◆ Dans cet article, Fabien Granjon examine les
rapports complexes entretenus par la sociologie de Bourdieu avec Marx et le
marxisme, à partir des questions de la classe, de l’habitus et de la domination
symbolique. Ce texte est paru initialement dans le livre “Matérialismes,
culture et communication”, Tome 1 – Marxismes, Théorie et sociologies critiques (Presses
des Mines, 2016).
Pierre Bourdieu ✆ Thierry Ehrmann |
Fabien Granjon
« Je répète souvent que le marxisme est
‘‘indépassable’’, mais à condition de le dépasser » —
Pierre Bourdieu, Sur l’État).
Bourdieu était-il marxiste ?
Il s’en défendait en précisant que « la
réponse à la question de savoir si un auteur est marxiste […] n’apporte à peu
près aucune information sur cet auteur »
(Bourdieu, 1987a :
39). Se dire marxiste, ajoutait-il, n’est bien souvent, « rien de plus qu’une
profession de foi – ou un emblème totémique »
(Bourdieu, 1984a :
26). Tout en se définissant volontiers comme pascalien, il reconnaissait s’être
vivement intéressé au « jeune
Marx », avoir été
passionné par les Thèses sur
Feueurbach (auxquelles il fait référence de nombreuses fois) et avoir
lu et relu tous les textes de Marx (et même certains de Lénine). Aussi,
n’hésitait-il pas à évoquer, voire à citer Marx (Gilles, 2012), jamais de
manière vraiment conséquente (les plus « longs » passages consacrés à la
pensée marxienne/marxiste se trouvent dans Sur l’État – 2012 –, et
plus encore dans Le métier de
sociologue – Bourdieu, Chamboredon, Passeron, 1968 – où sont notamment
reproduits des extraits de L’Idéologie
allemande, de Misère de la
philosophie, et de l’Introduction
générale à la critique de l’économie politique), toujours en contrepoint
d’un développement, souvent pour lui emprunter une formule, mais également pour
en faire la critique et le considérer comme un théoricien imprudent (Gilles,
2014) : « Marx, affirmait-il, a
assez revendiqué le titre de savant pour que le seul hommage à lui rendre soit
de se servir de ce qu’il a fait et de ce que d’autres ont fait avec ce qu’il
avait fait, pour dépasser ce qu’il a cru faire »
(Bourdieu, 1987a : 64). Davantage que
l’approche marxienne, c’est plutôt un certain marxisme orthodoxe et paresseux
(basic marxism) que Bourdieu attaque, celui, fonctionnaliste, qui
paradoxalement, tend par exemple à arracher les concepts à leur histoire pour
en faire des notions éternelles ou positivistes, c’est-à-dire finalement, celui
qui s’écarte du matérialisme en ne prenant pas assez au sérieux les attendus
portés par l’historicité et ses nécessités réflexives dont, par ailleurs,
il reconnaît qu’elles sont au principe de la sociologie critique de la
sociologie qu’il n’aura de cesse de développer jusqu’à sa mort :
« Le
succès historique de la théorie marxiste […] contribue ainsi à faire de la
théorie du monde social la moins capable d’intégrer l’effet de théorie,
[ce qui] représente sans doute aujourd’hui le plus puissant obstacle au progrès
de la théorie adéquate du monde social auquel elle a, en d’autres temps, plus
qu’aucune autre contribué » (Bourdieu, 1984b : 12).
Utilisant ainsi
parfois Marx contre le marxisme « asile
de l’ignorance », la
sociologie bourdieusienne de la domination a, nous semble-t-il, largement avoir
avec une pensée matérialiste et
un constructivisme critiquepartageant de nombreux traits
caractéristiques de l’épistémologie de l’approche marxienne/marxiste
exposée supra, et ce, malgré, parfois, une propension à proférer quelque
anathème définitif qu’il reconnaît lui même comme « péremptoire et abrupte » : « Le
marxisme n’a pas les moyens théoriques de penser la domination étatique, et,
plus généralement, toute espèce de domination. […] Le marxisme ne sait pas
penser ce dont il ne fait que parler. […] Le marxisme nous a rempli la tête de
faux problèmes, d’oppositions indépassables ou de distinguos impossibles »
(Bourdieu, 2012 :
268-269 et 425). Pour Jacques Bidet, « Bourdieu
relaie [pourtant] l’ambition ‘‘généraliste’’ du marxisme (à relier économie et
histoire), mais dans les termes d’une ‘‘sociologie’’, c’est-à-dire d’une
théorie desrapports sociaux, et non plus ceux d’un ‘‘matérialisme
historique’’, dont le propre est de se donner pour objet le complexe des
relations entre rapports sociaux et forces productives »
(2001 : 407).
Bourdieu s’inscrit donc bien dans le sillage de Marx (et tout autant dans ceux
de Durkheim et de Weber – Mauger, 2012), dans la mesure où il fait siens les
principaux impératifs du matérialisme critique :
a) l’historicité qui interdit « d’éterniser
dans une nature le produit d’une histoire »
(Bourdieu et al., 1968 :
35) ; b) une
pratique empirico-théorique, c’est-à-dire unconcret-pensé qui tient à
distance le théoricisme sans données autant que l’empirisme positiviste : « Les travaux scientifiques, à la différence
des textes théoriques, appellent non la contemplation ou la dissertation, mais
la confrontation pratique avec l’expérience »
(Bourdieu, 1998a :
254) ; c)
unrelationnalisme (une dialectique) qui pose que tout phénomène
social participe d’un système de relations en mouvement et en évolution : « Bourdieu partage avec Marx, mais aussi avec
Durkheim, une conception relationnelle du social qui nécessite de
reconstituer le réseau complet des rapports sous-jacents à tout fait »
(Wacquant, 1996) ;
ainsi que d) une perspective agonistique postulant que la « vérité » se trouve dans les
inégalités, les luttes et les rapports de force :
« Les configurations
sociales sont, en tout temps et tout lieu, le produit de luttes – luttes des
classes à travers l’histoire chez le co-rédacteur du Manifeste communiste,
lutte des classements qui débordent largement le seul registre des classes tout
en l’englobant chez l’auteur de La distinction »
(Wacquant, 1996).
De la classe
Dans ses travaux sur l’Algérie, Bourdieu entend par exemple
mettre au jour ladiscordance entre les dispositions économiques des « agents », indexées à leurs
structures temporelles précapitalistes et les structures économiques
capitalistes « nouvelles » au sein desquelles ils
se trouvent dans l’obligation d’évoluer. L’idée est notamment de montrer que la
différence entre prolétariat et sous-prolétariat naît de « conditions économiques de
possibilités des conduites de prévisionrationnelle, dont les aspirations
révolutionnaires sont une dimension »
(Bourdieu, 1987a :
17). Aussi, Bourdieu affirme vouloir rompre avec une représentation réaliste et
objectiviste (marxiste) de la classe comme groupe de condition d’existence (en
soi) pour s’intéresser davantage à la classe probable (ethos de
classe). Il insiste ainsi sur le fait que chaque individu possède des « coordonnées » qui le positionnent
dans l’espace social et le rapprochent d’autres individus qui, ensemble, sont
plus « disposés » à former une
classe mobilisée (pour soi), « ce
qui ne veut pas dire que la proximité dans l’espace social, à l’inverse,
engendre automatiquement l’unité :
elle définit une potentialité objective d’unité »
(Bourdieu, 1994 :
26-27) :
« La probabilité de la mobilisation en mouvements organisés, dotés d’un appareil et de porte-parole, etc. (cela même qui fait parler de ‘‘classe’’), sera inversement proportionnelle à l’éloignement dans cet espace [social]. Si la probabilité de rassembler réellement ou nominalement – par la vertu du délégué – un ensemble d’agents est d’autant plus grande qu’ils sont plus proches dans l’espace social et qu’ils appartiennent à une classe construite plus restreinte, donc plus homogène, le rapprochement des plus proches n’est jamais nécessaire, fatal (du fait que les effets de la concurrence immédiate peuvent faire écran) et le rapprochement des plus éloignés n’est jamaisimpossible. […]
Ceci marque une première rupture avec la tradition marxiste : celle-ci identifie,
sans autre procès, la classe construite et la classe réelle […] ; ou bien quand elle fait
la distinction, avec l’opposition entre la ‘‘classe-en soi’’, définie sur la
base d’un ensemble de conditions objectives, et la ‘‘classe-pour-soi’’, fondée
sur des facteurs subjectifs, elle décrit le passage de l’une à l’autre,
toujours célébré comme une véritable promotion ontologique, dans une logique
soit totalement déterministe soit au contraire pleinement volontariste » (Bourdieu, 1984b : 4).
Bourdieu tend, ici, à réduire la vision marxiste des classes
et de leurs luttes, à un développement empiriste positiviste arrimé aux seuls
faits, extraits de leurs relations à la totalité, ignorant des processus et
réduisant « la
vérité du classement sociale à la vérité objective de ce classement » (Bourdieu, 1978 : 17). Pourtant,
l’analyse de Marx des paysans parcellaires dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte insiste bien sur le fait que
ceux-ci constituent une classe de conditions d’existence, mais que « l’identité de leurs
intérêts ne crée ni communauté, ni lien national, ni organisation politique » (1994 : 533). De surcroît,
comme le souligne Daniel Bensaïd :
« Il n’y a pas, dans Le Capital, de définition classificatoire et normative des classes, mais un antagonisme dynamique qui prend forme au niveau du procès de production d’abord, du procès de circulation ensuite, de la reproduction d’ensemble enfin. Les classes ne sont pas définies par le seul rapport de production dans l’entreprise. Elles dont déterminées, au fil d’un procès où se combinent les rapports de propriété, la lutte pour le salaire, la division du travail, les relations aux appareils d’État et au marché mondial, les représentations symboliques et les discours idéologiques. Le prolétariat ne peut donc être défini de façon restrictive, en fonction du caractère productif ou non du travail, qui n’intervient qu’au livre II du Capital sur le procès de circulation » (2001 : 30).
La critique du sociologue s’adresse-t-elle, ici, à Marx
lui-même, ou bien au marxisme stalinisé du Parti communiste ? Toujours est-il qu’il
reproche également à Marx d’avoir apporté de fausses solutions théoriques du
fait de ne pas avoir assez pris en compte que le passage de la classe en soi à
la classe réelle (réalisée) nécessitait un travail politique, c’est-à-dire une
lutte pour l’imposition de principes de vision et de division, d’idées-forces « qui donnent de la force
en fonctionnant comme force de mobilisation »
(Bourdieu, 2000a :
63) : « Le passage de l’état de
groupe pratique à l’état de groupe institué (classe, nation, etc.) suppose la
construction du principe de classement capable de produire l’ensemble des
propriétés distinctives qui sont caractéristiques de l’ensemble des membres de
ce groupe »
(Bourdieu, 1987b :
153). La critique est censée dans la mesure où Marx surestime parfois le social
au détriment du politique qui n’en serait qu’une conséquence. En certains
développements, la classe politique tend à être rabattue sur la classe sociale
et sa croissance organique, mais Marx considère néanmoins que le projet
révolutionnaire relève bien d’un processus incertain, celui de la
lutte des classes (force motrice d’un développement historique ouvert), durant
lequel le prolétariat se constitue en sujet :
« La classe ouvrière
se construit comme force politique et sociale consciente d’elle-même, visant à
la fois l’émancipation humaine et la constitution de formes collectives
d’action et de décision, par-delà les frontières sociologiques de la seule
classe ouvrière mobilisée »
(Garo, 2012 : 51).
Le passage de l’en-soi au pour-soi passe ainsi par une lutte politique concrète
(et non une utopie abstraite), laquelle est « associée
à la connaissance d’une essence et des contradictions qui la traverse,
connaissance qui joue de ce fait même un rôle directement politique, donnant à
percevoir le conflit d’intérêts présent et le transposant en un rapport de
forces dont la théorie est alors partie prenante »
(Garo, 2012 : 40).
« Marx ne théorise pas une classe-parti qui, via la coïncidence entre classe en-soi et classe pour-soi, situerait dorénavant au niveau de l’organisation elle-même le processus d’individuation. Mais il s’efforce bien de penser des sujets de la transformation historique, qui sont à la fois et indissociablement des sujets individuels et collectifs. C’est la formation de la conscience politique de l’individu et l’élargissement de son pouvoir social d’action qui doit selon lui conduire à la formation d’un dispositif collectif de décision, qui n’est rien moins, à terme, que l’humanité elle-même, démocratiquement organisée et enfin capable de choix concertés, c’est-à-dire en mesure d’inventer son histoire à proprement parler. De ce point de vue, Marx s’inscrit bien dans la filiation d’une réflexion philosophico-politique d’inspiration cosmopolite, dont Kant est un jalon majeur. Mais de façon radicalement inédite, la formation de structures collectives non-étatiques est pensée par Marx comme facteur central dans un procès historique de subjectivation élargie qui repose toujours, en dernière instance, sur la subjectivation des individus en tant que tels et sur leur capacité à se hisser au niveau d’acteurs historiques conscients » (Garo, 2012 : 48-49).
Contrairement à certaines formules un peu rapides faisant de
l’essence de la lutte des classes « le
passage sans transition de la connaissance à l’action » (Lukács, 1960 : 259), Marx s’avère bien plus prudent, à
l’instar d’Herbert Marcuse qui estime que « Le
prolétariat […] fournit à la philosophie les ‘‘armes matérielles’’, [et] trouve
dans la philosophie ses ‘‘armes intellectuelles’’ »
(1963 : 168). Le
matérialisme historique fait une place de choix aux structures objectives,
c’est évident, mais il n’oublie pas pour autant le facteur subjectif en ce
qu’il place la pratique au centre des procès de changement social et de la
geste révolutionnaire. Bourdieu insiste, pour sa part, sur le fait que
la lutte des classes est aussi (et pas seulement) une lutte de
classements, dimension qu’il estime particulièrement centrale : « une lutte proprement
symbolique (et politique), pour imposer une vision du monde social, ou, mieux
une manière de le construire, dans la perception et dans la réalité » (Bourdieu, 1994 : 27) :
« Les classes ne sont jamais mobilisées si elles ne sont pas en effet le produit de cette lutte de classements comme lutte proprement symbolique (et politique) pour imposer une vision du monde social et des principes de division selon lesquels le monde social est susceptible d’être découpé. De sorte que l’existence des classes est un enjeu de luttes autant dans les représentations que dans la réalité. Une classe même mobilisée par et pour la défense de ses intérêts ne peut se constituer en tant que telle qu’au prix et à la suite d’un travail collectif de construction inséparablement théorique et pratique. Mais elle a d’autant plus de chances d’advenir à l’existence sociale et de durer que les agents qui se rassemblent sont proches dans l’espace social » (Lenoir, 2004 : 159-160).
Il faudrait ainsi rompre avec l’objectivisme qui ignore « les luttes symboliques
dont les différents champs sont le lieu et qui ont pour enjeu la représentation
même du monde social et notamment la hiérarchie au sein de chacun des champs et
entre les différents champs »
(Bourdieu, 1984b :
3). Les représentations de classe du monde social sont partie intégrante dudit
monde, ainsi que de l’existence des classes elles-mêmes, et les luttes sociales
se développent avec l’appui de dispositifs symboliques de classement :
« Si l’on admet que toute société est faite de groupes structurés en classes d’équivalence par des relations d’ordre, parler de luttes de classement c’est, précisément, désigner l’ensemble des opérations et des processus – des pratiques – qui permettent aux distinctions entre classes d’être exprimées, officialisées, imposées ou disqualifiées, donc de les faire socialement exister. Mais c’est aussi admettre que ces luttes produisent, en retour, des effets d’assignation et participent, pour finir, d’un ordre social toujours provisoirement stable. Le classement ne résulte pas seulement d’un jugement d’attribution qui assigne à un individu une place ou une position ; il permet de définir ou de redéfinir des frontières, des limites, des ‘‘confins’’ entre groupes. Les luttes de classement soutiennent ainsi les constitutions et les transformations des groupes sociaux à l’intérieur des champs différenciés » (Gautier, 2012 : 387-388).
Prendre au sérieux la classe comme un principe de
classement, c’est éviter, selon Bourdieu, de « prendre
les choses de la logique, pour la logique des choses » (Marx) et éviter les écueils d’un
objectivisme structuraliste qui, certes est à même de constater l’objectivité
des distributions de propriétés matérielles, mais se rend incapable de
considérer l’importance d’une objectivité d’un autre ordre, celle des
classements et des représentations :
« Tout en refusant
d’accorder que les différences n’existent que parce que les agents croient ou
font croire qu’elles existent, on doit admettre que les différences objectives
inscrites dans les propriétés matérielles et dans les profits différentiels qu’elles
procurent se convertissent en distinctions reconnues dans et par les
représentations qu’en donnent et que s’en font les gens » (Bourdieu, 1978 : 16). C’est là reconnaître que pour avoir
une pleine consistance, les phénomènes sociaux doivent également s’inscrire
dans un ordre symbolique, étant entendu qu’il s’agit « d’inclure dans le réel la représentation du
réel, ou plus exactement la lutte des représentations, au sens d’images
mentales, mais aussi de manifestations sociales destinées à manipuler les
images mentales »
(Bourdieu, 1987b :
136). Comme le note Rémi Lenoir, il s’agit de « tirer
parti du fait que toute classe sociale doit une part de ses propriétés à la
position qu’elle occupe dans une structure sociale (comme une partie dans un
tout), ces propriétés, selon la logique structuraliste que Pierre Bourdieu
poussait jusqu’au bout, devant être relativement indépendantes de ses qualités
intrinsèques, celles que la classe tient de ses conditions matérielles
d’existence » (2004 : 143). Bourdieu préfère
donc s’appuyer sur une théorie de l’ajustement objectif à la nécessité du « jeu » (qui n’est pas
nécessairement celui des rapports de production), qui a notamment été
illustrée, dans les premiers travaux de Bourdieu, par l’étude des « sens de l’honneur » et
des stratégies de reproduction kabyles et béarnais :
« La notion d’espace social permet d’échapper à l’alternative du nominalisme et du réalisme en matière de classes sociales : le travail politique destiné à produire des classes sociales en tant que corporate bodies, groupes permanents, dotés d’organes permanents de représentation, de signes, etc. a d’autant plus de chances de réussir que les agents qu’il veut rassembler, unifier, constituer en groupe sont plus proches dans l’espace social (donc appartiennent à la même classe sur le papier). Les classes au sens de Marx sont à faire par un travail politique qui a d’autant plus de chances de réussir qu’il s’arme d’une théorie bien fondée dans la réalité, donc plus capable d’exercer un effet de théorie – theorein, en grec veut dire voir –, c’est-à-dire d’imposer une vision des divisions » (Bourdieu, 1987a : 153-154).
Plutôt que d’insister sur l’existence de classes sociales et
d’une société d’individus qui « exprime
la somme des relations, des rapports où ces individus se situent les uns par
rapport aux autres »
(Marx, 1980 : 205),
Bourdieu préfère accentuer l’importance de l’espace social en tant qu’espace de
différences(d’inégalités), c’est-à-dire de distribution de différentes espèces
de capital (économique, social, culturel, symbolique, etc.) « dans lequel les classes
existent en quelque sorte à l’état virtuel, en pointillé, non comme un donné,
mais commequelque chose qu’il s’agit de faire »
(Bourdieu, 1994 :
28). Dans une perspective bourdieusienne, les capitaux sont avant tout le
résultat d’une dotation différentielle, un « asset,
au sens du marxisme analytique de J. Roemer et de E. O. Wright [:]
dotation différentielle, et, en ce sens, comme relation » (Bidet, 2001 : 409). Aussi, pour le
sociologue, s’agit-il de rompre « avec
la théorie marxiste [qui aurait] tendance à privilégier les substances – ici
les groupes réels dont on prétend définir le nombre, les limites, les membres,
etc. – au détriment desrelations et avec l’illusion intellectualiste qui
porte à considérer la classe théorique, construite par le savant, comme une
classe réelle, un groupe effectivement mobilisé »
(Bourdieu, 1984b :
3). L’espace des positions sociales décrit également un espace des dispositions
(habitus) et de prises de position (représentations) qui définissent des places
dans la distribution des pouvoirs et conduisent à des luttes notamment
symboliques. De même, pour le sociologue, lavaleur est-elle à comprendre,
primordialement, comme l’enjeu de luttes et non une propriété matérielle des
marchandises échangées et de faire à cette occasion le reproche à un certain
marxisme, et pour le coup à Marx lui-même, un substantialisme évitant de faire
une critique de l’économie de la production sociale de la valeur, alors que l’auteur
même du Manifeste « dénonçait dans le
fétichisme le produit par excellence de l’inclination à imputer la propriété
d’être une marchandise à la chose physique et non aux relations qu’elle
entretient avec le producteur et les acheteurs potentiels » (Bourdieu, 1987a : 127). Chez Marx, la
valeur n’est pourtant pas une propriété naturelle, mais bien le résultat d’une
construction sociale qui, d’une part, homogénéise et indifférencie l’activité
créatrice de la valeur d’échange (un travail
général-abstrait) et, d’autre part, transforme la valeur d’usage en « abstraction réelle » qui, fétichisée, se
fait support de l’idéologie marchande :
« La valeur n’y joue
pas le rôle de substance. Pas plus que le capital ne se présente comme une
chose économique. Ce sont bien des rapports sociaux, un système de relations
historiquement déterminées des hommes entre eux et des hommes avec leurs
conditions naturelles de reproduction »
(Bensaïd, 2001 :
32). S’agissant précisément de la valeur, l’accusation du sociologue à l’endroit
du matérialisme historique semble moins relever de la dénonciation d’un
constructivisme critique qui ne tiendrait pas ses engagements à saisir les
faits comme des processus (chosisme), qu’à la nécessité d’élargir l’étude de ce
que sont les phénomènes de construction de la valeur, au-delà du terrain
strictement économique. Avec Max Weber, Bourdieu invite, affirme-t-il, à un « matérialisme radical » qui n’en reste pas à
l’analyse économique, mais l’étend « à
des terrains ordinaires abandonnés par l’économie […] où règne [notamment]
l’idéologie du désintéressement »
(1984a : 25).
Dans La Distinction, cette
attention à l’ajustement des manières d’être et de faire à l’environnement
social conduit Bourdieu à proposer de :
« substituer à la relation abstraite entre des consommateurs aux goûts interchangeables et des produits aux propriétés uniformément perçues et appréciées, la relation entre des goûts qui varient de façon nécessaire selon les conditions économiques et sociales de leur production, et les produits auxquels ils confèrent leurs différentes identités sociales. Il suffit en effet de poser la question, étrangement ignorée des économistes, des conditions économiques de la production des dispositions postulées par l’économie, c’est-à-dire, dans le cas particulier, la question des déterminants économiques et sociaux des goûts, pour apercevoir la nécessité d’inscrire dans la définition complète du produit les expériences différentiellesqu’en font les consommateurs en fonction des dispositions qu’ils doivent à leur position dans l’espace économique » (Bourdieu, 1979 : 111-112).
Citant le livre premier du Capital qui consigne que « la
division du travail imprime à l’ouvrier de manufacture un cachet qui le
consacre propriété du capital »,
Bourdieu fait un parallèle entre ce « cachet » dont parle Marx et ce
qu’il qualifie, pour sa part, de « style
de vie » populaire
marqué par un « matérialisme
spontané », lequel,
du côté du goût, ne peut être qu’indexé à la nécessité qui « porte à réduire les
pratiques à la vérité de leur fonction »,
et appréhendé par les autres classes comme un manque de savoir, de savoir-être,
de savoir-faire et finalement de savoir-vivre. Les pratiques et les
représentations de celles-ci « sont
toujours plus ajustées qu’il ne paraît aux conditions objectives dont elles
sont le produit ».
Et d’ajouter :
« Dire avec Marx que ‘‘le petit-bourgeois ne peut pas dépasser les limites de son cerveau’’ (d’autres auraient dit les limites de son entendement), c’est dire que sa pensée a les mêmes limites que sa condition, que sa condition le limite en quelque sorte deux fois, par les limites matérielles qu’elle impose à sa pratique et par les limites qu’elle impose à sa pensée, donc à sa pratique, et qui lui font accepter, voire aimer, ces limites. On est ainsi mieux en mesure de comprendre l’effet propre de la prise de conscience : l’explicitation du donné présuppose et produit la mise en suspens de l’adhésion immédiate à ce donné qui peut conduire à la dissociation de la connaissance des relations probables et de la reconnaissance de ces relations, l’amor fatipouvant ainsi se renverser en odium fati » (Bourdieu, 1979 : 271).
De l’habitus
Les conditions économiques déterminent les pratiques, les
goûts, les styles de vie. L’opération ne s’effectue cependant pas de manière
directe, mais parce que ces rapports « aval » au monde sont le
produit de conditions sociales d’existence « amont » qui les ont forgés, et
qui sont également, la plupart du temps, celles dans lesquelles ils se
développent et s’ajustent au mieux des situations. La logique de la pratique
bourdieusienne diffère donc sensiblement de celle que développe Marx par le
biais du concept de modes de production (forces
productives + rapports de production – Burawoy, 2012). Pour
Bourdieu, « les
pratiques peuvent se trouver objectivement ajustées aux chances objectives
– tout se passant comme si la probabilité a
posteriori ou ex post d’un événement, qui est connue à partir de
l’expérience passée, commandait la probabilité a priori ou ex
ante, qui lui est subjectivement accordée – sans que les agents procèdent au
moindre calcul et même à une estimation, plus ou moins consciente, des chances
de réussite »
(Bourdieu, 2000b :
259). Autrement dit, les conditions économiques ne pèsent de tout leur poids
qu’en résonnance avec ce que Bourdieu définira comme unhabitus, et plus
spécifiquement, l’habitus qu’elles ont façonné en tant qu’il apparaît comme
un sens de l’orientation sociale de ce qui convient ou disconvient,
c’est-à-dire orientant « les
occupants d’une place déterminée dans l’espace social vers les positions
sociales ajustées à leurs propriétés, vers les pratiques ou les biens qui
conviennent aux occupants de cette position qui leur ‘‘vont’’ » (Bourdieu, 1979 : 544).
« Produites par une classe particulière de conditions matérielles d’existence, objectivement saisies sous la forme d’une structure particulière de chances objectives – un avenir objectif –, les dispositions à l’égard de l’avenir, structures structurées, fonctionnent comme structures structurantes, orientant et organisant les pratiques économiques de l’existence quotidienne, opérations d’achat, d’épargne ou de crédit, aussi bien que les représentations politiques, résignées ou révolutionnaires » (Bourdieu, 1977a : 7-8).
Comme le note Gisèle Sapiro, Bourdieu « retient du matérialisme
historique l’attention aux conditions d’existence différenciées et la
conception structurale et dialectique des rapports entre les classes sociales,
[mais il] réinsère à la suite de Max Weber, le point de vue subjectif des
agents sur le monde et l’interrogation sur les logiques d’action » (2004 : 62). Mais cet intérêt
pour le point de vue subjectif des agents, ainsi que pour leurs logiques
d’action est loin d’être étranger au matérialisme historique. Au mitan des années
1960, Lucien Goldmann, dans une formulation proche de celle de Bourdieu,
affirme ainsi : « Je pense que la réalité
historique est liée à une série d’habitudes, de comportements de structures
mentales et que les hommes vivant dans des conditions analogues constituent des
groupes sociaux qui élaborent pour résoudre leurs problèmes un ensemble
d’habitudes ou de structurations mentales à l’aide desquelles ils agissent dans
le monde et qui d’ailleurs ne structurent pas seulement leur comportement, mais
tout autant leur intelligence, leur pensée et leur affectivité » (Collectif, 1970 : 159).
Dans Algérie 60, citant Marx, Bourdieu évoque par exemple
la reproduction simple de l’activité technique et rituelle des
paysans algériens qui, en lien avec labase économique de la société permet
« la production des
biens qui permettent au groupe de subsister et de se reproduire biologiquement,
et la reproduction des liens, des valeurs et des croyances qui font la cohésion
du groupe »
(Bourdieu, 1977a :
29). Ce passé-présent, élément d’organisation d’un futur (d’un
probable), conduit à des ajustements plus ou moins aisés, mais aussi à des
décalages pratiques où la confrontation entre structures objectives et
subjectives créée des tensions qui placent le sujet social en porte-à-faux avec
les situations auxquelles il se trouve confronté. En Algérie, Bourdieu montre
la difficulté des paysans à s’ajuster aux nouvelles structures de l’économie
coloniale, laquelle résulte « de
la contradiction entre les valeurs traditionnelles – indivision, logique de
l’honneur qui refuse le calcul et la rationalisation des échanges économiques,
etc. – et la logique capitaliste, à plus forte raison quand elle est imposée de
l’extérieur par le colonialisme »
(Sapiro, 2004 : 63).
Bourdieu effectue une analyse du même type s’agissant de la société rurale en
Béarn, pour laquelle il souligne que les représentations contradictoires de la
condition paysanne qui y prévalent, entre révolte et conservatisme, trouvent
leur fondement «dans les ambiguïtés objectives d’une condition profondément
contradictoires »
(Bourdieu, 2002a :
224). Dans lepost-scriptum du Bal des célibataires, intitulé « Une classe objet », il précise :
« S’il y a une vérité, c’est que la vérité du monde social est un enjeu de luttes : parce que le monde social est, pour une part, représentation et volonté ; parce que la représentation que les groupes se font d’eux-mêmes et des autres groupes contribue pour une part importante à faire ce que sont les groupes et ce qu’ils font. La représentation du monde sociale n’est pas un donné ou, ce qui revient au même, un enregistrement, un reflet, mais le produit d’innombrables actions de construction qui sont toujours déjà faites et toujours à refaire. Elle est déposée dans les mots communs, termes performatifs qui font le sens du monde social autant qu’ils l’enregistrent, mots d’ordre qui contribuent à produire l’ordre social en informant la pensée de ce monde et en produisant les groupes qu’ils désignent et qu’ils mobilisent. Bref, la construction sociale de la réalité sociale s’accomplit dans et par les innombrables actes de construction antagonistes que les agents opèrent, à chaque moment, dans leurs luttes individuelles et collectives, spontanées ou organisées, pour imposer la représentation du monde social la plus conforme à leurs intérêts ; luttes bien sûr très inégales puisque les agents ont une maîtrise très variable des instruments de production de la représentation du monde social (et, plus encore, des instruments de production de ces instruments) et du fait aussi que les instruments qui s’offrent immédiatement à eux tout préparés, et en particulier le langage ordinaire et les mots de sens commun, sont par la philosophie sociale qu’ils véhiculent à l’état implicite, très inégalement favorables à leurs intérêts selon la position qu’ils occupent dans la structure sociale » (Bourdieu, 2002a : 249-250).
La théorie de l’habitus pose ainsi l’existence d’une
dialectique entre des structures objectives indépendantes de la
conscience (des histoires faites choses) et les constructions subjectives
des individus (des histoires faites corps), représentations et dispositions au
principe desquelles les premières se trouvent et que les secondes tendent à
reproduire[1] :
un « double
mouvement constructiviste d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation
de l’intérieur »
(Corcuff, 1995 :
32). Mais « les
structures objectives sont elles-mêmes des produits de pratiques historiques
dont le principe producteur est lui-même le produit des structures qu’il tend
de ce fait à reproduire »
(Bourdieu, 2000b :
278). L’habitus se trouve donc au carrefour d’une double historicité. C’est un
« passé agi et
agissant qui, fonctionnant comme capital accumulé, produit de l’histoire et
partir de l’histoire »
(Bourdieu, 1980a :
94). Autrement dit, « Les
différences dans les dispositions sont, autant que les différences de position
(auxquelles elles sont souvent liées), au principe de différences de perception
et d’appréciation et, par là, de divisions bien réelles » (Bourdieu, 1980b : 12). Par là, Bourdieu rompt lui aussi, à
sa façon, avec l’opposition entre l’objectivisme et le subjectivisme, la
structure et le sujet, la théorie et la pratique, pour proposer une théorie de
la pratique rendant compte, pour parler comme Marx dans sa première thèse sur
Feuerbach, de « l’activité
humaine concrète »,
et dans les termes du sociologue, de « l’activité
cognitive de construction de la réalité sociale »
au principe de laquelle on ne trouve pas « une
conscience calculante et raisonnante »,
mais un « agent dans
sa vérité d’opérateur pratique de constructions du réel » (Bourdieu, 1998a : 295) :
« À la vision
dualiste qui ne veut connaître que l’acte de conscience transparent à lui-même
ou la chose déterminée en extériorité, il faut donc opposer la logique réelle
de l’action qui met en présence deux objectivations de l’histoire » (Bourdieu, 1980a : 95).
« L’économie des pratiques économiques, cette raison immanente aux pratiques, trouve son principe non dans des ‘‘décisions’’ de la volonté et de la conscience rationnelles ou dans des déterminations mécaniques issues de pouvoirs extérieurs, mais dans les dispositions acquises à travers les apprentissages associés à une longue confrontation avec les régularités du champ ; ces dispositions sont capables d’engendrer, en dehors même de tout calcul conscient, des conduites et même des anticipations qu’il vaut mieux appelerraisonnables que rationnelles, même si leur conformité avec les estimations du calcul incline à les penser et à les traiter comme des produits de la raison calculatrice » (Bourdieu, 2000c : 22-23).
La notion d’habitus « restitue
à l’agent un pouvoir générateur et unificateur, constructeur et classificateur,
tout en rappelant que cette capacité de construire la réalité sociale, elle
même socialement construite, n’est pas celle d’un sujet transcendantal, mais
celle d’un corps socialisé, investissant dans la pratique des principes
organisateurs socialement construits et acquis au cours d’une expérience
sociale située et datée »
(Bourdieu, 1997 :
164). Bourdieu prend en compte l’expérience des sujets sociaux (agents) comme
étant partie intégrante de la réalité sociale, mais cette attention ne fait jamais
abstraction du fait que l’action et la production de sens desdits sujets est
également comptable de structures structurantes.
« En tant que pratique, [cette théorie de la pratique] rappelle, contre le matérialisme positiviste, que les objets de connaissance sont construits, et non passivement enregistrés, et, contre l’idéalisme intellectualiste, que le principe de cette construction est le système des dispositions structurées et structurantes qui se constitue dans la pratique et qui est toujours orienté vers des fonctions pratiques. On peut en effet, avec le Marx des Thèses sur Feuerbach, quitter le point de vue souverain à partir duquel l’idéalisme objectiviste ordonne le monde sans être obligé de lui abandonner ‘‘l’aspect actif ’’ de l’appréhension du monde en réduisant la connaissance à un enregistrement : il suffit pour cela de se situer dans ‘‘l’activité réelle comme telle’’, c’est-à-dire dans le rapport pratique au monde par où le monde impose sa présence, avec ses urgences, ses choses à faire ou à dire, ses choses faites pour être dites, qui commandent directement les gestes ou les paroles sans jamais se déployer comme un spectacle. Il s’agit d’échapper au réalisme de la structure auquel l’objectivisme, moment nécessaire de la rupture avec l’expérience première et de la construction des relations objectives, conduit nécessairement lorsqu’il hypostasie ces relations en les traitant comme des réalités déjà constituées en dehors de l’histoire des individus et du groupe, sans retomber pour autant dans le subjectivisme, totalement incapable de rendre compte de la nécessité du monde social : pour cela, il faut revenir à la pratique, lieu de la dialectique de l’opus operatum et du modus operandi, des produits objectivés et des produits incorporés de la pratique historique, des structures et des habitus » (Bourdieu, 1980a : 87-88).
Pour Marx, le sujet social est un sujet collectif, un
individu socialisé, et c’est précisément en tant qu’être social que l’être
humain est individuel :
« L’essence humaine n’est
pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité, c’est
l’ensemble des rapports sociaux » (Marx, Engels, 1972 :
25). Toutefois, « la subjectivation
collective ne peut être que le pendant d’une individuation accrue des
individus, construisant leur propre conscience critique et participant à une
lutte que nul ne leur impose » (Garo, 2012 : 61). Marx insiste donc
sur les capacités de l’individu (désaliéné) à penser juste et à agir en
conséquence :
celui-ci peut être exploité, subordonné, assujetti, dépossédé, aliéné, réifié,
mystifié, inaccompli, mais il est également, sous certaines conditions un
individu capable de critique, de s’opposer, de s’organiser et de travailler
activement à son émancipation. D’un côté des forces qui visent à brider des
virtualités individuelles créatrices et singularisantes, de l’autre des
potentialités qui ouvrent des possibles contraires de dégagement de ces
logiques d’asservissement. L’individu marxiste est donc à la fois le produit
des rapports sociaux, mais il est aussi susceptible de devenir un levier d’une
transformation sociale visant à modifier ces rapports sociaux. Chez Bourdieu,
l’agent social est uncollectif individué et il accentue surtout, par là,
l’impossibilité de l’agent à ne pas être le jouet socialisé des habitus qui
sont les siens. Même s’il faut préciser que la réaction routinisée est
conditionnelle, qu’elle n’a rien d’automatique et qu’elle n’évince jamais
totalement la possibilité d’une action déterminée par la référence consciente à
une fin, l’individu se caractérise surtout par le fait qu’il est agi et
maintenu comme « simple
support d’une fonction
sociale de détail » pour parler avec les
mots de Marx. L’habitus en tant que savoir pratique situe en effet le sujet
(l’agent) en un territoire social et culturel dont la fréquentation plus ou
moins longue cadre son sens pratique (un rapport pratique à la
pratique, une spontanéité conditionnée et limitée – Bourdieu, 2000c : 324), son rapport au
monde et la manière dont il se saisit de la réalité sociale comme membre
éventuel d’une classe, c’est-à-dire à partir de laquelle il se classe et classe
les autres en fonction d’un probable dont le sens est la résultante
d’une classe d’habitus qui est à la fois habitus de classe (principe générateur)
et habitus individuel. Cette hybridité se trouve au principe de régularités
pratiques, mais celles-ci n’empêchent pas la diversité des conduites empiriques
et l’existence de ce que Bourdieu nomme des phénomènes d’hystérésis qui
sont des « décalage[s]
entre les occasions et les dispositions à les saisir [et qui font] les
occasions manquées » (Bourdieu, 1980a : 94) :
« Chaque système de dispositions individuel est une variante structurale des autres [habitus des agents d’une même classe], où s’exprime la singularité de la position à l’intérieur de la classe et de la trajectoire. Le ‘‘style personnel’’, c’est-à-dire cette marque particulière que portent tous les produits d’un même habitus, pratiques ou œuvres, n’est jamais qu’un écart par rapport au style propre à une époque ou à une classe, si bien qu’il renvoie au style commun non seulement par la conformité […] mais aussi par la différence qui fait la ‘‘manière’’ » (Bourdieu, 1980a : 101).
Outre les différences de style, la pratique sociale oscille
également entre ajustements et désajustements ;
entre l’action qui convient, que l’on fait convenir (plus ou moins
consciemment), mais aussi celle qui rate, fluctuation praxéologique dont la
régulation est prise en charge par la logique des pensables et des possibles : « Il peut arriver que, selon le paradigme de
Don Quichotte, les dispositions soient en désaccord avec le champ et les
‘‘attentes’’ qui sont constitutives de sa normalité » (Bourdieu,
1997 : 190). Au cœur
de l’habitus se situe donc la représentation (subjective) des possibles saisis
comme situations probables cadrées par des structures objectives qui bornent
tant les espérances subjectives qu’elles en définissent les conditions
d’actualisation. Aussi, « les
pratiques ne se laissent déduire ni des conditions présentes qui peuvent
paraître les avoir suscitées ni des conditions passées qui ont produit
l’habitus principe durable de leur production »
(Bourdieu, 1980a :
94). L’habitus se trouve « au
fondement de ce que Marx appelle la ‘‘demande
effective’’ […], rapport réaliste aux possibles qui trouve son fondement et du
même coup ses limites dans le pouvoiret qui, en tant que disposition
incluant la référence à ses conditions (sociales) d’acquisition et de
réalisation, tend à s’ajuster aux chances objectives de la satisfaction du
besoin ou du désir » (Bourdieu, 1980a : 108-109). Dans un
article reprenant d’ailleurs une formule marxienne, « Le mort saisit le vif »[2], Bourdieu revient sur le passage
de L’Être et le néant (1943) dans lequel Jean-Paul Sartre donne
l’exemple du garçon de café qui joue son rôle social de garçon de café. Par là,
il « ne se fait pas
chose (ou ‘‘en soi’’) »,
comme le pense Sartre :
« Son corps, où est inscrite
une histoire, épouse sa fonction, c’est-à-dire une histoire, une tradition
qu’il n’a jamais vue qu’incarnée dans des corps ou mieux, dans ces habits
‘‘habités’’ d’une certain habitus que l’on appelle des garçons de
café »
(Bourdieu, 1980b :
8).
« Le concept d’habitus permet ainsi à Bourdieu d’intégrer les acquis de différentes traditions de la sociologie : la tradition marxiste, qui rappelle que les formes de consciences se différencient selon les conditions d’existence [cf. infra], la critique wébérienne du matérialisme marxiste, qui rétablit la place de la vision du monde des groupes sociaux dans l’orientation de leur action [rappelons que Lukács fut l’assistant de Weber], et la tradition durkheimienne de l’étude des formes de classification telle qu’elle a été adaptée par le structuralisme » (Sapiro, 2004 : 69).
Les habitus font par ailleurs pièce avec les champs,
lesquels peuvent être considérés comme des territoires sociaux plus ou moins
autonomes disposant de leurs propres règles, usages et enjeux (des champs de
forces), ainsi que leurs propres formes de domination établissant des
différences de position et des rapports de force entre ceux, dominants, qui
sont dotés de formes de capital dont le volume et la structure
les disposent à s’ajuster au mieux aux exigences des champs qu’ils
fréquentent et ceux, dominés, dont les ressources dispositionnelles leur
permettent des accommodements nettement moins efficaces et rétributifs. Chaque
champ se caractérise donc par des « mécanismes
spécifiques decapitalisation des ressources légitimes qui lui sont propres » (Corcuff, 1995 : 34), mais si « chaque champ a sa propre
logique et sa propre hiérarchie, la hiérarchie qui s’établit entre les espèces
du capital et la liaison statistique entre les différents avoirs font que le
champ économique tend à imposer sa structure aux autres champs »
(Bourdieu, 1984b :
3). La reconnaissance de cette prévalence du champ économique se distingue
toutefois de la logique de la dernière instance(même dans son approche
marxienne non déterministe) que Bourdieu envisage comme un réductionnisme. La
théorie marxiste se condamnerait, selon lui, « à définir la position sociale par référence
à la seule position dans les rapports de production économique et qu’elle
ignore du même coup les positions occupées dans les différents champs et
sous-champs, et notamment dans les rapports de production culturelle, ainsi que
toutes les oppositions qui structurent le champ social »
(Bourdieu, 1984b :
9). C’est là une différence notoire avec le logiciel marxiste puisque Bourdieu
envisage la logique de reproduction non comme portant sur un système social
global (reproduction élargie), mais sur de multiples sphères différenciées mais
reliées entre elles. Il introduit alors l’idée d’une multiplicité de luttes qui
ne peuvent se résumer, tant s’en faut, à la seule lutte des classes, mais
plutôt à des luttes de places et de classements au fondement d’une
prolifération des contradictions, lesquelles peuvent toutefois révéler des
positions homologues (e.g. entre misère de condition et misère
de position – Bourdieu, 1993), c’est-à-dire reproduire une même structure
de domination (qui n’est pas nécessairement de l’exploitation) d’un champ à
l’autre, définissant ainsi unchamp du pouvoir, c’est-à-dire un champ de
lutte pour le pouvoir, entre dominants (l’équivalent serait le mode de
production chez Marx) :
« Les rapports des autres champs au champ de production économique sont à la fois des rapports d’homologie structurale et des rapports de dépendance causale, la forme des déterminations causales étant définie par les relations structurales et la force de la domination étant d’autant plus grande que les rapports dans lesquels elle s’exerce sont plus proches des rapports de production économique » (Bourdieu, 1984b : 10).
Selon Bourdieu, ces homologies conduisent sous certaines
conditions à des alliances de classe plus ou moins durables, par exemple entre
intellectuels et ouvriers qui, pour Marx, font vaciller la division sociale du
travail (matériel/idéel) et, par là, symboliquement et pratiquement,
fragilisent l’opposition idéologique entre la théorie et la pratique, le
concret réel de la pratique et le concret pensé de l’esprit. La théorie des
champs peut aussi aider à penser les contretemps (Marx) : « La pluralité des modes de dominations
spécifiques et la discordance des temps (les phénomènes d’asynchronie ou de
non-contemporanéité). Ainsi, les différents champs ne se transforment pas au
même rythme. Les rapports de classes, les rapports de sexe, les rapports de la
société à l’écosystème obéissent à des temporalités différentes »
(Bensaïd, 2001 :
32). Aussi, les champs ne sont pas équivalents les uns les autres, ils
possèdent leur « autonomie
relative »,
notamment par rapport au champ économique. L’espace social, vu de haut, définit
des « territoires » spécifiques habités par
des groupes sociaux (les classes) dont la réalité est largement indexée au
champ économique, et vu de près, assemble une multitude de « régions » (les champs) dont
chacune d’entre elles est traversée par la même logique de répartition du
pouvoir en fonction de la diversité, du volume et de la structure des capitaux
possédés par les sujets sociaux participant du jeu des champs qu’ils
fréquentent. Dans cette perspective, l’effort de totalisation au principe du
matérialisme historique (le marxisme comme point de vue de la totalité
concrète), consistant à expliquer le fonctionnement des sociétés à partir de
leur réalité pratique en tant qu’elles forment un tout, et considérant qu’il
s’agit de saisir les phénomènes sociaux comme éléments d’une totalité
constituée par l’ensemble des rapports sociaux objectifs et subjectifs (les
rapports de production et leurs formes de conscience), est pris en charge par
la sociologie bourdieusienne comme la nécessité d’une analyse emboîtée
saisissant, d’une part, les dispositions et les positions qui s’y attachent, à
l’intérieur de chaque champ et, d’autre part, les positions de chaque champ les
uns par rapport aux autres (autonomie/hiérarchie). Ce que propose Bourdieu est bien
une théorie de la réalité sociale comme totalité concrète, c’est-à-dire
organisée par des structures en évolution portées par des histoires faites à la
fois corps et choses (des états du monde social) et interreliées dans des
situations.
De la domination symbolique
Bourdieu, reproche en fait à Marx d’avoir « évacué de son modèle la
vérité subjective du monde social contre laquelle il a posé la vérité objective
de ce monde comme rapport de forces. [Or] la représentation subjective du monde
social comme légitime fait partie de la vérité complète de ce monde »
(1984a : 25). Aussi,
insiste-t-il sur le fait que, dans certaines limites, « les structures symboliques ont un pouvoir
tout à fait extraordinaire de constitution (au sens de la philosophie
et de la théorie politique) qu’on a beaucoup sous-estimé. Mais ces structures
[…] me paraissent définies dans leur spécificité par les conditions historiques
de leur genèse » (Bourdieu, 1987a : 29).
« Ceux qui croient produire une théorie matérialiste de la connaissance lorsqu ’il font de la connaissance un enregistrement passif et qu’ils abandonnent ainsi à l’idéalisme, comme le regrettait déjà Marx dans les Thèses sur Feuerbach, l’“aspect actif ’’ de la connaissance, oublient que toute connaissance, et en particulier toute connaissance du monde social, est un acte de construction mettant en œuvre des schèmes de pensée et d’expression et qu’entre les conditions d’existence et les pratiques ou les représentations s’interpose l’activité structurante des agents qui, loin de réagir mécaniquement à des stimulations, mécaniques, répondent aux appels ou aux menaces d’un monde dont ils ont eux-mêmes contribué à produire le sens. Toutefois, le principe de cette activité structurante n’est pas, comme le veut l’idéalisme intellectualiste et antigénétique, un système de formes et de catégories universelles, mais un système de schèmes incorporésqui, constitués au cours de l’histoire collective, sont acquis au cours de l’histoire individuelle et fonctionnent à l’état pratique et pour la pratique (et non à des fins de pure connaissance) » (Bourdieu, 1979 : 544-545).
« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes dedispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement ‘‘réglées’’ et ‘‘régulières’’ sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre » (Bourdieu, 1980a : 88-89).
Les rapports sociaux sont donc également des rapports
de sens, ils ont une dimension symbolique particulièrement importante dans la
mesure où cette dernière participe foncièrement à la construction de la réalité
sociale et notamment des structures de domination qui sont, elles aussi, à la
fois objectives et subjectives, institutionnalisées et intériorisées.
Toutefois, chez Bourdieu les rapports de domination objectivés ne sauraient se résumer
aux seuls appareils juridico-politiques ou aux appareils
idéologiques d’État (école, médias, famille, etc. – Althusser [3]) censés porter des structures qui
s’imposeraient aux individus de manière inconsciente et fonctionnelle. Dans
cette perspective, les cadres juridico-politiques mis en place par les classes
dominantes fixent les normes formelles de liberté et d’égalité telles qu’elles
leur sont directement utiles. Or Bourdieu déclare avoir « toujours été gêné par la représentation
hiérarchique des instances stratifiées (infrastructure/superstructure) qui est
inséparable de la question des rapports entre les structures symboliques et les
structures économiques » (Bourdieu, 1987a :
28). Il considère que l’idéologie a été par trop pensée par la tradition
marxiste au travers de cette logique instrumentale de la culture dominante
censée être « le produit de l’universalisation de
l’intérêt particulier des dominants […] imposée aux dominés »
(Bourdieu, 2012 :
269) : « Les pensées de la classe
dominante sont aussi, à toutes les époques, les pensées dominantes, autrement
dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est aussi
la puissance dominante spirituelle » (Marx, Engels, 1972 : 87). Pourtant, le
sociologue reconnaît bien que la culture des dominants est de factoun « instrument […] qui
légitime les distinctions en contraignant toutes les cultures désignées comme
sous-cultures à se définir par leur distance à la culture dominante »
(Bourdieu, 1977b :
408). Néanmoins, il estime que la notion d’idéologie « fait croire qu’il y a une infrastructure et
puis des discours »
(Bourdieu, 2012 :
465), des systèmes d’idées-représentations sociales qui fourniraient
à tout un chacun des outils intellectuels pour penser le monde et y agir, pour
répondre pratiquement à des problèmes sociaux et s’adapter/s’ajuster aux
situations ordinaires de conditions d’existence données. Traduits du côté de
l’agent, ces systèmes d’idées-représentations sociales déboucheraient
alors sur des systèmes d’attitudes-comportements sociaux qui seraient
en quelque sorte les précipités de formes de « conscience » déformée de la réalité
sociale. Bourdieu considère que ce schéma aurait tendance à opposer la raison
théorique à la raison pratique alors qu’il s’agirait davantage de saisir le « penser/agir » à l’aune d’une théorie
de l’action dialectisant dispositions et contextes :
« Le discours dominant n’est que l’accompagnement d’une politique, prophétie qui contribue à sa propre réalisation parce que ceux qui la produisent ont intérêt à sa vérité et qu’ils ont les moyens de la rendre vraie. Les représentations dominantes s’objectivent continûment dans les choses et le monde social enferme de toutes parts, sous forme d’institutions, d’objets et de mécanismes (sans parler des habitus des agents), de l’idéologie réalisée » (Bourdieu, Boltanski, 2008 : 105).
Aussi, Bourdieu en est-il arrivé à « bannir l’usage du mot ‘‘idéologie’’ […],
parce que, en évoquant l’ordre des idées, et de l’action par les idées sur les
idées, il incline à oublier un des mécanismes les plus puissants du maintien de
l’ordre symbolique, à savoir la double naturalisation qui résulte de
l’inscription du social dans les choses et dans les corps »
(Bourdieu, 1997 :
216). Le sociologue y préfère alors le concept de doxa et, plus
encore, celui de violence symbolique (Mauger, 2006), lequel est donc
censé porter une critique de Marx, dans la mesure où le sociologue juge que
celui-ci, avec Lukács et les tenants de la « fausse
conscience »,
resteraient enfermés dans une « philosophie
de la conscience »
frappée d’un biais « intellectualiste
et scolastique », et
ce, dans la mesure où ils considèreraient la prise de conscience comme
permettant mécaniquement de s’affranchir de la domination. Contre cet « automatisme » qui ferait donc du
savoir le sésame pour une sortie de l’aliénation, le sociologue réaffirme
l’heuristique d’une théorie dispositionnelle des pratiques « au-dessous du niveau de la conscience et du
discours » (Wacquant, 2002 : 34), seule capable, selon lui, de saisir « l’opacité et l’inertie
qui résultent de l’inscription des structures sociales dans les corps »
(Bourdieu, 1998b :
62) et la manière dont la domination se saisit tant des dominés que des
dominants (citant au passage Marx évoquant des dominants « dominés par leur
domination »). Le
reproche que Bourdieu adresse à Marx est-il pour autant fondé ? S’opposant à
l’idéalisme, ce dernier a pour le moins insisté sur le fait que la conscience
des hommes dépend de leur être (et non l’inverse). Aussi, les idées en tant que
productions symboliques (connaissances), mais aussi en tant que schèmes de
pensée (des manières de saisir le monde inscrites dans les corps), c’est-à-dire
en tant qu’elles interfacent les sujets au monde, sont débitrices des
conditions historiques dans et par lesquelles elles se forgent.
La disjonction dont Marx semble accusé par Bourdieu apparaît
indue dans la mesure où, chez Marx, la conscience n’est précisément pas une pure
instance idéelle, mais bien une structure matérielle de l’être social en tant
qu’il est un être conscient :
non pas, d’abord, au sens d’un être qui aurait connaissance (qui « verrait clair » – principe contraire à
l’idée d’une conscience possiblement aliénée perdant de vue son engagement dans
les dynamiques sociales – Noppen, 2012 :
115-116), mais dans celui d’un être dont la pensée est indissociable des
conditions de production de cette pensée : « L’individu
est l’Être social. La manifestation de sa vie, même si elle n’apparaît pas sous
la forme immédiate d’une manifestation collective de la vie, accomplie avec
d’autres et en même temps qu’eux, est donc une manifestation et une affirmation
de la vie sociale » (Marx, 1962 : 90). Et Franz
Jakubowsky d’ajouter :
« Le matériel chez Marx
c’est le réel sensible, quelque chose dont la réalité n’existe pas seulement
dans la Conscience. De même que chez lui, l’idéel signifie la Conscience, de
même le matériel n’est rien d’autre pour lui que l’Être – la conscience humaine
et l’être humain » (1971 : 76). Le sujet social
est doté d’une conscience qui s’avère ancrée, c’est-à-dire in-corporée et
in-formée par la vie qui est la sienne. Partir des individus réels et
vivants et de leur conscience, tel est bien le postulat de Marx, mais
il insiste également sur la dimension superstructurelle de l’infrastructure et
sur les formes idéologiques de la praxis fétichisée qui tendent à naturaliser
le surtravail et à faire oublier que la marchandise est le précipité de
rapports sociaux et d’un travail humain. Dans le cadre du matérialisme
historique, le fétichisme est à penser « comme
un type de médiation, historiquement déterminée, c’est-à-dire toujours
susceptible de transformation, qui unit le monde capitaliste de la production aux
représentations et croyances individuelles de ceux qui en assurent la
reproduction et le fonctionnement » (Garo, 2012 : 36). Les biens
matériels ne sont pas seulement des marchandises échangeables : ils sont, nous dit
Marx, des condensés de rapports sociaux, et Bourdieu d’insister sur le fait
qu’ils sont également des « signes
de reconnaissance qui signifient et qui valent par tout l’ensemble de
leurs écarts par rapport aux autres propriétés – ou non propriétés »
(1978 : 17).
Si ce ne sont pas les idées qui produisent le changement
social (mais plutôt l’inverse), il ne faut pas pour autant se méprendre. Pour
Marx comme pour Bourdieu, la mise au jour des conditions sociales au principe
de la formation de la conscience ou de l’habitus est un élément central bien
que non suffisant pour conduire au changement social. Pour Marx, le dévoilement
pour avoir une portée réelle doit être relayé par une pratique politique qui va
permettre « de comprendreles
actions des hommes, les mobiles qui les ont mus, les buts qu’ils poursuivaient,
la signification qu’avaient, pour eux, leurs comportements et leurs
actions »
(Goldmann, 1966 :
29), bref d’avoir, selon la formule de Lukács déjà citée, uneconnaissance de
soi de la société capitaliste (1960 :
263). Ce qui ressemble fort à un pari de type pascalien (auquel
Bourdieu – tout comme Goldmann – n’est incontestablement pas insensible) : croire en « la mission historique du
prolétariat, son aspiration à une révolution universelle qui abolira les
classes sociales » (Löwy, 2012 : 134). Le modèle marxien
de la « prise de
conscience » ne
relève pas d’une vision compréhensive des faits de conscience, mais d’une
approche politique en ce qu’il insiste davantage sur la conscience posible
(Goldmann, 1971), c’est-à-dire le fait de conscience en tant qu’il ouvre
(jamais seul) un avenir que sur l’aspect seulement constatatif. Autrement dit,
la prise de conscience n’est efficiente que si elle est conscience de
classe, tendue vers la nécessité d’un dépassement. Les limites de la conscience
tiennent à la situation objective de la classe en tant que cette dernière
médiatise le rapport à la connaissance en l’insérant dans un projet politique
qui, seul, est susceptible de la transformer en une conscience non assignée
tournée vers l’action. Le point de vue de classe est une conscience
nécessairement pratique permettant, sous condition (notamment d’organisation
collective), un dégagement des phénomènes d’assujettissement. Aussi, pour
nombre de marxismes, l’objectif et le subjectif se rencontrent dans le
mouvement révolutionnaire, faisant ainsi de la conscience de classe l’élément
central de la dynamique révolutionnaire de masse :
faire que les idées s’emparent des masses et deviennent forces matérielles.
L’entrelacement de l’objectif et du subjectif passe par l’unité de la théorie
et de la pratique dont le projet d’une transformation sociale radicale
constitue la médiation indispensable.
Pour Bourdieu, la dialectique objectif/subjectif se négocie
moins dans une conscience pratique que dans un ethos de
classe (système de schèmes cognitifs chez Weber – lequel a aussi une
dimension foncièrement pratique), déplacement prenant acte de divisions
sociales qui prennent racine tant dans l’objectivité des différences
matérielles que dans la subjectivité des représentations, et insiste sur
l’aspect astreignant de l’habitus (e.g. une misère de condition pour
les classes défavorisées. Lukács aurait parlé de conscience de soi de la
marchandise). Les dispositions sont des schèmes ayant une certaine persistance
et dont la déshabituation ne peut relever d’une simple « prise de conscience » entendue comme œuvre de la raison, mais
d’une socialisation « reprogrammant » des manières de penser,
d’agir, de sentir, etc. Bourdieu estime que la pensée n’advient que par le
biais d’un corps socialisé, d’une mimèsis et que « la médiation par la
représentation est […] comme seconde si ce n’est secondaire. Elle n’a pas ‘‘statut de cause’’. […] L’imprégnation
opère et ne requiert pas d’état de conscience spécifique »
(Gautier, 2012 : 318).
Par exemple, « il n’y a de
différence socialement connue et reconnue que pour un sujet capable non
seulement de percevoir les différences, mais de les reconnaître comme
signifiantes, intéressantes, c’est-à-dire pour un sujet pourvu de l’aptitude et
de l’inclination à faire les différences qui sont tenues pour
significatives dans l’univers social considéré» (Bourdieu, 1984b : 6). La contestation de
la « règle », de la « vision du monde » commune, la remise en
cause du jeu, la suspension de l’adhésion sont le produit de crises de
désajustements, d’hystérésis, etc., qui créent de la souffrance, mais aussi de
la distance à la nécessité, un écart qui peut laisser la place à effort
conscient, une forme de connaissance. Marx dit-il quelque chose de très différent ? Il nous semble que non,
sauf qu’il le fait, d’une part, au regard de la société de son époque, avec des
outils théoriques nettement moins sensibles à la différenciation sociale [4] et, d’autre part, dans l’optique de
la mobilisation du prolétariat à laquelle Bourdieu est étranger. Mais dans un
cas comme dans l’autre, c’est la production de formes de vie autres que celles
qui engendrent la conformation à l’ordre social (local ou général) qui
permettent une ouverture vers un possible alternatif, praxis au sein
de laquelle la théorie n’est pas absente quand celle-ci s’efforce
d’être critique et donc nécessairement en prise avec les réalités concrètes du
monde tel qu’il va (un concret-pensé chez Marx). Bourdieu ne théorise
pas la révolution prolétarienne et l’idée que « le prolétariat en lutte pour sa libération
trouve en lui une claire conscience de soi» (Lukács, 1965 : 25) lui est évidemment
étrangère (Karsenti, 2011). Toutefois, il propose également un modèle d’analyse
critique non dualiste du rapport objet/sujet susceptible de produire « une vision claire de la
réalité en vue de l’action » (Lukács, 1960 : 258). Pour le
sociologue, la connaissance concrète de la réalité concrète n’a décidément rien
de la condition immédiate de l’affirmation des dominés dans la lutte ; pour autant elle joue
un rôle particulier dans la mesure où elle permet, non pas de changer les
situations, mais de lever tout ou partie du voile dont la domination symbolique
a besoin pour s’exercer « en
contrebande » et
développer par là sa pleine efficacité car « les
sujets ne détiennent pas toute la signification de leurs comportements comme donnée
immédiate de la conscience et que leurs comportements enferment toujours plus
de sens qu’ils ne le savent et ne le veulent »
(Bourdieu, 1965 :
19) :
« La connaissance du monde social et, plus précisément, les catégories qui la rendent possible, sont l’enjeu par excellence de la lutte politique, lutte inséparablement théorique et pratique pour le pouvoir de conserver ou de transformer le monde social en conservant ou en transformant les catégories de perception de ce monde. La capacité de faire exister à l’état explicite, de publier, de rendre public, c’est-à-dire objectivé, visible, dicible, voire officiel, ce qui, faute d’avoir accédé à l’existence objective et collective, restait à l’état d’expérience individuelle ou sérielle, malaise, anxiété, attente, inquiétude, représente un formidable pouvoir social, celui de faire les groupes en faisant lesens commun » (Bourdieu, 1984b : 6).
Le savoir (la conscience) apporte les armes de la critique
en ce qu’il permet de lutter contre les « amnésies
de la genèse »
(pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ?
– Bourdieu, 2000b :
172), de défaire les complicités tacites et de proposer des systèmes de
classement alternatifs susceptibles de fragiliser les rapports de force imposés
et d’en révéler le caractère discrétionnaire :
« C’est en élevant le degré
de nécessité perçue et en donnant une meilleure connaissance des lois du monde
social que la science sociale donne le plus de liberté. Tout progrès dans la
connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible »
(Bourdieu, 1984a :
44). Par exemple, « s’il
est vrai que l’exploitation est la vérité objective du travail salarié, sa
vérité subjective qui la méconnaît plus ou moins, inséparable de l’exercice de
la domination (i.e. de la violence symbolique) au travail et hors travail,
fait partie des conditions sociales de possibilité de l’exploitation »
(Mauger, 2001 : 53).
Dans cette perspective, la connaissance est un potentiel émancipatoire
(Bourdieu évoque même l’idée d’une « augmentation
de conscience ») qu’il
s’agit d’actualiser, en une situation de domination donnée, par des relais
pratiques permettant de s’y soustraire au moins partiellement, mais elle
constitue aussi un comburant qui, « à
ras de sujet », peut
être sous certaines conditions converties en dispositions critiques [5]. La réflexivité, le fait de pouvoir
construire une distance critique à l’égard de la structure sociale relève donc
aussi de schèmes qui s’acquièrent diversement et doivent être en permanence
sollicités pour rester actifs par un effort permanent pour se libérer de l’agir
doxique. Aussi, dans une veine plus directement marxiste, dira-t-on que la
conscience de classe est l’enjeu de la lutte, mais est-ce là si différent ?
« Dans un univers capitaliste déchiré par les contradictions, la pensée subit les catégories fétichistes et réifiées des apparences. La société paraît régie par des lois naturelles, immuables, éternelles, auxquelles il est impossible et même dangereux de se soustraire. L’économie paraît avoir la structure empirique des choses inertes et les relations humaines semblent condamnées à la pétrification. La société capitaliste qui domine et écrase les hommes apparaît comme le seul ordre possible et l ’État bourgeois se manifeste comme le molosse inébranlable de l’Ordre. Le prolétariat subissant cette aliénation profonde ne conçoit sa situation qu’à travers l’idéologie dominante : qu’à l’intérieur du cadre bourgeois ; sa conscience réifiée est fausse » (Brohm, 1965 : 14-15).
Pour Bourdieu, la violence symbolique désigne ainsi une
forme de domination « implicite » qui engendre
la reconnaissance du caractère naturel et légitime de ladite
domination, laquelle est alors méconnue en tant que domination. La
vérité objective du travail salarié en tant que travail exploité fait par
exemple « oublier que
cette vérité [a] dû être conquise contre la vérité subjective du travail […],
[contre] un investissement dans le travail lui-même qui fait que le travail procure
un profit spécifique, irréductible au profit monétaire, [lequel] contribue à
rendre le travail acceptable au
travailleur malgré l’exploitation »
(Bourdieu, 1980b :
11). Plus généralement, « Tout
capital, quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, exerce une
violence symbolique dès qu’il est reconnu, c’est-à-dire méconnu dans sa vérité
de capital et s’impose comme autorité appelant reconnaissance” (Bourdieu,
1978 : 18). La
violence symbolique reste néanmoins une violence matérielle, physique.
Le concept
« dit expressément la rupture avec toutes les représentations spontanées et les conceptions spontanéistes de l’action pédagogique comme action non violente. [Il s’est] imposé pour signifier l’unité théorique de toutes les actions caractérisées par le double arbitraire de l’imposition symbolique, en même temps que l’appartenance de cette théorie générale des actions de violence symbolique (qu’elles soient exercées par le guérisseur, le sorcier, le prêtre, le prophète, le propagandiste, le professeur, le psychiatre ou le psychanalyste) à une théorie générale de la violence et de la violence légitime, appartenance dont témoignent directement la substituabilité des différentes violences sociales et indirectement l’homologie entre le monopole scolaire de la violence symbolique légitime et l’exercice légitime de la violence physique » (Bourdieu, Passeron, 1970 : 11).
La violence symbolique n’est pas, à proprement
parler, ignorée par ceux qui la subissent dans la mesure où elle crée
la plupart du temps de la souffrance ressentie comme telle (Bourdieu, 1993),
mais en même temps, elle n’est effective qu’ à condition de « s’exercer qu’avec la
complicité active – ce qui ne veut pas dire consciente et volontaire – de ceux
qui la subissent et qui ne sont déterminés que dans la mesure où ils se privent
de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience »
(Bourdieu, 1989 :
12). Et dans ses Médiations
pascaliennes de préciser que la violence symbolique nécessite « l’adhésion que le dominé
ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne
dispose, pour le penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que
d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la
forme incorporée de la structure de la relation de domination, font
apparaître cette relation comme naturelle » (Bourdieu,
1997 : 204). La
violence symbolique procède d’un processus de méconnaissance, c’est-à-dire
d’une connaissance approximative, largement incomplète, des rapports de force
qui sont au fondement de sa force (Bourdieu, Passeron, 1970). Elle relève donc
fondamentalement d’un arbitraire dont Emmanuel Terray repère trois
dimensions : a)
l’arbitraire d’un pouvoir imposé ;
b) l’arbitraire de contenus imposés, résultats « d’une
sélection qui ne peut se réclamer d’aucune nécessité ; c) « le
mode d’imposition auquel le pouvoir arbitraire recourt pour imposer les
significations qu’il a arbitrairement retenues »
(2003 : 300). Et de
préciser :
« Bourdieu opère ainsi une sorte de généralisation de l’arbitraire qui se répand dans la totalité de l’espace social. C’est ce que nous révèle la catégorie de capital symbolique. Toutes les espèces de capital – économique, culturel, scolaire, social – peuvent se transformer en capital symbolique ; il suffit pour cela que l’espèce considérée soit perçue à travers des notions qui ‘‘méconnaissent l’arbitraire de se possession et de son accumulation’’ » (Terray, 2003 : 300).
La violence symbolique escamote donc en quelque sorte
l’arbitraire des rapports de force, non en les emballant dans des discours
d’accompagnement incitatifs ou plus directement prescriptifs (e.g. médiatiques
– bien qu’elle ait avoir, du point de vue de son opérativité, avec le langage
et la représentation – Terray, 2002) qui en masquent la véritable nature et/ou
les justifient (ce qui n’est là qu’un cas particulier), mais davantage en
faisant correspondre des dispositions dominantes/dominées à des situations de
domination. La violence symbolique est donc une croyance en tant
qu’elle est « méconnaissance
du crédit qu’elle fait à son objet et qui contribue aux pouvoirs sur
elle de cet objet »
(Bourdieu, 1978 :
18). En cela, elle n’est pas foncièrement éloignée d’une conscience
fausse c’est-à-dire produisant une mal-conscience des réalités concrètes
et plutôt une inconscience des manières orientées (par elles) depuis lesquelles
on y répond. Gérard Mauger (2014) relève ainsi que pour Bourdieu (1989), la
violence symbolique ne peut s’exercer que dans la mesure où ceux qui la
subissent « se
privent de la possibilité d’une liberté fondée sur la prise de conscience ». La violence symbolique
rend donc compte de ce que Marx appelle des « abstractions-réelles », c’est-à-dire toutes
les formes de « mise
en programme » (des
corps, des institutions[6], des usages, des techniques, etc.) qui
cadrent les conduites afin que ces dernières coïncident au mieux avec les
attendus d’une structure sociale donnée. Le « symbolique » ne se résume donc pas
chez Bourdieu à des signifiants qui passeraient de tête en tête et
s’imposeraient par la «force des idées »,
mais relève surtout de comportementaux tendant à emporter la participation
volontaire (reconnaissance) de celles et ceux sollicités par des situations qui
précisément demandent un ajustement à des rapports de force masqués, méconnus
en tant qu’ils sont arbitraires.
L’ordre social est légitimé non par « une action délibérément orientée de
propagande ou d’imposition symbolique [mais] résulte du fait que les agents
appliquent aux structures objectives du monde social des structures de
perception et d’appréciation qui sont issues de ces structures objectives et
tendent de ce fait à apercevoir comme évident »
(Bourdieu, 1987a :
160-161).
« Encore faut-il se garder de croire que l ’inculcation consciente de thèmes, de thèses et de méthodes de pensée homogène puisse faire mieux que renforcer l’unité idéologique spontanément orchestrée par l’orchestration des habitus de classe et le recouvrement partiel des intérêts (qui sont eux-mêmes la condition des entreprises de production collective) : la planification libérale de la production idéologique ne substitue pas la cohérence parfaite et entièrement concertée d’un ‘‘appareil idéologique d’État’’ à la cohérence pratique et approximative qu’assure la division spontanée du travail idéologique. Le discours dominant doit son efficacité proprement symbolique (de méconnaissance) au fait qu’il n’exclut ni les divergences ni les discordances » (Bourdieu, Boltanski, 2008 : 9-10).
Aussi, Bourdieu questionne-t-il les conditions d’efficacité
d’une Realpolitik de la raison qui serait notamment attentive à ne
pas tomber dans aucun des travers de ce que Mauger nomme les « illusions de la
‘‘logothérapie’’ »,
ethnocentrisme scolastique développant « [une]
croyance [en les] vertus de la discussion, une vision enchantée des rapports de
force politiques, [une] illusion constructiviste et [un] optimisme populiste » (2002 : 54).
Ce dernier piège déploie « une
vision populiste du peuple comme lieu de résistance, sinon de subversion, qui
fonde les attentes de l’affranchissement politique de l’effet automatique de la
‘‘prise de conscience’’ (contre ‘‘la fausse conscience’’) ». Il semblerait donc
ignorer « que la
force des arguments n’a guère d’efficacité contre les dispositions et la force
des choses » :
« Parce
que les structures cognitives mises en œuvre sont les produits de
l’incorporation des structures du ‘‘monde vécu’’, l’habitus fonctionne comme
force de rappel au ‘‘topos d’origine’’ (si chacun ‘‘s’y retrouve’’, ‘‘se
sent chez lui’’, c’est parce que ce topos est en lui) et ‘‘tend à
réduire les dissonances entre les anticipations et les accomplissements en
opérant une fermeture plus ou moins totale des horizons’’.
L’adhésion à l’ordre établi […] ‘‘n’est pas un acte de
conscience, une simple représentation mentale susceptible d’être combattue par
la seule force intrinsèque des idées vraies, mais une croyance tacite et
pratique rendue possible par l’accoutumance qui naît du dressage des corps’’
[Bourdieu]. En d’autres termes, ce qui fait problème, c’est que, en dehors
d’exceptionnelles situations de crise, l’ordre établi ne fait pas problème.
C’est pourquoi il est vain de croire à une possible transformation des rapports
de domination par la vertu d’une simple “conversion des esprits’’ (des dominés
et des dominants) à l’issue d’une logothérapie collective qu’il appartiendrait
aux intellectuels d’organiser »
(Mauger, 2002 : 55).
Toutefois, comme le note Mauger dans une contribution plus
récente, le concept de violence symbolique envisage l’incorporation des
dispositions comme un processus globalement hors d’atteinte de la conscience.
N’est-ce pas là une vision quelque peu abrupte du mécanisme de conformation à
la domination ? Sans
doute serait-il nécessaire de « s’interroger
[plus avant] sur les interférences entre incorporation inconsciente et
intériorisation consciente des structures mentales » (2014), sur les formes de socialisation
qui les dialectisent, ainsi que sur l’ambiguïté même des dispositions
cognitives. Par exemple, « la
possibilité même de […] luttes de classement suppose à la fois que ces
classements soient explicites, ‘‘conscients’’ […] que l’enjeu de ces luttes ne
se réduise pas aux catégories de perception qui sont au principe de l’expérience
du monde comme ‘‘monde de sens commun’’ (définissant ainsi les conditions de
possibilité de toute lutte symbolique) et, enfin, que les dominés soient dotés,
non seulement de ‘‘conscience’’, mais aussi de capacités de résistance » (Mauger, 2014). Or dans
la théorie marxienne, il n’y a pas « d’effet
automatique » de la
prise de conscience, mais bien un combat contre la fausse conscience qui passe
par la médiation de la lutte organisée du prolétariat, laquelle devient une
instance de socialisation susceptible, sous certaines conditions, de renouveler
les ancrages dispositionnels. Il ne nous semble pas y avoir là de croyance en
une « logothérapie », mais un pari sur les
possibilités d’une ouverture des horizons dans la lutte et par l’engagement.
Aucun problème pour reconnaître avec Bourdieu que «l’action symbolique ne peut,
par soi seule, […] extirper les croyances corporelles, passions et pulsions qui
restent totalement indifférentes aux injonctions ou aux condamnations de
l’universalisme humaniste »
(1997 : 274). Marx
n’a eu de cesse d’affirmer la rupture nécessaire avec les représentations
idéalistes, qu’elles soient religieuses ou théoricistes (e.g. l’impératif
catégorique kantien) qui estiment que ce sont les idées qui sont au
principe de l’activité sociale. Le changement dans l’ordre des idées n’est,
seul, jamais suffisant pour contrarier les habitudes de conformation ; il doit s’accompagner
d’une mutation dans les structures sociales concrètes de la (re)production: « Marx définit très bien
l’ordre de cette transformation :
développement des forces productives grâce à la praxis des hommes, changement
partiel de l’idéologie, prise de conscience, transformation de la réalité grâce
à la pratique des hommes, transformation des superstructures» (Goldmann, 1970 : 182-183). Le schéma est
bien connu et pose comme postulat, selon la formule de Marx, qu’à un certain
degré de leur développement les forces productives matérielles de la société
entrent en contradiction avec les rapports de production existants. Il faut
alors noter que le développement desdites forces productivesn’est pas
seulement un effet du domaine de la production aux mains des classes
dirigeantes, mais également le produit d’un développement des dominés eux-mêmes
qui visent alors à changer les rapports de production. Cette
contradiction est la conséquence utile d’un changement opérant donc aussi du
côté des forces productives humaines (pas seulement matérielles) dont la « prise de conscience » est certes une étape
dans une séquence aboutissant au changement social, mais se présente elle-même
comme un changement dans la conscience :
« La conscience ne
peut jamais être autre chose que l’être conscient et l’être des hommes est leur
processus de vie réel »
(Marx, Engels, 2008 :
37). Le social, l’idéologique, la pratique, la conscience se mêlent
inexorablement dans une histoire collective et individuelle qui est produite
sur la base de productions sociales.
L’inscription des structures sociales de domination dans les
corps s’accorde mal avec la croyance en une prise de conscience toute
puissante, mais là n’a jamais été le propos de Marx pour qui la conscience est
dialectiquement liée à l’« inconscient
social »
(i.e. une distance entre la praxis, l’expérience et le savoir), lequel a
une base matérielle :
« La pensée ne se
déroule pas dans un mouvement supérieur à la vie, elle y prend part » (Guterman, Lefebvre,
1999 : 153). Se
défaire ou s’exonérer ne serait-ce que partiellement de la mystification de
l’ordre symbolique nécessite alors « un
profond déchirement entre l’activité et sa conscience, entre la conscience de
la pratique sociale et la conscience individuelle »
(Guterman, Lefebvre, 1999 :
151) dont la prise de conscience est une partie du résultat, mais non le
processus qui y conduit. Précisément, Bourdieu estime que les désajustements
entre espérances subjectives et chances objectives sont les ferments des crises
politiques petites et grandes et que les connaissances produites par les
sciences sociales peuvent assurément participer à la réactivation de cet « inconscient social » qui permet notamment la
dénaturalisation du social tel qu’il se donne à vivre et à comprendre. Aussi,
la connaissance des décalages qui existent entre, d’une part, les prétentions
universalistes sur lesquelles repose la légitimité de la domination et, d’autre
part, la réalité concrète de cette domination qui nie l’universalité, est pour
Bourdieu une contradiction centrale car elle ouvre à « une lutte politique permanente pour
l’universalisation des conditions d’accès à l’universel » (1997 :
100). La connaissance apparaît donc comme un des leviers de transformation de
la réalité sociale. Elle n’est, ni pour le matérialisme historique, ni pour la
sociologie de la domination, pure conscience, mais ce qui peut permettre de rattacher
des histoires matérielles-institutionnelles à des histoires
individuelles-corporelles selon des options autres que celles promues par
l’ordre (symbolique) dominant. Pari (pascalien) sur l’avenir, elle est en cela,
susceptible de conduire à la continuation-évolution des pratiques
émancipatoires que le matérialisme historique envisage dans le cadre d’une
radicalité révolutionnaire, là où Bourdieu semble n’envisager qu’une « politique de l’engagement
sociologique » dont
Mauger rappelle toutefois qu’elle peut évidemment se coupler à une forme de
critique historique (2002 :
59) et contribuer, par là, à défaire ce que Lucien Sève nomme « le tragique de la
formidable résistance du réel à nos efforts pour le changer ».
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1996, http://www.homme-moderne.org/societe/socio/wacquant/pbnotar.html.
Notes
Fabien Granjon |
[1] La dialectique dont fait montre la
sociologie bourdieusienne bouleverse en effet la vision d’un sujet social dont
la subjectivité, l’intériorité serait pour partie, voire plus largement,
indépendante de l’objectivité sociale et sur laquelle il pourrait donc agir
sans être préalablement agi par elle. Jeffrey Alexander (2000) reproche par
exemple à Bourdieu d’avoir élaboré une théorie de l’action qui ne permettrait
pas de penser le volontarisme, c’est-à-dire les pratiques qui ne seraient
pas la traduction de structures externes, mais le produit d’une raison
universelle, d’une capacité à agir communément partagée, comme si cette « compétence » n’était pas elle aussi
informée par des structures sociales préalables à sa mise en œuvre configurant
évidemment des manières de penser singulières.
[2] Le titre entier est « Le mort
saisit le vif. Les relations entre l’histoire réifiée et l’histoire
incorporée » (cf. bibliographie). La formule de Marx se trouve dans la
préface à la première édition du livre premier du Capital (1867) :
« Nous avons à
souffrir non seulement de la part des vivants, mais encore de la part des
morts. Le mort saisit le vif ! » :
https://www.marxists.org/francais/marx/works/1867/Capital-I/ kmcapI-pref.html . Sartre reproche au matérialisme de ne
pas s’intéresser à la subjectivité des sujets sociaux et donc de ne pas prendre
en compte leurs potentiels de liberté (Lukács, 1948).
[3] Sur le rapport entre la sociologie
bourdieusienne et le marxisme althussérien, cf. Moreno Pestana, 2012 : 360-361 ; Bidet, 1995 : 18. On pourra également
consulter Bourdieu, 1975.
[4] Bourdieu lui-même ne considère pas que
les classes populaires puissent être fractionnées, alors que certains de ses
épigones l’envisagent. Jan Rupp fait par exemple l’hypothèse que « les
différences entre les groupes à dominante culturelle et à dominante
économique des classes sociales pourraient être moindres que les différences
entre les groupes à dominante économique et à dominante culturelle à
l’intérieur de chaque classe sociale » (1995 : 97).
[5] Fervent défenseur de la « rupture épistémologique » (Bachelard), Bourdieu
n’est parfois pas très éloigné de l’idée de « coupure
épistémologique (Althusser, Badiou) qui tend à opposer radicalement vérités
savantes et opinions profanes, lesquelles seraient réajustées les unes aux
autres via une forme d’empathie sociale. Comme le signale Daniel
Bensaïd, le travail du politique est alors rendu difficile du fait de cette
coupure : « Cette sociologie critique
est efficace dans la dénonciation. Elle légitime de son autorité
institutionnelle ce que l’air du temps avait fini par faire croire indicible.
Elle appuie de son autorité alternative les résistances aux fausses évidences
de l’heure. L’importance majeur de l’effet Bourdieu est là »
(1999 : 107), mais
elle se construit au risque d’un certain élitisme qui fait parfois pièce avec
son exact contraire :
une certaine forme de populisme qui, lui, n’entend pas reconnaître de
différences notoires entre le savoir scientifique et la connaissance ordinaire.
[6] Pour Bourdieu, l’Etat s’avère par
exemple « en mesure d’inculquer de manière universelle à l’échelle d’un
certain ressort territorial, un principe de vision et de division commun, des
structures cognitives et évaluatives identiques ou semblables : il est de ce fait le
fondement d’un ‘‘conformisme logique’’ et d’un ‘‘conformisme moral’’ » (Bourdieu, 1997 : 206).
Fabien Granjon est
professeur des universités à l’UFR culture et communication de l’Université
Paris-8, ainsi que Directeur du Centre d’Études sur les Médias, les
Technologies et l’Internationalisation (CEMTI).
http://www.contretemps.eu/ |