Herr Vogt est
un livre de Karl Marx publié à Londres en décembre 1860, en allemand.
L’existence même de ce texte est souvent ignorée. Il s’agit à l’origine d’un
ouvrage polémique. Depuis la lecture d’un livre de Carl Vogt1 en 1859, Marx avait « la conviction absolue
que Vogt était de connivence avec la propagande bonapartiste. »2 Cela ne sera établi avec certitude qu’une
décennie plus tard, après la chute de Napoléon III et la découverte de
documents – comme Mehring le signale ci-après. Vogt ayant calomnié Marx 3 par écrit, ce dernier entreprit avec Herr
Vogt de répondre pour démontrer le caractère mensonger de ces allégations.
Dans ce but, Marx sollicita de nombreuses personnes pouvant témoigner et
rétablir les faits réels.
Mais dans sa réponse, Marx s’en prend également aux
jugements politiques de Vogt : « Marx
prend sous la loupe chacun des arguments de Vogt, en démontre la fausseté et
l’inanité : il fait à son adversaire un cours d’histoire […] enfin il démolit
la construction idyllique d’un Napoléon III « libérateur des
nationalités ». 4
Franz Mehring écrivait dans sa biographie de Marx publiée en
1918, à propos de Herr Vogt: « C’est
le seul de ses livres qui n’ait pas encore à ce jour été réédité et dont il ne
reste peut-être plus que de rares exemplaires ; cela s’explique par le fait que
cet ouvrage, déjà volumineux par lui-même […] nécessiterait par-dessus le
marché un très long commentaire pour rendre intelligible au lecteur
d’aujourd’hui toutes les allusions, tous les tenants et aboutissants de
l’affaire. Cela n’en vaut nullement la peine. […]
Dans les documents publiés à partir des archives des
Tuileries par le gouvernement de Défense nationale, après la chute du Second
Empire, se trouve le reçu de 40 000 francs touchés par Vogt sur les fonds
secrets de l’homme du 2 Décembre […]
l’histoire n’a pas
retenu Monsieur Vogt parmi les ouvrages polémiques les plus
importants de Marx. Au contraire, il est de plus en plus tombé dans l’oubli,
tandis que le 18 brumaire, ou même le pamphlet contre Proudhon [Misère de
la philosophie], ont avec le temps retenu une attention grandissante. Cela
tient en partie au sujet même, car le cas Vogt n’était en définitive qu’une
péripétie relativement secondaire »7.
Ajoutons que l’ouvrage comprend de très nombreux extraits de
textes divers (nous republions une partie de l’un de ces extraits), qui lui
servent à établir sa démonstration.
Ce texte de circonstance montre effectivement un des traits
de caractère de Marx : une fois qu’il s’intéressait à un sujet, il ne pouvait
s’empêcher de l’étudier dans les moindres détails.
L’unique traduction française de Herr Vogt a été
publiée par les éditions Costes, en trois tomes, en 1927 et 1928 (traduction de
Jacques Molitor). L’ouvrage devait figurer dans le tome V des Œuvres de
Karl Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade, mais ce volume n’est jamais paru,
du fait de la mort de Maximilien Rubel en 1996.
Herr Vogtétant donc très difficilement trouvable en
français, nous en publions quelques extraits8 –
nous avons ajouté quelques notes de bas de page pour faciliter la
compréhension.
« Avant-propos
Sous la date : Londres, le 6 février 1860, j’ai
publié, dans la Volkszeitung de
Berlin, laReform de Hambourg et d’autres journaux allemands une
déclaration dont voici les premières lignes :
« Je fais
connaître par la présente que j’ai fait les démarches préparatoires nécessaires
à l’introduction d’une plainte en diffamation contre la National-Zeitung de
Berlin à propos des articles de fond n° 37 et n° 41 sur le pamphlet de Vogt :
« Mein Prozess gegen die Allgemeine Zeitung9« .
Je me réserve de faire à Vogt plus tard une réponse écrite. »
Pour quelles raisons me suis-je décidé à traduire la Nationalzeitung devant
les tribunaux et à faire à Karl Vogt une réponse écrite ? C’est ce que dira le
présent écrit.
Dans le courant du mois de février 1860, j’introduisis,
contre la Nationalzeitung, la plainte en diffamation. Après que le procès
eut passé par quatre instances préparatoires, je reçus, le 23 octobre, la
décision du tribunal supérieur prussien, me déniant en dernière instance le
droit de porter plainte. Le procès fut donc étouffé, avant d’avoir connu les
débats publics. Si l’affaire était venue en audience publique, comme je pouvais
m’y attendre, j’aurais économisé le premier tiers de ce travail. Je n’aurais eu
qu’à reproduire le compte-rendu sténographique des débats judiciaires et
j’aurais de la sorte évité la tâche excessivement déplaisante de répondre à des
accusations contre ma propre personne, c’est-à-dire de parler de moi-même. J’ai
toujours mis un tel soucis à ne pas me mettre en cause que Vogt pouvait espérer
quelque succès pour ses inventions mensongères. Maissunt certi denique fines10. Dans son factum, que la Nationalzeitung a
résumé à sa façon, Vogt m’a reproché toute une série d’actes infamants qui, la
réfutation publique devant les tribunaux m’étant définitivement interdite,
réclament une réfutation écrite. En dehors de cette considération, qui ne me
laissait pas le choix, j’avais d’autres raisons de traiter en détail, puisqu’il
le fallait, les histoires de chasse répandues par Vogt sur mes
camarades de parti et moi-même : d’une part, les cris de triomphe presque
unanimes avec lesquels la presse allemande dite libérale accueillit ses
prétendues révélations ; et d’autre part l’occasion que l’analyse de ce factum
m’offrait de tracer le caractère de cet individu, représentatif de toute une
tendance.
En répondant à Vogt, j’ai dû par-ci, par-là, découvrir une
« partie honteuse »11 de l’histoire
de l’émigration12. Ce faisant, j’use tout
simplement du droit de légitime défense. Tout ce que l’on peut d’ailleurs,
exception faite pour quelques personnes, reprocher à l’émigration, ce sont des
illusions, plus ou moins justifiées par les circonstances, et des folies découlant
nécessairement des conditions extraordinaires créées à l’improviste. Je ne
parle ici, cela va de soi, que des premières années de l’émigration. Etablir
une comparaison entre l’histoire des gouvernements et de la société bourgeoise,
mettons de 1849 à 1859, et l’histoire de l’émigration pendant cette même
période, ce serait écrire l’apologie la plus brillante que l’on puisse faire de
cette émigration.
Je le sais d’avance, les hommes d’expérience qui, lors de la
publication du factum de Vogt, eurent des hochements de tête inquiets devant
l’importance de ces « révélations », ne comprendront pas du tout que
j’aie pu gaspiller mon temps à la réfutation de pareils enfantillages, et les
écrivailleurs « libéraux » qui, avec une joie maligne, n’avaient eu
rien de plus pressé que de colporter dans la presse allemande, suisse,
française et américaine les plates infamies et les mensonges éhontés de Vogt,
trouveront révoltante et scandaleuse ma manière de les « éreinter »,
eux et leur héros. But never mind !
[…]
Londres, le 17 novembre 1860
« A Bruxelles, où je fus relégué par Guizot, je fondai
avec Engels, W. Wolff et quelques autres l’association ouvrière allemande
d’instruction, qui existe encore. Nous publiions en même temps une série de
pamphlets imprimés ou lithographiés. […] nous y établissions que seule l’étude
scientifique de la structure économique de la société bourgeoise pouvait
fournir une solide base théorique ; et nous y exposions enfin, sous une forme
populaire, qu’il ne s’agissait pas de mettre en vigueur un système utopique,
mais d’intervenir, en connaissance de cause, dans le procès de bouleversement historique
qui s’opérait dans la société. »14
« Techow « se figure » donc que j’ai composé
un « catéchisme du prolétaire ». Il veut parler du Manifeste, où
l’utopisme socialiste et critique de toute espèce est critiqué et, si Techow le
veut, « raillé ». Mais cette « raillerie » ne fut pas aussi
simple qu’il se le « figure », mais exigea une bonne somme de
travail, comme il a pu le voir par ma brochure contre Proudhon : Misère de
la philosophie (1847). Techow « se figure » en outre, que j’ai
« taillé un système », alors que j’ai tout au contraire, même dans leManifeste,
directement destiné aux ouvriers, rejeté tous les systèmes et mis à leur place
« l’examen critique des conditions, de la marche et des résultats généraux
du mouvement social réel ». Mais un tel examen ne se laisse pas répéter
machinalement ni tailler à la façon d’une cartouchière. »15
Pendant la révolution allemande de 1848-1849, Vogt avait été
membre du parlement de Francfort. Marx lui reproche certaines de ses prises de
position, et en particulier son manque de pugnacité. Or, Whilelm Wolff, ami de
Marx et membre de la rédaction de laNeue rheinische Zeitung (Nouvelle
Gazette Rhénane), fut brièvement membre de cette assemblée et, à titre
d’exemple face à Vogt, Marx recopie le compte-rendu officiel de la première et
unique intervention de Wolff à la tribune de ce parlement, le 26 mai 1849 :
« WOLFF (Breslau) : […] Si vous tenez absolument à
lancer une proclamation, publiez-en une où vous mettrez hors la loi le premier
traître au peuple, le vicaire de l’empire16. (Cris
: à l’ordre ! – Vifs applaudissements aux galeries). De même tous les ministres
! (Nouveaux mouvements). Oh ! Je ne me laisse pas troubler ; c’est le premier
traître au peuple.
LE PRESIDENT : Je crois que M. Wolff a dépassé et violé
toutes les limites. Il n’a pas le droit, devant ce Parlement,
d’appeler traître au peuple l’archiduc vicaire de l’empire ; et je me vois donc
forcé de le rappeler à l’ordre. En même temps et pour la dernière fois j’invite
les galeries à ne plus intervenir de cette façon dans tous les débats.
WOLFF : J’accepte, pour ma part, le rappel à l’ordre et je
déclare que j’ai voulu violer l’ordre, et je répète que le vicaire de l’empire
et ses ministres sont des traîtres. (Sur tous les bancs on crie : A l’ordre !
C’est de la grossièreté !)
LE PRESIDENT : Je suis forcé de vous retirer la parole.
WOLFF : Bien ! Je proteste ; j’ai voulu parler ici au nom du
peuple et dire ce que l’on pense dans le peuple. […]
LE PRESIDENT : […] Messieurs, l’incident qui vient de se
produire, je puis dire que c’est le premier depuis que le Parlement siège ici.
»
Et Marx ajoute : « C’était en effet le premier et ce fut le
seul incident de ce club de discoureurs. »17
Vogt avait annoncé publiquement qu’il disposait de fonds
pour des personnes qui voudraient écrire dans le même sens que lui. Marx, en
comparant les divers écrits de Vogt, note à quel point ce dernier varie dans
ses déclarations écrites quand à la provenance et la destination de ces fonds :
« « Il s’agit de l’Italie », tout simplement
[…] (Programme, p. 34). Non, « il ne s’agit pas de l’Italie » (Lettre
à Loening, p. 34). « Il s’agit de la Hongrie » (Lettre à M. H. à N.)
. Non, il ne s’agit pas de la Hongrie. « Il s’agit… de choses que je ne
puis communiquer » (Hauptbuch, Documente, p. 36).
Tout aussi contradictoire que la chose dont il s’agit est la
source d’où proviennent les fonds « convenables »18. C’est « un coin éloigné de la Suisse
française » (Hauptbuch, p. 210). Non, « ce sont des femmes
hongroises de l’Ouest » (Lettre à Karl Blind. Supplément du n° 44 de l’Allgemeine
Zeitung, 13 février 1860). Tout au contraire, ce sont des hommes, « des
pays soumis à la police allemande et surtout autrichienne » (Centralfest,
p. 17). Tout autant que le but et la source, la quantité des fonds prend des
allures de caméléon. Ce sont « quelques francs » (Hauptbuch, p. 110).
Ce sont « de petits fonds » (Centralfest, p. 17). Ce sont des fonds
suffisants pour rétribuer convenablement tous les gens qui travaillent dans le
sens de Vogt, dans la presse et les brochures allemandes. Enfin, pour mettre le
comble, la constitution même des fonds est en partie double. Vogt les a
ramassés « avec bien du mal et bien des peines » (Hauptbuch, p. 110).
Mais non « on les a mis à sa disposition » (Hauptbuch, Documente, p.
36). »19
Le fin mot de l’histoire fut connu 11 ans plus tard, comme
Marx l’écrivit à L. Kugelmann le 12 avril 1871 : « La publication
officielle des noms de ceux qui ont reçu directement des subsides de la
cassette de Louis Bonaparte révèle que Vogt a touché 40.000 francs en août 1859
! »20
Comme il l’a indiqué, Marx avait été expulsé de France par
le régime monarchique, en 1845. Après la révolution de février 1848, le
gouvernement de la nouvelle République revint sur ce bannissement. Marx publie
dans les annexes la lettre qu’il reçut en ce sens :
« Gouvernement provisoire. – République Française. –
Liberté, égalité, fraternité.
Au nom du peuple français
Paris, 1er mars 1848.
Brave et loyal Marx,
Le sol de la république française est un champ d’asile pour
tous les amis de la liberté. La tyrannie vous a banni, la France libre vous
rouvre ses portes, à vous et à tous ceux qui combattent pour la cause sainte,
la cause fraternelle de tous les peuples. Tout agent du gouvernement français doit
interpréter sa mission dans ce sens. Salut et fraternité.
Ferdinand Flocon
« Après avoir été expulsé de Prusse au printemps 1849
et de France à la fin de l’été de la même année, je me rendis à Londres où,
depuis la dissolution de la Ligue22 (1852) et
le départ de la plupart de mes amis, je vis absolument à l’écart de toutes les
sociétés publiques ou secrètes et même de toute société, me contentant de faire
de temps à autre, devant un cercle choisi d’ouvriers […] des conférences
gratuites sur l’économie politique. »23
« L’imagination populaire créatrice de mythes a de tout
temps fait ses preuves en inventant de« grand
hommes ». L’exemple le plus frappant de cette espèce, c’est
indiscutablement Simon Bolivar. Quand à Kossuth, on le célèbre par exemple
comme l’homme qui détruit la féodalité en Hongrie. Et cependant, il n’est pour
rien dans les trois grandes mesures : impôt général [Marx précise plus loin : «
la noblesse était exemptée jusque là »], abolition des charges féodales
pesant sur les paysans, suppression, sans indemnité, des dîmes ecclésiastiques. »24
Notes
1 Carl Vogt – ou Karl Vogt –
(1817-1895), était un scientifique, médecin et biologiste allemand. C’est dans
le cadre de ses activités politiques qu’il entra en conflit à distance avec
Marx. A l’époque de la polémique, il était naturalisé suisse et siégeait au
conseil des Etats suisses.
4 Maximilien Rubel, Karl
Marx devant le bonapartisme [1960], réédité dans Les Luttes de
classes en France, Gallimard, 2002, p. 421.
5 Karl Marx, « The War
Prospect in France », New-York Daily Tribune, 31 mars 1859, traduit
par Maximilien Rubel dans Karl Marx devant le bonapartisme [1960],
réédité dansLes Luttes de classes en France, op. cit., p. 390.
6 Karl Marx, « The French
Trials in London », New-York Daily Tribune, 27 avril 1858, traduit
par Maximilien Rubel dans Karl Marx devant le bonapartisme [1960],
réédité dansLes Luttes de classes en France, op. cit., p. 627.
8 Nous avons précédemment
publié : « Entretien
de Karl Marx avec J. Hamann » (Critique Sociale n° 1, octobre
2008) et « Les
manuscrits de Marx sur la Commune de 1871 » (Critique Sociale n°
3, décembre 2008).
10 Locution latine,
extraite des Satires de Horace, livre I (Sermonum liber primus). Ce
que veut dire Marx est à peu près : « Il y a finalement des limites à
tout ».
12 Il s’agit des émigrés
allemands au XIXe siècle, qui émigraient essentiellement vers d’autres pays
d’Europe, pour des raisons politiques ou économiques. Marx et Vogt étaient tous
deux du nombre.
16 Il
s’agit de l’archiduc Jean d’Autriche (1782-1859), dit aussi Jean de Habsbourg,
qui dirigeait la Confédération germanique.
18 Carl Vogt avait proposé à
ceux qui voulaient collaborer avec lui d’écrire « contre des honoraires
convenables » (cité dans Herr Vogt, Tome II, p. 93). Marx emploie le
terme avec ironie, soulignant que c’est le montant des honoraires qui est
convenable, et non leur provenance.
22 Il s’agit de la Ligue des
communistes. Comme Marx l’indique : « la Ligue fut, sur ma proposition,
déclarée dissoute. » (Herr Vogt, Tome I, p. 107).
23 Herr Vogt, Tome III, p.
11. Ce passage est à mettre en relation avec le fait que Marx parle dans le
même texte de ses « camarades de parti » (par exemple, ici, cité p.
4) – dans l’original en allemand : « Parteigenossen ». Ici comme
ailleurs, Marx parle de « parti » non pour désigner une organisation,
mais simplement un ensemble de personnes de même tendance. Voir aussi sa lettre
à Ferdinand Freiligrath du 29 février 1860, où il écrit notamment : « La « Ligue« ,
comme la « Société des Saisons« de Paris, comme cent
autres sociétés, n’a été qu’un épisode dans l’histoire du parti, qui naît
spontanément du sol de la société moderne. […] J’ai essayé d’écarter ce
malentendu, qui me ferait comprendre par « parti« une
Ligue morte depuis huit ans, ou une rédaction de journal dissoute depuis douze.
J’entends le terme « parti« dans sa large acception
historique. »