divers stades de développement, jusqu’à
s’intégrer elles aussi dans une production à l’échelle sociale. Ce processus
est continu. Simultanément, la production capitaliste tend à s’emparer de tous
les secteurs industriels qu’elle n’a pas encore conquis et où règne encore la subordination
formelle
Dans
un passage des Grundrissen, concernant le machinisme, qui précèdent
donc les textes qu'on vient de considérer, Marx écrit : « Mais à mesure
que la grande industrie se développe, la création de la richesse
vraie dépend moins du temps et de la quantité de travail employés que de
l’action de facteurs mis en mouvement au cours du travail, dont la puissante
efficacité est sans commune mesure avec le temps de travail immédiat que coûte
la production ; elle dépend plutôt de l’état général de la science et du
progrès technologique, application de cette science à la production »[6].
C’est pourquoi quelques lignes après, Marx peut écrire : « Le vol
du temps de travail d’autrui, base actuelle de la richesse, paraît une
assise misérable comparée à celle que crée et développe la grande industrie
elle-même »[7].
Cette
phase de subordination réelle du travail au capital (phase pouvant également
aboutir à une négation du système de l’économie bourgeoise, selon
l’économie du discours marxien) met en place de nouvelles
technologies de pouvoir qui nous concernent. C’est pourquoi je voudrais revenir
sur certaines analyses esquissées par Foucault, qui ont été laissées par
l’auteur à un état de réflexion initiale.
D’après
Foucault, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle apparaît une autre
technologie de pouvoir, qui n’est pas disciplinaire, qui n’exclut pas la
technique disciplinaire, mais qui l’emboîte, l’intègre, la modifie
partiellement et qui surtout va l’utiliser en s’implantant en quelque sorte en
elle et s’incrustant grâce à cette technique disciplinaire préalable[8]. « Cette
nouvelle technique ne supprime pas la technique disciplinaire tout simplement
parce qu’elle est d’un autre niveau, elle est à une autre échelle, elle a une
autre surface portante, et elle s’aide de tout autres instruments »[9].
Ce à quoi s’applique cette nouvelle technique de pouvoir non disciplinaire, à
la différence de la discipline, qui s’adresse au corps, c’est la vie des
hommes, l’homme vivant, l’homme être vivant. « Donc, après une première
prise de pouvoir sur le corps qui s’est faite sur le mode de
l’individualisation, on a une seconde prise de pouvoir qui, elle, n’est pas
individualisante mais qui est massifiante, si vous voulez, qui se
fait en direction non pas de l’homme-corps, mais de l’homme-espèce »[10].
Ce qui se met en place, dans la phase de subordination réelle du travail au
capital, est une nouvelle technologie de pouvoir, qui n’a pas a affaire à
l’individu-corps ou à la société, mais à un corps multiple, à une notion qu’on
peut appeler ‘population’. La bio-politique a affaire à la population, à
des phénomènes collectifs, qui n’apparaissent avec leurs effets économiques et
politiques qu’au niveau de la masse. « Ce à quoi va s’adresser la
biopolitique, ce sont, en somme, les événements aléatoires qui se produisent
dans une population prise dans sa durée »[11].
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, se met en place le contrôle des
processus de natalité, de mortalité, de longévité. Il va falloir modifier,
baisser la morbidité, allonger la vie, stimuler la natalité, établir des
mécanismes régulateurs dans cette population globale, pour fixer un équilibre,
maintenir une moyenne, assurer des compensations, installer des mécanismes de
sécurité, optimiser un état de vie.
Ce
qui me semble important dans ces analyses, c’est le fait que ces mécanismes de
pouvoir sont destinés, comme les mécanismes disciplinaires, à maximiser des
forces et à les extraire, même s’ils passent par des chemins entièrement
différents, car il ne s’agit pas de se brancher sur un corps individuel, comme
le fait la discipline, mais d’agir de telle manière qu’on obtienne des états
globaux d’équilibration, de régularité. Il faut assurer une sorte de
régularisation. On a donc, depuis la fin du XVIIIe siècle, deux technologies de
pouvoir qui sont mises en place avec un certain décalage chronologique, et qui
sont superposées. Une technique disciplinaire, centrée sur le corps comme foyer
de forces qu’il faut à la fois rendre utiles et dociles. Et, d’un autre côté,
on a une technologie qui est centrée non pas sur le corps, mais sur la vie. Ces
deux mécanismes ne sont pas du même niveau ; ce qui leur permet de ne pas
s’exclure et de pouvoir s’articuler l’un sur l’autre. On peut résumer la thèse
de Foucault en disant ceci : la société de normalisation est
une société où se croisent, selon une articulation orthogonale, la norme de la
discipline et la norme de la régulation. Dire que le pouvoir, au XIXe siècle, a
pris possession de la vie, dire du moins que le pouvoir, au XIXe siècle, a pris
la vie en charge, c’est dire qu’il est arrivé à couvrir toute la surface qui
s’étend de l’organique au biologique, du corps à la population, par le double
jeu des technologies de disciplines d’une part et des technologies de
régulations de l’autre.
Depuis
le XVIIe siècle, le pouvoir sur la vie s’est développé sous deux formes
principales : d’une part, un faisceau de technologies a été centré sur le
corps comme machine, ayant pour but de le dresser, d’extraire ses forces, de
faire croître sa docilité, son intégration à des systèmes de contrôle efficaces
et économiques (ce qui répond bien à ce que Marx décrit comme subordination
formelle du travail au capital). D’autre part, la mise en place de mécanismes
de contrôles régulateurs de la population (contrôle des naissance, de la
mortalité, de la santé, etc) a représenté la deuxième forme de développement de
technologies de pouvoir. C’est la mise en place à l’âge classique de cette
grande technologie à double face – anatomique et biologique, individualisante
et spécifiante, qui a ouvert l’ère du bio-pouvoir, le moment où le
biologique se réfléchit dans le politique.L'extension
de la
. Des nouvelles
technologies de pouvoir sont requises, afin de contrôler et encadrer les
identités des peuples et des individus migrant. L'histoire du vingtième siècle
témoigne de ce combat entre la vie et la mort pour le contrôle politique de la
vie des peuples. Ce processus n'est pas clos derrière nous; il représente
l'enjeu majeure des politiques actuelles.
Notes
[1] K.
Marx, Subordination formelle et réelle du travail au capital, dans Œuvres Economie, vol. 2, Gallimard, Paris 1968.
[2] Ibidem p. 365-366.
[3] . Ibidem.
[4] M.
Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975, pp. 219-220.
[5] K.
Marx, Subordination formelle et réelle du travail au capital, op. cit. p. 379.
[6] K.
Marx, Grundrisse,
dans Œuvres Economie, vol. 2, op. cit., p. 305.
[7] Ibidem.,
p. 306.
[8] Cf.
M. Foucault, Il faut défendre la société, Gallimard/Seuil, Paris, 1987, p. 215-216.
[9] Ibidem.
[10] Ibidem.
[11] Ibidem, p. 219.
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