23/8/16

Marx et après?

Karl Marx ✆ Artonfix 
Gilles Denigot

Pas facile de donner une opinion sur ce texte de Jean-François Caron qui part du principe que ce qu’il nomme la valeur ajoutée donne plus au capital qu’aux salariés. En effet, comment ne pas être d’accord avec ce titre où chacun croit qu’il est dépossédé par « das Kapital », sorte de parasite insaisissable où des actionnaires invisibles prennent, prennent et prennent encore ! (Le capital mieux loti que le travail à propos du partage de la valeur ajoutée)

Le mérite de cet article est pour moi celui d’ouvrir, à nouveau, de façon non dogmatique, un débat indispensable sur les croyances qui ont imprégné toute la pensée économique de la gauche et celle de ses intellectuels pour se fondre à tout jamais dans l’inconscient collectif comme un dogme, comme une bible indépassable.

Nous – mais je parle des plus pauvres, des sans emplois privés de revenus, des travailleurs, des précaires, des producteurs- pâtissons de cette absence de réactualisation, de cette absence de nouveau paradigme politique… Le poids des centrales syndicales, surtout celui de l’ultra puissante CGT inféodée si longtemps au PCF, montre à l’évidence que pèse encore l’acceptation des vingt-et-une conditions de l’Internationale Socialiste lors de son congrès fondateur en 1920. Elle a gravé dans le marbre la condition N°9 dite « Noyauter les syndicats ». Les conséquences ont été et sont encore désastreuses.
Profit, Valeur Ajoutée et Plus-Value, à quel saint se vouer ?
La fameuse « VA », valeur ajoutée, mot doux pour des conséquences dures explicitées par Karl Marx qui reprend les travaux de Ricardo et Adam Smith à partir de la valeur travail pour préciser qu’il faut dissocier le travail nécessaire (survie) et le reste (Arbeitskraft). Il poursuit et étoffe sa théorie du profit dans lequel il y a un capital variable (salaires…) et un capital fixe la plus-value (profit).

Comment ne pas voir que cette théorie est infirmée depuis longtemps par les faits, puisque le profit n’est d’abord que marchandise et qu’il ne se transforme en profit argent que lorsque cette production est vendue !

Or, chacun peut observer depuis des décennies que, si la préoccupation majeure du capital sous Marx était de pouvoir produire, c’est la vente de cette production qui domine le monde et plonge tous les pays dits industrialisés dans une féroce concurrence pour rechercher des clients et des coûts de production au plus bas.

En fait, certains ont observé que depuis la crise de 1929 (cause essentielle de la crise…), il y a eu l’inversion d’une vérité millénaire « on allait pouvoir désormais et de façon irréversible produire plus avec de moins en moins de monde au travail ». Nous héritons de l’intelligence collective et des progrès technologiques où la relève du travail humain par les machines devient visible et va s’accentuer jusqu’à révolutionner toutes les branches de l’économie. Par la robotique, l’automation et la révolution numérique qui n’en est sans doute qu’à ses débuts.
L’inversion de vérités millénaires
Un penseur, sociologue-économiste, hors norme, Jacques Duboin, fut le seul à constater cette inversion et à analyser ses conséquences. De nombreux ouvrages y sont consacrés. J’ai eu l’honneur de côtoyer cet homme, de le lire et d’étudier ses écrits dont «Les yeux ouverts » ou encore « En route vers l’économie distributive ». Une très riche production intellectuelle, philosophique, heurtant de plein fouet le poids des « vraies forces de gauche » arc-boutées autour des dogmes de Marx et de la soumission des syndicats aux partis.

Néanmoins, si les explications économiques étaient là au sens politique du terme, il y manquait le passage d’un système à un autre. Celui d’une économie, celle du produire pour vendre avec profit, adaptée à la rareté de la production, à une autre économie, celle du produire pour distribuer, compatible avec une société d’abondance (Jacques Duboin)…

C’est un autre économiste, inconnu, moqué, méprisé, travailleur infatigable, reprenant tous les écrits de Marx dans tous les livres et les tomes du Capital qui m’a donné un fil conducteur sur une explication saine conduisant à démontrer que le « Capitalisme n’est pas compliqué ». Auprès de cet homme, Joseph Pastor, ce pacifiste ayant traversé les deux guerres, militant du PCF, exclu et condamné à mort simultanément par son parti et par Pétain, s’est formé un courant de travailleurs syndicalistes insatisfaits des pratiques, analyses et actions de leurs syndicats : les GSED (Groupes de Salariés pour l’Économie Distributive) au congrès de Saint-Nazaire en 1956.

Les travaux de Pastor sont considérables. Hélas, ils existent seulement sur brochures ronéotypées, sans imprimeur ou éditeur que ce soit pour « Partis ou Syndicat » en 1965 ou « En Retard d’une Révolution » en 1974…
Le Capitalisme n’est pas compliqué
Pour faire court, quelles sont les conclusions de ces travaux individuels et collectifs ?

Le prix de revient de la production est la somme des salaires versés pour la faire. Si cette production était vendue à son prix de revient, elle serait entièrement consommée par ceux qui la font. Or, elle est vendue disons le chiffre 120, alors que le prix de revient est de 100. Nous voyons que ceux qui ont produit, c’est à dire pour l’essentiel les salariés, (sachant que le principe du capitalisme est le salariat) ont touché 100 et ne peuvent acheter que 100 sur 120, donc les 10/12èmes ou 5/6èmes de la production…

Là débute toute l’explication de ce que j’appelle les « invendables » aux producteurs. En effet, ils ne peuvent acheter toute la production, mais seulement les 5/6èmes. Or, la croissance de la production est exponentielle depuis des décennies, elle amplifie le casse-tête du capitalisme qui est de vendre. Si on ajoute que les salaires sont fortement hiérarchisés et que ces disparités augmentent toujours, on constate que les revenus les plus élevés épargnent et créent une difficulté supplémentaire au système (économique) avec des salariés qui ne consomment pas totalement ce qu’ils ont reçu. Cette épargne crée ce que nous appelons des « invendus » puisqu’elle ne réinjecte pas tout dans le processus indiqué.

Le capitalisme a donc plusieurs problèmes majeurs qui rejaillissent de façon terrible sur tous. J’en prends deux principaux :
1) Il ne peut vendre sa production abondante que pour les 5/6èmes de celle-ci (il distribue 5 sous forme de salaires et demande 6 pour vendre sa production). Nous savons que ce sixième est considérable et croît avec le volume de la production… 
2) Il ne peut même pas récupérer ce qu’il verse sous forme de salaires (5) car l’épargne qui est due pour l’essentiel à la hiérarchie croissante des revenus, augmente sensiblement sa difficulté et crée des « invendus » qui s’ajoutent aux « invendables » inhérents au capitalisme lui-même par sa loi des 5/6èmes…
L’économie est un « système », le politique un « régime »
Mettons-nous d’accord sur ces termes. Régime politique et système économique sont plus appropriés, l’un découle des changements de dirigeants, l’autre d’une « mutation » fondamentale.

Le système capitaliste (produire pour vendre avec profit) obéit à un déterminisme que tous les politiques partisans n’ont eu de cesse de contester malgré leur incapacité à résoudre à la fois le chômage et les inégalités sociales dont ils parlent tant.

Pour résumer, le système économique doit produire sans cesse pour vendre, et il doit le faire au moindre coût pour être compétitif. Nous pouvons tenter d’affirmer le contraire, car ce mot est souvent tabou dans des discours démagogiques. C’est tout de même une réalité objective lourde et non virtuelle.

Pour être compétitif, il doit accroître sans cesse sa productivité. Celle-ci passe par bien des choses, le coût du travail bien sûr, son organisation dans l’entreprise et aussi les logistiques globales jusqu’aux moyens de communication, dont les transports terrestres et maritimes.

C’est une certitude que les gains de productivité aussi utiles au système que l’air dont nous avons besoin pour respirer, dévorent les emplois. Il faudrait une croissance de la production à deux chiffres et une productivité stagnante pour limiter la hausse du nombre de chômeurs. Je suis amusé lorsque j’entends que les efforts sur la recherche, sur les investissements nécessaires, sont jumelés à tort au développement, à la création d’emplois et la diminution du chômage. Ce discours est une imposture !

La recherche conduit, et c’est tant mieux, à diminuer les charges de travail, à automatiser et accroître la compétitivité… Mais aussi à augmenter sensiblement cette inexorable relève du travail humain par les machines, contribuant ainsi au chômage structurel de masse. Pourquoi se taire, pourquoi ne pas dire aux citoyens, aux salariés que les « nouveaux marchés » sont un leurre, un suicide écologique destructeur des écosystèmes tant il pousse aux productions inutiles et au consumérisme de masse ?

Il en est de même pour les investissements : une entreprise qui investit, le fait en essayant d’augmenter sa productivité. Pour conserver ses marchés et pour en conquérir de nouveaux, souvent au détriment des concurrents dans un marché constant qui ne peut vendre qu’à peine les 5/6èmes de sa production…

La question des salariés est secondaire, elle n’entre pas en priorité. Une entreprise qui se modernise et produit autant ou souvent plus par ces nouveaux moyens de production est « contrainte » de réduire son effectif pour amortir le coût de ses investissements… Il faut cesser de se laisser berner par les discours lénifiants qui décrivent un système à bout de souffle. Les « libéraux » des entreprises (formule à la mode qui ne veut pas dire grand chose) comme les politiques, sont en fait les obligés d’un système dont ils vivent et qui a besoin d’eux pour vivre et se développer.

Inscrits dans cette obligation, ils sont incapables de chercher à remettre en cause cette logique inexorable du système « produire n’importe quoi, n’importe où pour le vendre à n’importe qui ! ».
Le politique, les partis sont une superstructure de l’économie !
Je suis fatigué de voir cette abdication des travailleurs, des citoyens, des écologistes qui devraient être à l’avant-garde sur la question des choix et des lieux de production. Cet abandon montre bien que le politique ne pèse pas sur l’économie dont il n’est, répétons-le, qu’une superstructure qui a besoin de lui pour vivre et se développer.

Par définition et malgré le verbe et les effets de manche, le politique, les partis sont condamnés à défendre le système qui les engendre. Ils ne peuvent changer l’économie, mais seulement la réformer. Ils sont donc obligés de se mouvoir dans ce système qui donne 5 pour produire et demande 6 pour vendre sa production.

Le « politique » et c’est valable pour tous les partis, est réformiste malgré lui et parfois sans le savoir. Je veux bien exclure de cette affirmation ceux qui pensent qu’un coup d’état (« révolution » disent-ils !) est possible en renversant le régime politique pour ensuite changer l’économie. Sans parler de l’approbation démocratique, c’est presque aussi utopique que de laisser entendre que nous pourrions revenir à une économie de pénurie foudroyante.

Il peut néanmoins y avoir une différenciation entre ceux qui peuvent accompagner les changements sociaux liés aux progrès des sciences et des techniques, et ceux trop nombreux qui sont dans le conservatisme le plus vil du système.
Changer de système, c’est changer d’économie !
Ramener le politique au réformisme donne toute sa valeur au texte de Jean-François Caron, qui tente de chercher comment on pourrait réduire la part distribuée aux actionnaires pour la donner aux salariés. Il a raison. Je pense néanmoins que le réformisme est la voie sociale et syndicale (ou ouvrière dans le sens du corps social enfin organisé !) d’un possible changement de système inhérent à ceux qui produisent et vendent. C’est à dire au sens large du terme au monde du travail et des salariés.

Le réformisme actuel n’est qu’un réformisme bienfaisant d’accompagnement. Rien ne l’empêche de construire une alternative au système capitaliste pour lequel il produit et vend chaque jour contre un salaire !

Dans le mouvement social (les syndicats), nous voyons bien depuis des années cet abandon aux politiques de toutes les réformes de fond. Celles-ci ne touchent jamais les questions essentielles de l’économie, davantage les sujets sociétaux.

Les réformes économiques doivent venir du terrain de l’économie. Là où le monde du travail a choisi ses représentants qui eux-mêmes doivent croire dans leurs capacités à agir. Seuls les travailleurs peuvent réformer l’entreprise et changer l’économie.
Le syndicalisme doit se réformer !
Ne pas craindre de dire haut et fort que même si la question du partage des richesses produites se résume aux 5/6èmes de la production faite, il appartient au monde du travail de rendre celle-ci plus équitable. Dire aussi que le champ du syndicalisme modernisé est immense, que lui seul peut conduire vers une sortie des crises engendrées par les inégalités successives. Il lui reste de nombreux sujets importants qu’il faut aborder.

Pour reprendre le texte de Jean-François Caron, sur la répartition de la valeur ajoutée, il y a très peu de variables, juste une incapacité à réduire sensiblement la hiérarchie des revenus entre salariés et à limiter les montants des d’actions versées…

Dans ce réformisme politique et syndical pour aller vers un partage plus équitable, il faut casser les barrières des inégalités et prendre le monde du travail et la société à témoin pour avoir les soutiens utiles à l’intérêt général.

Je livre sans retenue quelques revendications rationnelles dont certaines s’inscrivent dans la « mutation » de la société dont beaucoup d’intellectuels et économistes parlent, sans dire et nommer les choses.

Cette mutation est semblable au changement d’état d’un corps qui est celui de l’économie qui de manière quasi secrète dirige et oriente nos vies. Comme pour les lois de la physique (l’eau en vapeur ou en glace), ce sont les forces intérieures à ce corps -en l’occurrence le monde du travail- qui sont les actrices d’un passage d’une économie à une autre.

Passer de cette actuelle économie -celle qui produit pour vendre- compatible avec la rareté, à celle d’une économie de l’abondance des biens, c’est aller vers une économie distributive tendant à l’égalité économique. Un chantier et une responsabilité considérables qui en appellent à la conscience collective de ceux qui possèdent un pouvoir réel, à ces salariés qui produisent et vendent et qui sont les acteurs du changement possible, utile et nécessaire d’économie.

Il existe un gigantesque champ de travail pour le réformisme syndical et pour les partis politiques qui le soutiendraient. Il est mille fois plus révolutionnaire que tous les « slogans » de l’extrême gauche, Jean-Luc Mélenchon inclus !
Quelques revendications rationnelles
1) D’abord s’attaquer à la hiérarchie des revenus à tous les niveaux et tendre vers l’égalité économique en commençant par l’annulation des hausses de salaires en pourcentage. Il est évident qu’elles creusent les écarts de façon inacceptable et mettent les salariés en concurrence. 
2) Renforcer la législation sur les accords de participation aux fruits de l’expansion de l’entreprise. 
3) Ne plus lier aux salaires individuels l’intéressement versé aux salariés, mais plutôt à la masse salariale, à répartir équitablement pour réduire encore les inégalités. 
4) Revendiquer partout l’entrée des salariés dans les conseils d’administration des entreprises certes, mais surtout au capital social de celles-ci. Il n’y a aucune raison que ceux qui contribuent à la richesse de l’entreprise comme producteurs en soient exclus comme actionnaires. Ils sont aussi utiles à cette richesse que les fonds de pension ou autres 
5) Mettre en œuvre une couverture sociale garantie, mutuelles comprises, dans les grands groupes et entreprises, mais aussi dans les PME-TPE pour tous les salariés, les précaires et les demandeurs d’emplois. 
6) Face au mythe du plein emploi, revendiquer et obtenir un « Revenu Social Garanti » pour tous, tout au long de la carrière dès la sortie scolaire avec le relais politique « tout au long de la vie ». 
7) Revendiquer de suite ce Revenu Social à tous les licenciés de la producto-rentabilité puisque nous produisons plus avec moins de monde. Sortir de l’idée que seul l’emploi est un travail qui doit assurer un salaire. Puisque le système fait de nous des intermittents de l’emploi, alors qu’il garantisse nos revenus, nos formations, nos parcours. Il faut oser dire que le nombre de chômeurs actuels n’est pas un signe de pauvreté de la société. Il est au contraire celui d’une économie riche et le résultat de surproductions chroniques et non celui d’une pénurie des biens élémentaires. Il y a aussi une surproduction de travailleurs, comme pour quasiment tous les secteurs marchands de l’économie, logements, productions manufacturées, productions agricoles, etc. 
8) Revendiquer fermement ce « droit à la vie », par cette dissociation indispensable du salaire et de l’emploi, est une nécessité et une revendication d’ordre syndical. Cette revendication n’a pas la même nature qu’un éventuel droit législatif pour une sorte de « Revenu d’existence, ou salaire de base, ou revenu universel » dont il faut craindre que ce ne soit pas autre chose qu’une modification du RMI devenu RSA et une fusion des autres droits sociaux. 
Une revendication du Revenu Social Garanti portée par les salariés et leurs syndicats dépassera le simple champ du Parlement ! C’est une force. Rappelons que seul le partage de ces productions et du travail résiduel que ne font pas encore les progrès du machinisme technologique a de l’intérêt. Il est le socle d’une société solidaire. Il peut préparer le monde du travail à croire qu’il faut et qu’il peut changer l’économie, car il en est la partie intrinsèque et donc la force du changement possible. 
9) Sortir de l’impopularité de certaines grèves pour qu’elles soient soutenues et comprises par tous. Par des « grèves de la perception » dans les services publics et d’autres actions de gratuité du même type. Rendre ces grèves populaires et obtenir le soutien des usagers et voyageurs.
Aller vers une Charte du Syndicalisme
Sans doute faut-il réfléchir à inscrire des fondamentaux dans une charte intersyndicale qui pourrait conduire à une unité d’actions, voire à la création d’une véritable CGS « Confédération Générale des Salariés ».

Le syndicalisme est trop formaté, parfois impopulaire, car il manque de pédagogie et s’inscrit trop dans l’opposition ou le suivisme du politique, ce qui ne rend pas la compréhension facile.

En se hissant au-dessus des partis politiques avec une autonomie visible et réelle, les syndicats de salariés ont tout à gagner. Ne plus en être à dire et à demander aux partis de faire, mais inverser le sens du pouvoir, est une utilité de politique sociale.

Cette « formation syndicale » nouvelle doit confirmer que seuls ceux qui produisent et vendent aujourd’hui pour le capital sont capables de changer l’économie. Débarrassés enfin des angoisses dues aux peurs de ne pas trouver un emploi, donc un salaire, ils sauront comment la faire fonctionner pour l’intérêt général.