Nicolas Bouzou | Les faits changent mais les grandes théories
restent. C'est pourquoi la fréquentation de Darwin (Charles, mais j'aurais pu
citer le grand père Erasmus), Smith, Schumpeter, Nietzsche ou Marx est
indiquée. Ces auteurs nous
accompagnent dans la compréhension de la grande révolution industrielle qui a
tout juste commencé, celle des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies,
informations et sciences cognitives) mais elle nous aide aussi à mieux la
vivre. Ces penseurs voient large, à la fois techniciens d'une discipline (ils
comprennent ce qui advient) et philosophes (ils nous donnent des clés pour
agir). En particulier la scission entre économie et philosophie semble
consommée. Il faudra néanmoins y revenir ce qui va heurter les esprits étroits.
Les noms cités ont tous une réputation sulfureuse, sans
doute parce qu'ils ne sont plus vraiment lus, victimes de l'étiolement de la
culture. On associe bêtement Schumpeter au libéralisme, Nietzsche au nihilisme
(alors que toute son œuvre est une critique du nihilisme), Darwin à
l'oppression des faibles par les forts (idée fausse de bout en bout) et Marx au
socialisme.
Or Marx est un théoricien du socialisme contestable. Il est en
revanche un remarquable théoricien du capitalisme et, plus exactement, du mode
de fonctionnement de l'entreprise capitaliste. Là où le péché des économistes
sera, longtemps encore après Marx, de concentrer leur analyse sur le marché
(d'où vient le prix ? comment se forment l'offre et la demande ? la concurrence
est-elle toujours efficace ?), Marx pénètre à l'intérieur même de l'entreprise,
pour comprendre comment s'articulent les rapports entre individus et comme se
forme la valeur. C'est en connaissant (notamment grâce au savoir de son ami
Engel) et en comprenant l'entreprise qu'il déroule une science sociale riche
pour comprendre le 21ème siècle des NBIC.
Marx aimait la "vie réelle". Il a sans cesse
réalisé des allers retours entre sa pensée et la réalité. Comme il était
fasciné par l'électricité de la place de la Concorde, lorsqu'il vivait rue
Vanneau, à Paris, entre 1843 et 1845, il adorerait l'intelligence artificielle
et la génétique et en comprendrait l'extrême importance. Son legs le plus
important pour les implications des NBIC réside dans sa méthodologie, dans le
lien entre ces innovations et la société, ce que l'on appelle la
"conception matérialiste de l'histoire" résumée dans l'une de ses
phrases les plus connues : "Ce n'est pas la conscience des hommes qui
détermine leur existence, mais leur existence sociale qui détermine leur
conscience" (1). Ce qui détermine le cours de l'histoire, ce sont les
technologies, les rapports sociaux, c'est, au fond, ce que vivent les gens plus
que ce qu'ils pensent. Idée trop simple pour être totalement vraie mais Marx
veut renverser la logique couramment admise et naïve selon laquelle seules les
idées guident le monde. Typiquement, les conditions matérielles dans lesquelles
vivent les ouvriers au début du 19ème siècle les amènent à revendiquer des
droits, par opposition aux intérêts de court terme des capitalistes. Cela ne signifie pas qu'ils ne
s'intéressent pas à leurs amours, à leurs enfants ou à leurs passions diverses
et variées. Cela signifie que la réalité concrète de leur vie les
conduit à développer une conscience de classe qui les guidera vers certaines
idées, en l'occurrence les idées socialistes, un fait désormais historiquement
avéré. Comme le résume de façon lumineuse Karl Popper, admirateur de Marx mais
non marxiste : "les facteurs psychologiques jouent un rôle, mais souvent
très secondaires par rapport à ce que l'on peut appeler la logique de la
situation" (2).
Le point de départ de la pensée marxiste se situe donc
logiquement dans les "forces productives" matérielles, jargon qui
recouvre les techniques de production : moulin, machines, ordinateurs,
intelligence artificielle... Ce sont ces forces productives, que Marx appelle
"l'infrastructure", qui vont déterminer les "rapports
sociaux" : échange de bons procédés comme sous la société féodale,
salariat dans la société capitaliste, flexibilité du travail (travail
indépendant) dans la société contemporaine... Cette idée, il la résume dans sa
célèbre formule extraite de son ouvrage Misère de la Philosophie (en 1847):
"Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à
vapeur, la société avec le capitaliste industriel". Aujourd'hui on dirait : "les NBIC vous
donnent le travail indépendant". Ces rapports de production
génèrent la formation de "classes sociales". Hier les salariés
(prolétaires) étaient exploités par les détenteurs de capitaux (bourgeois). Mon hypothèse, c'est que les NBIC
généralisent le travail indépendant et que l'opposition entre "gros"
et "petits" ne fait plus sens. Ce qui importe désormais, c'est
la capacité à utiliser un savoir pour se différencier des machines. Ainsi ce
sont ceux qui savent utiliser ce savoir (les "manipulateurs de
symboles") qui exploitent les autres. Au passage, nos socialistes français
pensent que les inégalités se réduisent par la redistribution fiscale alors que
le sujet, c'est l'éducation. Ils sont restés bloqués à la première révolution
industrielle.
La puissance marxiste va bien au-delà de la théorie de
l'exploitation d'une classe par une autre. Son matérialisme historique nous
rappelle que, si les rapports de production changent, ce sont toutes les
"superstructures" qui évoluent. Les classes dominantes (par exemple
aujourd'hui les manipulateurs de symbole de la Silicon Valley) pensent,
réfléchissent, agissent en fonction de leur "conscience de classe".
La politique, le droit, les arts, la philosophie, les religions reflètent la
volonté de la "classe dominante". Par exemple, les problématiques
liées à la santé et à la recherche de l'immortalité vont considérablement se
développer ces prochaines années, sous l'impulsion des "transhumanistes"
californiens (en Europe on les trouve surtout en Suède et au Royaume-Uni).
Problème : au départ d'un nouveau cycle d'innovations, exactement comme
aujourd'hui, les anciennes classes dominantes veulent conserver leur pouvoir et
les nouvelles veulent le prendre, exactement comme l'aristocratie sicilienne a
du mal à céder la place à la bourgeoisie dans le Guépard de Visconti.
La superstructure est donc inerte, car l'ancienne classe
dominante veut conserver son influence. Mais le progrès technique, qui détermine
l'état des "forces productives", évolue sans cesse. Le conflit se
résout finalement chez Marx, non pas par un grand bal de réconciliation mais
par une révolution. Bien sûr, les révolutions sociales sont sans doute
évitables, mais là encore, Marx fait preuve d'une redoutable audace d'esprit :
beaucoup des difficultés sociales que connaissent nos sociétés aujourd'hui
proviennent du décalage entre des évolutions économiques rapides
(l'infrastructure change vite) et des conditions politiques et juridiques qu'on
dirait gravées dans le marbre. On perçoit aisément la fécondité du matérialisme
historique, à une époque où le progrès technique est sur le point de générer
une vague de "destruction créatrice" colossale. Marx ne nous dit rien
de moins que la chose suivante : les NBIC vont redéfinir les rapports de
production, entraîner la formation de nouvelles classes sociales, et, sans
doute au prix d'une révolution, changer la politique, le droit, la philosophie
et l'art ! Qui dira que Marx est périmé ?
Notes
1- La phrase est extraite de La Contribution à la Critique
de l'Economie Politique (1859).
2 - La Société Ouverte et ses Ennemis, tome 2, p. 68.
2 - La Société Ouverte et ses Ennemis, tome 2, p. 68.
Nicolas Bouzou
intervient en tant qu'expert dans le cadre de l'Apm (www.apm.fr) auprès des
dirigeants adhérents, et notamment lors de la convention des 1er et 2 octobre
2015 à Lille. 3
200 chefs d'entreprises se réunissent autour du thème de l'aventure pour
écouter, échanger, débattre et réfléchir avec 180 experts, aventuriers, philosophes,
économistes, scientifiques... L'Apm rassemble près de 7 000 dirigeants
francophones, répartis dans 350 clubs, présents dans 23 pays. Chaque dirigeant
s'engage à se perfectionner dans le but de faire progresser durablement son
entreprise et ses collaborateurs.
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