Karl Marx ✆ Damir Nikšić |
Bruno Drweski (2012)
Les marxistes et les progressistes devraient se rappeler les
leçons contradictoires de la politique menée par les bolcheviks vis-à-vis des
citoyens musulmans de ce qui allait devenir l'Union soviétique. Etat socialiste
marqué dès le départ par des contradictions entre tenants d'un « fidéisme
marxiste » rigoureusement athéiste, occidentaliste, moderniste, et d'une compréhension
plus « marxienne dialectique » et plus internationaliste, qui sut
imaginer des passerelles entre l'iconoclasme marxiste et la foi islamique. Il
ne s'agira donc pas ici d'analyser le rapport du marxisme à l'égard du
phénomène de la foi, thème qui doit être traité en soi, de façon distincte,
dans une perspective historique liée au mûrissement dans les sociétés
occidentales d'une attitude nouvelle réagissant concrètement à des siècles
d'hégémonie chrétienne. Il s'agira d'analyser ici concrètement une expérience
historique, les relations évolutives du système soviétique à l'égard d'une
structure religieuse en particulier, l'islam, religion clef dans les rapports
entre le monde occidental, la modernité occidentale et le monde colonial de
l'époque. Deux mondes entre lesquels allait se placer l'Union soviétique,
située à la charnière entre l'Europe et ce qui allait devenir le tiers monde.
Tiers monde que certains allaient commencer à considérer, surtout à partir du
bolchevisme, comme le nouveau tiers-état révolutionnaire. Un tiers-état
désormais mondial, dans le cadre d'un processus révolutionnaire international
arrivé à l'époque de l'impérialisme. Question du rapport à l'islam qui, dans
les pays occidentaux a pu être et peut toujours être aussi perçue non pas dans
son aspect colonial et post-colonial, mais comme une répétition contemporaine
de la lutte pour imposer une liberté de conscience « à
l'occidentale », « désenchantée », « privée », dans
des sociétés marquées encore par le poids de l'héritage d'une domination des
Eglises tombées en crise. Mais en quelque sorte remplacées aujourd'hui dans la
vision de certains par une nouvelle religion plus vigoureuse, l'islam.
Les musulmans de Russie et la Révolution
La révolution russe de 1917 a éclaté dans un empire qui
abritait alors environ seize millions de musulmans de différentes nationalités,
surtout d'origne turque ou iranienne — soit 10% de la population totale de
l'Etat. La lutte contre le colonialisme tsariste puis la Révolution russe radicalisèrent
les musulmans qui exigeaient le progrès social, l'accès à l'éducation de masse,
la liberté religieuse et les droits nationaux que leur avaient en grande partie
refusé les tsars qui cherchaient à maintenir un islam périphérique, tribal,
statique, soumis, à leur service. Un islam toutefois reconnu légalement dans
l'Etat russe depuis sa naissance (le bouddhisme aussi), à la différence des
processus d'éradication de toutes les religions concurrentes qui s'étaient
développés en Europe occidentale depuis le Moyen-âge et au moins jusqu'au
siècle des Lumières, soit très tardivement. Avant la fin du XVIIIe siècle, ce
fut l'Europe de l'Est qui fut une terre de plus grande tolérance, sans doute
sous l'influence du monde musulman, et non pas l'Europe occidentale qui peinait
à sortir de la mentalité des guerres de religion. Chose qu'il faut rappeler, en
particulier à ceux qui croient irrationnellement, que c'est
« l'Occident » qui a inventé la tolérance, le pluralisme religieux et
idéologique, et le vivre ensemble.
Le 1er mai 1917, après ladite Révolution « de
février », se tint à Moscou le premier Congrès panrusse des musulmans.
Après des débats très vifs, ses délégués votèrent en faveur de la
reconnaissance de droits égalitaires pour les femmes, faisant des musulmanes de
Russie les premières au monde à être libérées des restrictions qui
caractérisaient à l'époque la très grande majorité des sociétés musulmanes (et
non musulmanes), depuis que les souverains héréditaires avaient remplacé le
gouvernement par consultation, et que les femmes avaient vu leur statut se
dégrader par rapport à celui en cours à l'époque du khalifat de Médine. Mais ce
fut aussi la Révolution russe qui, plus globalement, accorda parmi les premiers
Etats, le droit de vote aux femmes et leur pleine égalité juridique en Europe.
Mais alors que les « musulmans progressistes » de Russie imposaient
ces changements au nom de l'islam, les dignitaires et les notables
traditionalistes musulmans au même moment, s'opposèrent d'emblée à tout changement
révolutionnaire, eux aussi au nom de l'islam. Ils dénonçaient tout changement
qui visait à analyser de façon dynamique les textes, Coran, Sunna, Fiqh, vision
rejetant leur interprétation fixiste et littéraliste. Dans le contexte d'un
monde encore largement dominé par les puissances ouest-européennes, et donc par
l'eurocentrisme colonial, les marxistes russes, et avec eux les bolcheviks,
réagirent, eux aussi, de façon contradictoire à ces questions.
Athéisme, rationalisme ou libre pensé
Le marxisme est une conception matérialiste (et donc
immanentiste) du monde, donc en principe totalement agnostique. Ce qui explique
la tendance de beaucoup de marxistes à pratiquer un athéisme radical. Mais si
nous relisons bien Karl Marx, nous découvrons que derrière cette affirmation
qui a dominé la scène marxiste depuis 150 ans, les choses sont beaucoup plus
nuancées, et que Marx s'est plutôt attaqué aux déformations des religions
« concrètes » en utilisant une démarche matérialiste, sans jamais vraiment
poser la question de la spiritualité, et tout en s'opposant à la méthode
idéaliste d'analyse de la réalité
(http://www.lapenseelibre.org/article-le-socialisme-idealisme-ou-materialisme-au-carrefour-entre-croyance-et-raison-79683133.html).
Parce que Marx, et dans sa foulée, les premiers marxistes savaient que la
religion plonge ses origines et ses racines dans une situation dominée par
l'oppression, l'inégalité et donc l’aliénation, une vision que d'aucun
considèrent comme très naïve. Il leur fallait donc faire le tri entre cette
situation donnée et des questions sur l'origine de l'univers et la spiritualité
qui ne pouvaient pas être débattues dans le contexte d'alors, positiviste,
scientiste et de toute façon décapant par rapport à une religiosité européenne
en perte de ses fondements. L'athéisme fut d'abord un iconoclasme visant les
fioritures religieuses accumulées pour justifier des pouvoirs désormais jugés
injustes. Pour les premiers marxistes, l'islam n'était au départ qu'un
épiphénomène parmi d'autres phénomènes « extérieurs » à leur monde,
celui centré sur le christianisme, et éventuellement ses rapports conflictuels
avec le judaïsme.
Mais le socialisme s'était à l'origine, avant Marx,
développé comme un mouvement tirant son radicalisme du christianisme, et c'est
par rapport à un christianisme qu'il estimait nécessaire de déconstruire plus
radicalement encore, que Marx plaça sa réflexion sur la religion. D'où
l'iconoclasme radical, « athée ». Ayant pris en compte la situation
d'oppression qui donnait à la religion sa force au sein des milieux populaires,
et sans poser la question qu’est-ce que la foi ?, les partis politiques
marxistes n’ont toutefois pas exigé de leurs membres ou sympathisants qu'ils
soient athées, mais uniquement qu'ils combattent pour la justice et l'égalité
sociale, qu'ils prennent acte de l'existence de la lutte des classes, du combat
contre les tendances « individualistes bourgeoises » pouvant exister
au sein de chaque être humain et qu'ils analysent, scientifiquement,
c'est-à-dire sans a priori, la
réalité environnante. Sans préjuger des questions religieuses en soi, mais en
prenant en revanche le maximum de distances envers les Eglises et les
hiérarchies basées sur la religion.
Les bolcheviks à la croisée des chemins
C’est pourquoi les bolcheviks eux-aussi ne firent pas de
l’athéisme un point de leur programme. La réalité de l'évolution concrète du
processus révolutionnaire en Russie et dans les pays du bloc soviétique allait
plus tard forcer en revanche le destin dans ce sens. Le parti bolchevik avait
accueilli au départ en son sein des croyants, en particulier des musulmans,
puisqu'il s'agissait d'une population marginalisée au sein de la société russe.
Ce que d'autres partis communistes allaient faire également. Doit-on rappeler
que le Parti communiste indonésien, qui allait jouer un rôle essentiel dans la
libération nationale du pays, fut formé à partir de la transformation d'une
organisation politique islamique, Sarekat islam
, en organisation membre de l'Internationale communiste
? Léon Trotsky notait d'ailleurs en 1923 que dans plusieurs régions à dominante
musulmane de l'ex-empire russe, près de 15 % des militants du Parti communiste
étaient des musulmans[1].
A la fois beaucoup et peu donc. Il considérait ces recrues avec intérêt mais
aussi avec une certaine condescendance typiquement eurocentrique : « Des nouvelles recrues révolutionnaires
inexpérimentées qui tapent en ce moment à notre porte ». Dans
certaines régions d’Asie centrale soviétique, les musulmans représentaient
toutefois jusqu’à 70 % des effectifs[2].
Sous la pression de Lénine, les bolcheviks adoptèrent
finalement une approche différenciée vis-à-vis des chrétiens orthodoxes,
religion soumise à une Eglise liée au tsarisme, au capitalisme et au service de
l’accaparement des terres par des colons russes, et vis à vis de l'islam,
religion de colonisés[3].
La politique du Parti communiste pour l'Asie centrale proclamait que, à la
différence de l'attitude de méfiance qu'il fallait observer envers l'Eglise
orthodoxe : « l’absence totale de
préjugés religieux »[4]n’était
pas une condition indispensable pour adhérer au Parti communiste. Il faut
rappeler aussi que c'est de la même manière que les bolcheviks traitaient les
rapports avec les autres minorités religieuses de l'empire (juifs, catholiques,
protestants, bouddhistes), considérées comme ayant été réprimées, et
bénéficiant donc d'un certain a
priori favorable[5].
Et, mettant les actes en conformité avec les paroles, en 1922, près de 1 500
« communistes » russes furent expulsés du Parti communiste du
Turkestan à cause de leurs comportements que l'on peut qualifier de
« néo-colonial », « ultra-laïciste », antimusulman ou
simplement de leurs convictions religieuses chrétiennes affirmées. Mais aucun
musulman ne fut exclu alors du Parti.
Malgré l'opposition de nombreux communistes, Lénine et ses
partisans au sein du Parti avaient conscience que la prise en compte des
crimes commis par le tsarisme au nom de la nation russe, de la civilisation
européenne ou du christianisme dans ses territoires périphériques coloniaux,
exigeait de rétablir un équilibre devant prendre en compte la nécessité de
réhabiliter les musulmans opprimés. Lénine et plusieurs autres dirigeants
soviétiques, comme Trotsky ou Zinoviev en particulier, comprenaient qu’il
s'agissait à la fois d’une question de justice fondamentale mais aussi d'une
prise en compte des divisions de classes existant entre colonisés et
colonisateurs. En même temps qu'il s'agissait de laisser émerger à la vue de
tous les divisions de classe qui existaient au sein des sociétés musulmanes et
qui ne pouvaient pas être perçues tant qu'une forme ou une autre de domination
russe resterait patente. Divisions dont le tsarisme s'était d'ailleurs servi
pour s'imposer. Mais là où les tsars s'étaient appuyés sur les notables
traditionnels, princes, chefs tribaux, cadis, savants religieux enrichis, les
bolcheviks allaient retourner les choses en s'appuyant sur les masses
populaires et les intellectuels musulmans progressistes désireux d'imposer une
vision de l'islam socialement égalitaire et intellectuellement novatrice[6].
Après la Révolution d'Octobre 1917, et alors que les armées
contre-révolutionnaires étaient peu à peu défaites, des groupes de colons
russes en Asie centrale avaient adhéré au parti bolchevik en passe d'être
victorieux, plus par soucis de maintenir leurs positions dominantes et, de
fait, coloniales, que de promouvoir une réelle égalité sociale. Ils reprirent
le slogan « Tout le pouvoir aux soviets
! » en cherchant à l'opposer aux revendications des populations coloniales,
paysannes dans leur immense majorité, au nom d'une vision du progrès, de la
laïcité et d'une phraséologie ouvriériste sans racine locale, ce qui était en
fait une stratégie contre-révolutionnaire et réactionnaire. Pendant presque deux
ans, la région avait été coupée de la Russie centrale par les armées blanches,
et ce sont donc ces colons russes, « bolcheviks » autoproclamés, qui purent
avoir dans les faits les mains libres pour maintenir leur hégémonie, garder le
contrôle des biens et persécuter les peuples « indigènes ». C’est là
qu'il faut trouver la raison des révoltes armées que l'on qualifierait
aujourd'hui d'islamistes qui éclatèrent dans ces régions, en particulier la
révolte connue sous le nom des Basmatchis. Ils combinaient en fait le plus
souvent propagande nationaliste, pantouranienne (pan-turkiste) et argumentaire
« islamique », tout en s'appuyant sur les puissances coloniales
anticommunistes (Grande-Bretagne, France, Etats-Unis), sur des anciens
dignitaires « jeunes Turcs » ayant fui la défaite ottomane de 1918 et
des anciens propriétaires terriens ou notables « musulmans » locaux
de l'époque tsariste qui rêvaient désormais de créer des Etats indépendants,
voire une grande fédération de tous les Turcs.
Lénine envoya alors une mission d'enquête en Asie centrale
qui lui décrivit les injustices et les crimes commis par beaucoup de cadres
bolcheviks locaux russes[7].
Il réagit en exigeant un changement radical de politique en faveur des anciens
colonisés et en soulignant l’importance « gigantesque, historique » de
renverser l'ordre existant, eu égard à l'avenir de la Révolution bolchevique,
mais aussi de la nécessaire convergence de tous les mouvements anticoloniaux et
anti-impérialistes dans le monde. En 1920, après avoir réussi à faire voter ses
propositions au sein du Comité central du Parti communiste, il donna l'ordre « d’envoyer dans des camps de concentration en
Russie tous les anciens membres de la police, de l’armée, des forces de
sécurité, de l’administration, etc. qui étaient des produits de l’ère tsariste
et qui rôdaient autour du pouvoir soviétique parce qu’ils y voyaient le moyen
de perpétuer ainsi la domination russe »[8].
Dans la foulée de cette décision, les monuments, les livres
et les objets de cultes islamiques volés par les tsars et placés dans des
musées ou des collections privées, furent rendus aux mosquées, et le vendredi —
jour férié pour les musulmans — fut proclamé libre dans toutes les républiques
soviétiques à majorité musulmane. Le droit de porter le parandjah (l'équivalent
centre-asiatique du niqab,ou
voile, à ne pas confondre avec le foulard ou hijab), qui avait été interdit sous le pouvoir des « Rouges
russes », fut rétabli et un double système juridique fut créé en 1921. Aux
côtés des tribunaux soviétiques, des tribunaux islamiques administraient la
justice selon les lois de la charia.
L’objectif était de donner à tout musulman soviétique le droit de choisir dans
ses litiges entre la justice révolutionnaire et la justice religieuse. Une telle
approche partait du principe que ce choix allait amener progressivement les
musulmans à opter pour la justice la plus progressiste, dans la vision de la
plupart des communistes, c'est-à-dire la nouvelle justice soviétique. Mais
beaucoup de communistes musulmans pensaient, eux, qu'une nouvelle
interprétation du droit, plus fidèle aux sources de l'islam, allait provoquer
la naissance d'un islam de progrès apte à attirer vers lui les populations
libérées du servage et de la colonisation. Avec l'aval du Kremlin, on créa une
Commission spéciale de la Charia au
sein du Commissariat du peuple (ministère) à la justice.
Cette commission, en accord avec l'accent mis sur les textes
islamiques centrés plus sur le pardon et l'éducation que sur la répression,
interdit les châtiments corporels habituellement prônés par la vision
conservatrice de la charia,
comme la lapidation pour adultère (des femmes comme des hommes faut-il
souligner) ou la main coupée pour les voleurs. Le contexte social des crimes
devait être à nouveau pris en compte (comme lors des premières décennies de
l'islam) et, comme dans toute la Russie soviétique à l'époque, l'objectif
ultime proclamé était d'en arriver à supprimer la peine de mort au nom du
pardon et de la rééducation possible, dès que les conditions de guerre et
l'élévation du niveau d'éducation des masses allaient le permettre. Les décisions
des tribunaux islamiques concernant les questions de vie et de mort devaient de
toute façon être confirmées par une juridiction soviétique supérieure[9].
Dans les faits cependant, malgré le renversement des
basmatchis et la fuite de nombreux notables traditionnels, certains tribunaux
islamiques s'opposaient à l'esprit de la nouvelle époque soviétique, et
refusaient d’accorder des droits identiques aux femmes. Le divorce était
souvent refusé aux femmes qui en faisaient la demande, ou le témoignage d’une
femme valait toujours la moitié de celui d’un homme, même si beaucoup de
communistes musulmans estimaient qu'on pouvait avoir une autre lecture des
textes du Coran et de la Sunna. Pour trancher ces dilemmes, en décembre 1922,
un décret adopté à Moscou donna la possibilité qu’une affaire soit rejugée
devant les tribunaux soviétiques si l’une des parties le réclamait. Mais pendant
les années 1920, entre 30% et 50 % de toutes les affaires pénales jugées dans
les républiques fédérées ou autonomes musulmanes furent résolues par les
tribunaux islamiques, la proportion atteignant même 80% en Tchétchénie (Il faut
rappeler qu'en Asie centrale, une partie de la population locale était alors
russe, et donc chrétienne d'origine, une population juive était également
présente donc soumise à la seule juridiction soviétique; il en allait de même
pour tout litige entre un musulman et un non-musulman)[10].
Les autorités établirent également un système d’éducation
parallèle pour ceux qui souhaitaient que leurs enfants aillent dans une école
islamique et non pas dans les écoles soviétiques communes pour tous les
enfants. En 1922, certains biens ayant appartenu avant l'époque tsariste aux
« waqfs » furent rendus aux
administrations religieuses musulmanes, sous la seule condition qu’ils soient
utilisés pour des buts éducatifs, islamiques. De nouvelles madrasas (écoles
religieuses) purent ainsi être créées. En 1925, les 1 500 écoles musulmanes
d'État existaient du Daghestan où elles accueillaient 45 000 élèves, alors que
cette république ne comptait que 183 écoles publiques soviétiques. Et, en
novembre 1921, il n'y avait qu'un millier à peine d'écoles soviétiques dans
toute l’Asie centrale, fréquentées par 85 000 élèves — chiffre très modeste si
l'on tient compte du nombre de jeunes scolarisables dans cette région[11].
On voit là à quel point le système soviétique naissant s'implanta avec
difficulté, ce qui faisait suite à la politique lamentable des tsars dans le
domaine de l'éducation des masses. L'Asie centrale en effet, à la différence du
Caucase, ne représentait pas seulement un territoire d'importance stratégique
mais également un territoire au potentiel économique attrayant, d'où une
attitude coloniale envers les populations locales.
A Moscou, le Commissariat du peuple aux affaires musulmanes
supervisait toute la politique de l'Etat soviétique envers l’islam. Des
musulmans assez marqués par les traditions d'une part et possédant des
connaissances marxistes superficielles occupaient des positions clefs dans ce
ministère. Ce qui aboutit progressivement à des conflits internes puis à des
scissions au sein de la mouvance islamique. Les chercheurs ont pu constater
que, à l'époque, la majorité des dirigeants musulmans soutenait le pouvoir
soviétique qui leur avait accordé des droits inexistant auparavant, tant sur le
plan religieux que économique et culturel, car le pouvoir soviétique soutenait
la promotion sociale des jeunes musulmans, tout en garantissant à l'époque une
réelle liberté religieuse. C'est à cette époque que des études, des articles,
des débats examinant beaucoup de questions théologiques, culturelles,
cultuelles, économiques, sociales agitèrent les milieux musulmans de ce qui
allait devenir en 1922, l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS),
et portant sur les convergences ou même les similitudes existant entre les
conceptions islamiques et les principes du socialisme. Ecrits qui dorment
aujourd'hui dans les archives et les bibliothèques, n'intéressant qu'un nombre
très restreint de chercheurs, musulmans ou non musulmans. Ces pensées
s'appuyaient sur les revendications communes à l'islam et au marxisme de
soutien à la justice, le refus de l'usure, le droits des peuples, l'opposition
aux croyances magiques et aux superstitions, et la promotion d'une pensée
rationnelle en tout. A l’époque, il n 'était pas exceptionnel d'entendre
lors des manifestations de masse organisées par les communistes des slogans du
type : « Vive le pouvoir des soviets !
Vive la charia ! » « Vive
la liberté, l'islam et l’indépendance nationale! ». Car, à l'époque,
l'URSS était présentée comme une union d'Etats libres, de républiques jouissant
de leur droit à l'autodétermination, et non pas comme un Etat
« unifié » imposé[12].
Les partisans du socialisme soviétique et ceux d’un « socialisme islamique »
appelaient ensemble les musulmans à créer des soviets, c'est à dire des conseils (shoura) de délégués populaires,
dans les lieux de travail, les villages, les rues des villes, les quartiers.
Une politique de coopération et d'alliances
Les communistes soviétiques se rapprochèrent de plusieurs
groupes politiques locaux avec qui ils signèrent des accords, comme, par
exemple, avec le mouvement panislamique kazakh desOuch-Jouz qui rejoint en
1920 le Parti communiste ou le groupe soufi basé chez les Tatars de la Volga
des Vaisites. Les Soviétiques
accordèrent aussi leur appui à des organisations panislamistes ayant des
influences des deux côtés de la frontière soviéto-iranienne comme celle des Jengelis [13].
Au Daghestan, le pouvoir soviétique n'aurait jamais pu s'implanter sans les
partisans du dirigeant musulman local, Ali Hadj Akuchinsky. Et bien sûr,
l'islam soviétique bolchevik aurait été inimaginable sans la pensée et l'action
du musulman tatar Sultan Galiev[14],
que certains décrivent comme un authentique musulman devenu pro-communiste,
d'autres comme un marxiste camouflé en musulman, d'autres encore comme un
nationaliste tatar rallié au pouvoir soviétique[15].
En Tchétchénie, les bolcheviks reçurent le concours d'Ali
Mataev, le dirigeant d'une confrérie soufie bien implantée, et qui prit la
direction du Comité révolutionnaire tchétchène. Dans l’Armée Rouge, des
dizaines de milliers de combattant luttèrent pour la Révolution au sein des «
bataillons islamiques » du mollah Katkakhanov. C'était l'époque où l'armée
rouge n'était pas que « russe » et unitaire, mais formait un
regroupement militaire de formations nationales ou religieuses d'origine
diverses regroupées autour de l'idéal d'une révolution internationaliste contre
l'ordre ancien.
Lors du premier Congrès des peuples d’Orient qui se tint à
Bakou en septembre 1920, Zinoviev, alors président de l'Internationale
communiste, et plusieurs autres dirigeants bolcheviks rassemblèrent des
représentants des « peuples coloniaux » et lancèrent un appel à la lutte
des classes internationale anti-impérialiste et au « djihad » contre l’impérialisme des puissances occidentales qui
avaient attaqué la Russie et exploitaient les peuples coloniaux. Deux ans plus
tard, le quatrième congrès de l’Internationale communiste approuvait la
politique d’alliance anti-impérialiste avec les panislamistes.
Les dirigeants du Kremlin envoyaient systématiquement des
armées non russes pour combattre en Asie centrale et dans les régions non
russes de l'ex-empire des tsars — Des formations militaires composées de
Tchétchènes, d'Azéris, de Tatars, de Bachkirs, de Kazakhs, d’Ouzbeks, de
Tadjiks et de Turkmènes se battaient à la fois contre les interventionnistes
antibolcheviks étrangers, les troupes des pays coloniaux, les insurgés musulmans
locaux, les « volontaires » fuyant la Turquie défaite qui
rencontraient l'appui d'un certain nombre de colons russes ou de notables
conservateurs musulmans locaux. Sur les fronts de l'Orient soviétique, les
soldats musulmans tatars constituaient plus de la moitié des troupes[16].
Les bolcheviks de cette seconde phase de la Révolution
(celle qui succéda aux premiers mois de la guerre civile) souhaitaient voir les
peuples non russes de l'empire contrôler eux-mêmes les nouvelles républiques
autonomes et républiques fédérées. Ce que l'on constatait à l'époque partout et
qui était connu sous le nom de « korenizacja »
ou « enracinement ». Cela impliquait dans beaucoup de cas le départ
des colons russes (ou « cosaques ») implantés à l'époque tsariste
dans le Caucase et en Asie centrale. Ils furent parfois encouragés à revenir en
Russie et, dans certains cas, ils furent chassés de force. Les langues locales
furent réhabilitées, voire créées sur des bases de standardisation moderne à
partir des dialectes existant, en même temps que les langues de communication
intercommunautaires traditionnelles dans la région (persan ou turc sur le plan
littéraire et politique, arabe sur le plan religieux) reprenaient une certaine
vigueur. La langue russe cessa de dominer dans les écoles, les administrations,
la presse, la radio, le film et l’édition.
Les autorités favorisèrent la lancement d'un programme légal
visant à assurer la promotion sociale des cadres issus des anciennes
nationalités ou religions marginalisées sous le tsarisme. De même les élus
étaient proposés en fonction d'un système de quotas tenant compte de leurs
appartenances de classe et de nationalité. Une sorte de « discrimination
positive » à base ethnique, religieuse et de classe. Des représentants de
ces nationalités furent nommés à des positions dirigeantes dans les organes
administratifs de l’État et des partis communistes. Le Kremlin imposa la
préférence en matière d’emploi pour les musulmans sur les Russes habitant ces
régions et se refusa, à quelques exceptions près, à nommer des Russes venus
d'ailleurs. De nouvelles universités locales virent le jour, soutenant la promotion
des langues « nationales ». Elles commencèrent à former une nouvelle
génération de dirigeants, de cadres, d'intellectuels et d'ingénieurs. Petit à
petit cependant, cette politique allait tendre à limiter la position des
langues « panislamiques », arabe, persan, turc, frayant indirectement
la voie au retour du russe comme langue d'intercompréhension entre
nationalités.
Cela se produisait dans une situation de graves pénuries
liées au retard traditionnel de l'économie russe, à l'archaïsme des régions
périphériques, aux ravages de la Première Guerre mondiale et de la guerre
civile et au blocus organisé par les puissances coloniales contre le jeune Etat
soviétique. La pauvreté et la misère, et souvent la famine, étaient
omniprésentes. Dès 1922, les subventions de l'Etat aux régions d'Asie centrale
durent être diminuées et de nombreuses écoles publiques, soviétiques, furent
fermées. Des professeurs abandonnaient leurs postes faute de pouvoir toucher
leur salaire. Les écoles musulmanes locales qui s'appuyaient sur le bénévolat
et les subsides privilégiés des populations locales représentaient dès lors
souvent la seule voie d'éducation pour la population. « Quand vous ne pouvez fournir du pain, vous
n’osez enlever aux gens son substitut », déclara Lounatcharky, le
Commissaire du peuple à l’Éducation, pour contrer les pressions des
« athées purs et durs » qui voyaient d'un mauvais œil la concurrence
montante du réseau scolaire islamique, et qui faute de pouvoir aider le système
scolaire soviétique, envisageaient la répression du système concurrent[17].
Les efforts de l'Etat soviétique en faveur de l'éducation furent malgré tout constant
dans la durée et finalement efficaces, mais la tolérance de ce pouvoir envers
le réseau islamique d'éducation, parfois marqué par une vision sociale
conservatrice soulignée par ses dénonciateurs, éveillait les frustrations de
nombreux cadres communistes. La « libre concurrence » entre islam et
marxisme s'annonçait plus forte que prévue et les marxistes n'en sortaient pas
systématiquement victorieux.
Dans le même temps, et pour toutes ces raisons cumulées, les
autorités supprimèrent en 1924 les subventions publiques aux tribunaux
islamiques. A tous les niveaux, il existait dans le système soviétique une
« révolution dans la révolution ». La nouvelle légalité était dans
les faits de toute façon souvent impossible à mettre en pratique car beaucoup
de jeunes femmes qui refusaient d’accepter un mariage arrangé par leur famille
ou de se marier à un mari polygame, n'avaient aucun moyen d'imposer leur vue
puisqu'elles n'avaient aucun moyen de trouver un travail rémunéré à la fois en
raison de leur manque d'éducation et de la lenteur de la reconstruction
économique. C'était la période dite de « Nouvelle politique
économique » (NEP) qui voyait les bolcheviks tolérer la renaissance d'un
secteur privé « envahissant » qui contribuait à une relance de l'activité
économique mais qui drainait aussi vers lui les maigres surplus de la société,
incapables dès lors de se lancer dans un ambitieux programme d'investissements,
de reconstruction et de développement.
C'est dans ce contexte de lutte contre le
sous-développement, de manque d'éducation et de renaissance des
« régionalismes » dans tout l'URSS, que Staline et ses partisans
prirent graduellement le pouvoir et imposèrent une centralisation et une
étatisation de l'économie qui leur permit de lancer les gigantesques plans de
développement qui allaient faire basculer le pays tout entier dans une
industrialisation et une modernisation effrénées, à un coût humain qui allait
se révéler souvent dramatique. Cette nouvelle politique permit le passage effectif
de la vieille Russie retardataire au stade de pays développé, l'alphabétisation
des masses, la promotion sociale d'une masse de gens issus des classes
populaires, en particulier en provenance des régions traditionnellement
marginalisées, et donc des régions musulmanes. Mais elle dut s'effectuer, selon
les choix des dirigeants, dans le cadre d'une discipline de fer qui exigeait
cohésion économique, centralisation des priorités d'investissements,
militarisation des comportements, unification de la politique linguistique et
idéologique. Le retour d'une politique privilégiant le russe comme
« langue d'intercompréhension » alla de pair avec la relance d'une
politique d'uniformisation idéologique en principe apte « à
dépasser » les « localismes », nationaux et religieux. Le
marxisme-léninisme, conception idéologique inventée sous Staline, à partir
d'une interprétation rigide du marxisme et des pensées de Lénine s'imposa
progressivement comme inéluctable à cette étape, à partir de la fin des années
1920.
Cette politique s’attaqua, malgré de nombreuses résistances
au sein du Parti dirigeant, à ce qu’on commença à appeler des « déviations
nationalistes bourgeoises » dans les Républiques non russes, et ce que beaucoup
d'autres considéraient comme une façon détournée de permettre le retour de
partisans du chauvinisme grand-russien. C'est dans ce contexte généralisé à
tout l'URSS que, au nom des droits de la femme en particulier, Moscou lança une
série d'attaques contre l'islam, connues sous le nom de «khoudjoum », mot que l'on peut traduire par attaque,
offensive, voire agression. A l'occasion de la journée internationale de la
femme, le 8 mars 1927, des manifestations de masse furent organisées à
Tachkent, Samarkand et d'autres villes à majorité musulmane, avec des
militantes des organisations de femmes soviétiques ayant souvent subi
différentes formes d'oppression dans leurs familles. De petits groupes de
femmes musulmanes montèrent sur des podiums et se dévoilèrent en public, après
quoi on brûla leurs voiles[18].
Cette opération visait à créer une « femme nouvelle », ayant
« une conscience d'acier », apte à réaliser en tant que travailleuse
et à un rythme époustouflant les objectifs modernisateurs mis de l'avant par
Moscou. Les militantes communistes durent retirer le voiles qu'elles pouvaient
porter jusque là, en particulier afin de mener un travail éducatif ou politique
dans les mosquées.
Simultanément toutefois, la société stalinienne redevint une
société qui, après les grands débats et législations féministes des années 1920
décrétant une liberté radicale en matière de sexe et de relations sexuelles,
revenait à un certain conservatisme. Des compromis purent ainsi être trouvés au
quotidien entre islamité et communisme. La mère était de nouveau encensée dans
les années 1930 en lieu et place de la femme individualisée et autonome des
années 1920, et le foulard traditionnel des paysannes russes fut de nouveau
considéré comme un vêtement plus décent que les cheveux à l'air des
« bourgeoises décadentes ». L'avortement fut de nouveau interdit et
une politique nataliste prônée. Ce qui dans les faits permettait aux musulmanes
traditionnelles de maintenir leur mode de vie, sans plus vraiment chercher en
revanche à occuper les premières places dans la vie politique et sociale, plus
souvent laissées aux hommes.
C'est à cette époque que, comme ailleurs, deux types de
femmes concurrentes virent de fait le jour, le pouvoir arbitrant la situation
au gré des rapports de force internes : la femme urbaine, éduquée, prolétarisée
et habillée selon l'interprétation la plus discrète possible des normes
modernes occidentales (jupes assez longues, absence de décolletés, etc.). Et la
paysanne, la kolkhozienne, travailleuse, mère de famille nombreuse, en robe
longue et large, et portant sur sa tête un « petit » foulard
camouflant ses cheveux. On avait en revanche largement oublié les instructions
de Lénine proclamant : « Nous sommes
absolument opposés à toute offense contre les convictions religieuses ! ».
Ce « khoudjoum »
eut plusieurs conséquences. Des enfants musulmans, tout particulièrement des
filles, furent retirés des écoles soviétiques ou démissionnèrent des jeunesses
communistes. Leurs familles subirent dès lors pressions et répressions. Les
femmes sans foulards se croyaient permises de dénoncer dans la rue celles qui
portaient encore les voiles traditionnels et, en retour, des femmes non voilées
furent agressées par des hommes, comme s'il s'agissait de prostituées. De part
et d'autres, on assista à des violences, mais aussi à des viols et à des
crimes. Le nouvelle propagande officielle utilisant ces cas d'une façon
toujours unilatérale, celle du « combat pour la modernité contre
l'obscurantisme », et ne décrivant les violences que lorsque c'étaient des
femmes « progressistes » qui étaient agressées, jamais dans l'autre
sens. La culpabilisation systématique des croyances religieuses se prolongea
jusqu'en juin 1941. Cette politique aboutit à l'arrestation, la répression et
la condamnation à mort de beaucoup de dignitaires religieux ou simplement
d'intellectuels ou de paysans. Mais les régions musulmanes d'Asie centrale, à
la différence de la Crimée et du Caucase, ne furent dans l'ensemble pas
touchées par les déportations de masse qui visèrent en priorité la partie
européenne de l'URSS. Tous les dignitaires religieux furent réprimés ou mis
sous surveillance constante jusqu'à l'invasion nazie. A cette occasion en
revanche, les dirigeants soviétiques se rappelèrent de la nécessité de composer
avec tous les sentiments profondément répandus au sein du peuple, d'autant plus
que plusieurs chefs religieux musulmans d'URSS appelaient au même moment leurs
coreligionnaires à faire de la « Grande guerre patriotique » pour la
défense de la patrie socialiste une « djihad »
contre l'envahisseur nazi néo-païen.
Le comportement patriotique au sein de l'armée rouge ou dans
les « offensives de production » pour le front de la plupart des
soldats ou travailleurs musulmans soviétiques au cours de cette guerre fut exemplaire
mais les frustrations et les douleurs accumulées depuis plus d'une dizaine
d'années expliquent aussi pourquoi des musulmans fait prisonniers par les nazis
rejoignirent les formations nationales mises sur pied par eux pour combattre à
leurs côtés sur le front soviétique ou sur le mur de l'Atlantique. C'est
néanmoins à partir de 1941 que la religion islamique retrouva une place
reconnue dans la société, que des mosquées furent ré-ouvertes et que des lieux
de formation religieuse furent reconstitués. Une Direction spirituelle des
musulmans d'Asie centrale et du Kazakhstan fut créée. Une évolution semblable
apparut dans les autres régions musulmanes de l'URSS. Ce qui allait donner
naissance à une série d'études reprenant l'idée de faire converger tout ce qui
était compatible entre les valeurs islamiques et les principes marxistes,
laissant la plupart du temps sous silence, les éléments des deux visions du
monde qui pouvaient paraître plus incompatibles, ou tout simplement
nécessitaient le lancement d'un débat ouvert[19].
Quoiqu'il en soit, cela permit aux musulmans soviétiques de mieux cerner les
éléments de la foi islamique prônant l'égalité sociale, la justice sociale et
l'égalité entre les sexes. Avec le temps, les structures sociales
traditionnelles comme les mahalla qui
regroupaient, sans tenir compte des origines sociales, les populations habitant
un même environnement se reconstituèrent dans les villes et cités HLM
nouvelles. Il n'était pas rare qu'un secrétaire d'un comité du Parti
communiste, y compris du plus haut niveau, anime dans le même temps l'école
coranique informelle mais tolérée dans sa tour.
On remarquera aussi que plusieurs personnes issues des
familles contre-révolutionnaires, basmatchis, des années de la guerre civile,
commencèrent à pouvoir accéder au Parti communiste dans les années du dégel
post-stalinien et à y occuper des fonctions dirigeantes. Elles jouèrent sur
l'ambiguïté de leur légitimité acquise en tant que famille
contre-révolutionnaire dans les milieux traditionalistes et de celle qu'ils
obtenaient auprès des cercles plus « modernistes » grâce à leurs diplômes
scientifiques et à leurs capacités nouvellement acquises de « bons
gestionnaires ». Une société « post-soviétique », mi-musulmane,
mi-soviétique, mi-traditionnelle, mi-moderniste, se constitua peu à peu, en
particulier à l'intérieur des hautes instances du Parti communiste. La
formation religieuse laissait cependant beaucoup à désirer, ce qui allait
favoriser lors du démantèlement de l'URSS, de groupes islamiques au savoir
sommaire compensé par un radicalisme militant agressif.
On perçoit aujourd'hui pleinement les conséquences ambiguës
de la période soviétique avec l'affirmation « nationale » des
nouveaux Etats indépendants « musulmans » de l'ex-URSS ou des
républiques autonomes musulmanes au sein de la Fédération de Russie. Ambiguïté
d'où ont largement disparu, en apparence tout au moins, les velléités de faire
la synthèse entre les valeurs « dynamiques » et
« rationnelles » de l'islam et les principes «progressistes » et
« révolutionnaires » du marxisme. Mais si l'on sort des discours des
officiels, on perçoit que l'héritage musulman, même édulcoré, fait
véritablement partie du quotidien des populations de la nouvelle Asie centrale
post-soviétique et que, simultanément, « l'identité soviétique » n'a
pas pour autant disparu. Ce qui donne à ces sociétés un sentiment de
supériorité mal dissimulé, voire d'arrogance, envers les populations des Etats
musulmans voisins qui, comme on peut l'entendre souvent dans la bouche des
habitants, « n'ont pas eu la chance
de faire partie de l'Union soviétique et de connaître les progrès qu'elle a
apportés ». Ambiguïtés donc, qui pourraient, si elles étaient revues
en positif, permettre à ces sociétés d'innover, tout en restant enracinées dans
ce qu'elles ont de meilleur et de plus sublime. Mais ambiguïtés qui, pour le
moment, créent un mal être sur lequel peuvent se développer les courants les
moins éduqués et les plus outranciers.
Quant à l'islam de Russie, inscrit désormais dans la
constitution comme un des quatre « religion nationale », il s'appuie
sur un réseau de républiques autonomes, dont le Tatarstan est la plus
emblématique. Celui-ci joue le rôle de promoteur des intérêts économiques et
diplomatiques de la Russie dans le monde musulman, de plus en plus, il est
vrai, en concurrence avec la Tchétchénie officielle qui, après avoir éradiqué
les séparatistes et les « wahabites », est au main d'un potentat en
relation avec des confréries traditionnelles, ce qui ne l'a pas empêché d'être
reçu par le roi saoudien pour faire ensemble une prière à La Mecque ...et négocier
une coordination des politiques russe et saoudienne dans le domaine du pétrole.
Reste-t-il en revanche dans cette Russie en reconstruction quelque chose du
souffle égalitariste d'un Sultan Galiev ? Enfoui profondément dans le tout
nouvel environnement oligarchique capitaliste ? Peut-être ?
Notes
[2] Idem
[3] Dès
le 20 novembre 1917, le nouveau gouvernement révolutionnaire avait proclamé une
“Déclaration aux travailleurs musulmans de Russie et d'Orient”.
[4] Formulation
qui témoigne par ailleurs de l'ambiguïté des marxistes envers la religion, qui
est rejetée en principe à cause de son caractère de « jugement
pré-scientifique » mais qui ne s'aventurent pas sur le terrain d'essayer
de saisir ce qu'est la spiritualité, la foi et la mystique. Ambiguïtés tout à
fait logiques avec le contexte de l'époque où ces questions n'étaient
pratiquement plus posées, par les religieux eux-mêmes.
[5] Même
envers le Vatican, les bolcheviks ne se prononcèrent pas d'emblée pour une
rupture. < http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_1123-9891_1993_num_105_1_4256
>. Et l'on sait à quel point l'ordre des Jésuites était considéré par Lénine
comme un modèle d'organisation pour les bolcheviks.
[6] Voir
: Rinat Šigabdinov, Cahiers d'Asie centrale, nos 13/14, « De
la question du socialisme islamique. De la question du socialisme
islamique au Turkestan : le parcours d’Arif Klevleev (1874-1918) »,
Traduction de Alié Akimova; et :< http://fr.internationalism.org/french/rint/109_religion.html >
[9] Rappelons
que, à la différence de la lecture unilatérale du passé soviétique, les
bolcheviks supprimèrent la peine de mort dès leur prise du pouvoir et ne la
rétablirent que parce que la guerre civile fut lancée par les forces
contre-révolutionnaires. Puis, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu'il
pouvait sembler que la victoire sur les nazis avait créée une situation de paix
mondiale, les dirigeants soviétiques supprimèrent à nouveau la peine de mort
qui ne fut rétablie qu'avec le début de la guerre froide. Evolutions qui nous
montrent à quel point le système répressif soviétique n'était pas lié à une
vision statique mais à une vision dynamique d'une société perçue comme devant
en arriver à terme à un progrès humain compatible avec l'idéal communiste.
[11] Idem
[12] On
doit rappeler le caractère ambigu de l'Union soviétique du début jusqu'à sa
fin, puisque cet Etat fut réelleement créé au départ par des entités jouissant
d'une autonomie réelle et qu'il disparut lorsque ces entités proclamèrent leur
indépendance, après une période où la rivalité entre forces centrifuges et
centripètes avait été arbitrée à Moscou.
[14] <
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cmr_0008-0160_1980_num_21_2_1384
>
[15] Quoiqu'il
en soit, il allait être fusillé pendant la période stalinienne de répression du
« nationalisme bourgeois » et « des superstitions
religieuses ».
[18] Si
cette politique put rencontrer quelqu
http://www.lapenseelibre.org/ |