25/10/15

L’inacceptable censure du marxisme en France

Yvon Quiniou   |   Il est toujours délicat de dénoncer la censure d’un courant de pensée auquel on appartient car on risque d’y voir une forme de ressentiment et de vanité blessée s’agissant de soi. Pourtant je vais le faire car l’actualité idéologique l’impose. Une querelle bruyante sur le supposé passage à droite de certains intellectuels comme Onfray ou même Debray, présenté désormais comme « achevant la gauche », s’accompagne du diagnostic selon lequel on assisterait à une défaite de la pensée progressiste, à son incapacité à élaborer une alternative intellectuelle au capitalisme faute de théoriciens dignes de l’incarner par leurs œuvres comme il en fut autrefois avec, par exemple, Sartre ou Bourdieu. Cette idée vient d’être suggérée, d’une manière que je trouve partisane, par N. Truong dans un article récent du Monde(le 16 octobre), d’autant plus qu’il ouvre un dossier qui semble indiquer le contraire.

Or cette thèse, malgré ses nuances affichées, est fausse et elle a tout l’air d’un propos performatif destinée à faire croire à une imaginaire disparition de l’intelligence anti-capitaliste, avec les effets délétères que cette croyance risque d’induire, à savoir la dévalorisation intellectuelle de la critique sociale et de l’idéal d’émancipation dont elle est porteuse et donc, l’aveu de l’impuissance politique face au malheur social. Comment expliquer cette thèse erronée et comment la réfuter ?

L’explication est simple et elle vaut pour bien d’autres publications que Le Monde lui-même, y compris donc pour des magazines ou revues qui se veulent philosophiques : elle  vient d’un refoulement systématique du travail intellectuel de haut niveau qui se fait à « la gauche de la gauche » et ce refoulement tient, il faut le dire crûment, à un anticommunisme primaire et persistant qui n’a pas de sens (s’il en a eu un) dès lors qu’on a compris qu’il n’y a jamais eu d’authentique expérience communiste dans le monde au 20ème siècle (je crois l’avoir démontré dans mon Retour à Marx). D’où un refus franchement malhonnête, indissolublement idéologique et politique, sans raisons  intellectuelles valables, de prendre en considération les  travaux de ceux qui pensent dans la mouvance d’un communisme réaffirmé, auxquels la crise de 2008 a brusquement donné raison, prenant d’ailleurs à contre-pied tous les rédacteurs des publications en question, comme les a pris à contre-pied la présence, enfin, de Marx à l’écrit de l’agrégation de philosophie en 2015 ! Un exemple ici suffira pour justifier cette accusation qu’on pourrait trouver réductrice : celui de la revuePhilosophie Magazine (février 2009) avec un dossier au titre étonnant de fausse candeur : « Comment peut-on être anti-capitaliste ? » Or ce numéro réussit l’exploit de présenter, sur deux pages, ce qu’il appelle « la galaxie anticapitaliste » aux multiples visages sans citer un seul instant la revue Actuel Marxqui est la seule revue française d’obédience vraiment marxienne (ou marxiste), fondée il y a plus de 20 ans et qui ne cesse de penser la réalité en référence à Marx tout en l’ouvrant à de nouvelles problématiques ! Plus : aucun de ses collaborateurs n’est cité alors que leurs travaux sont souvent reconnus par la communauté internationale (je pense ici à ceux de J. Bidet, longtemps son directeur, ou ceux d’A.Tosel). Or, à l’inverse, les noms signalés sont souvent ceux de penseurs de qualité, certes, mais qui n’ont qu’un lointain rapport ou pas de rapport du tout avec Marx, comme G. Le Blanc (de la revue Esprit) M. Walzer, Y. Illich ( !) ou B. Stiegler ! Franchement où est l’honnêteté  intellectuelle dans cette présentation ?

Encore faut-il réfuter sur le fond cette idée de la  disparition d’une pensée marxiste de qualité, en donnant tout simplement quelques exemples d’œuvres importantes littéralement censurées par les médias dominants. Quels sont ceux qui ont parlé du travail considérable de L. Sève qui, depuis plusieurs années, développe ce qu’il appelle la « pensée-Marx » avec une rigueur et une profondeur conceptuelle qui forcent l’admiration, en affrontant le statut de la philosophie aujourd’hui en liaison avec la science ou celui de l’homme à partir de l’histoire, récusant l’idée sommaire d’une nature humaine immuable? Je demande aux collaborateurs des publications indiquées plus haut de le lire et de voir s’ils ont, parmi leurs proches ou parmi ceux dont ils parlent tout simplement, l’équivalent. Qu’ils tentent donc l’expérience et qu’ils tentent aussi une comparaison avec les écrits de Finkielkraut, d’Onfray ou même de Debray : d’un côté des auteurs d’essais plutôt bien écrits, mais sans profondeur théorique, de l’autre une authentique pensée philosophique. Question supplémentaire : sans nier ses talents de pédagogue et de vulgarisateur, peut-on me citer un seul concept d’Onfray que la postérité retiendra ? Autre exemple : J. Bidet, auquel j’ai déjà fait allusion. Dans son livre L’Etat-monde il nous livre une grille de lecture du capitalisme mondialisé contemporain d’une rare acuité, avec ses divisions et ses articulations complexes, quoique liées à l’exploitation du travail humain, autrement explicative que les propos généreux, mais trop généraux, d’un E. Morin, je m’excuse de le dire. Plus largement, il aura montré que le capitalisme implique une « métastructure » porteuse d’une universalité et d’une promesse d’égalité et de liberté que sa réalité quotidienne inverse dramatiquement. Cette « métastructure » – concept qui restera – qui est plus qu’une idéologie, en possède les mêmes effets : elle mystifie notre perception du réel tout en pouvant nous inciter à la transformer. Or, pour ne citer à nouveau que ce journal vu la place qu’il occupe dans le paysage médiatique, Le Monde n’en a jamais parlé depuis quinze ans et il a pris la (mauvaise) habitude de refuser de lui donner la parole dans ses colonnes ! Il y a aussi l’œuvre de l’économiste F. Lordon, dont l’analyse critique de l’économie capitaliste telle qu’elle régit l’Europe actuelle (voir de lui, La malfaçon) est la plus intelligente et la plus décapante que je connaisse. Or seul Le Monde diplomatique (auquel il collabore) ou la presse communiste, ou encore celle qui est à la gauche du PS, en parle, et non les autres journaux. Il est vrai qu’il démystifie les préjugés « européistes » paresseux et mensongers que ces journaux diffusent, et ceci explique cela. A quoi on ajoutera la manière subtile qu’il a eu d’enrôler la théorie des affects de Spinoza pour nous faire comprendre comment le capitalisme se soumet ceux qu’il exploite en leur faisant aimer, tout en la dissimulant, leur  servitude (voir Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza,où il se révèle aussi philosophe). Ceci également nous fait comprendre le silence dont il fait l’objet ! Enfin, on pourrait ajouter tout le travail proprement politique de T. Andréani élaborant une théorie des « modèles du socialisme » (voir ses Dix essais sur le socialisme), à la fois audacieuse par sa perspective de long terme et réaliste par la manière extrêmement précise et concrète dont il en dessine la réalisation progressive, à la manière d’un Jaurès parlant d’ « évolutionnisme révolutionnaire » et donc d’un « réformisme révolutionnaire » dans lequel la réalisation de l’idéal prend en compte le réel et part de lui. On est ici pleinement au sein d’une projection dans l’avenir, parfaitement assumée et pensée, à la fois radicale et réaliste. Qui pourra encore soutenir que le marxisme actuel n’est pas capable de théoriser intelligemment un avenir non capitaliste ? On est très loin d’un Debray décidant récemment de se désengager et considérant désormais que la politique n’est pas « quelque chose de sérieux pour l’esprit ». Et pourtant, c’est lui qui fait la « une » des gazettes !  On aura deviné pourquoi. Et, pour être non pas complet mais davantage convaincant, je signalerai le véritable scandale que constitue le boycott radical que subit en France l’œuvre du grand psychologue russe Vygotski, publiée à La Dispute, mondialement connue, mais qui a le malheur, en France, de se réclamer d’un matérialisme scientifique afin de comprendre des domaines qui paraîtraient lui échapper comme l’art (voir sa Psychologie de l’art). Quelle horreur !

Foto: Yvon Quiniou
Mais, me demandera-t-on, que faites-vous de Badiou, régulièrement mis en avant alors qu’il se réclame d’une « hypothèse communiste » radicale ? Précisément, son cas est paradoxalement exemplaire. C’est incontestablement un philosophe qui compte. Mais son radicalisme politique ne séduit que parce qu’il est purement utopique, sans prise sur la réalité  des luttes de classes concrètes, appelant même fièrement à ne pas voter. C’est, si l’on veut et malgré son intelligence, « l’idiot utile de » l’idéologie bourgeoise, enfermé dans une posture révolutionnaire qu’il est très facile de revendiquer puisqu’elle n’engage à rien et vous vaut au contraire des applaudissements hypocrites..

Mais il y existe une autre forme de censure qui s’exerce à l’égard du marxisme, pratique cette fois-ci, au sens où elle concerne l’accès institutionnel à l’Université et qu’il faut brièvement évoquer. Car il faut le savoir : si dans les années 1970-1980 on pouvait être nommé assez facilement dans une faculté de philosophie tout en se réclamant de Marx – c’est même à l’époque du gouvernement de l’Union de la gauche que fut créé au CNRS un laboratoire de philosophie politique, économique et sociale où la pensée marxienne avait toute sa place, – ensuite les choses se compliquèrent. L’unité de recherche de Poitiers du même CNRS consacrée à Hegel et Marx fut supprimée dans les années 1990 – chute du Mur de Berlin oblige – et la possibilité d’être nommé à l’Université extrêmement filtrée, voire réduite totalement. Ce n’est pas tant la proximité politique avec le PCF qui jouait – on pouvait faire une thèse d’histoire de la philosophie inodore et sans saveur mais sans engagement idéologique marxien, et cela convenait dès lors que la qualité historienne était là –, mais le simple fait d’exprimer dans ses travaux, et, spécialement dans une thèse, non seulement des convictions matérialistes mais, surtout, marxistes : L. Sève, sans sa jeunesse, fut une victime de cet ostracisme et d’autres, plus récemment. Le sens de ce barrage général est clair : c’est bien une pensée inspirée de Marx ou le rejoignant indirectement que l’on condamnait… comme l’on empêchait au 19ème siècle, à l’époque de V. Cousin, les philosophes matérialistes d’enseigner. A-t-on vu alors les tenants du libéralisme philosophique s’indigner contre cette atteinte à la liberté professionnelle autant qu’intellectuelle ? Les choses ont un peu changé depuis la crise de 2008 et le renouveau important de l’intérêt porté à l’auteur du Capital qu’elle a induit un peu partout dans le monde, y compris dans la recherche universitaire. Mais pour combien de temps ?

Certes, tout n’est pas absolument noir dans ce tableau. S’il y a beaucoup de journaux, donc, et de revues qui faillissent à leur rôle qui est celui d’éclairer la pensée de leurs lecteurs, comme Esprit ou Le Débat, voire Les Temps modernes qui ont un peu oublié leur héritage sartrien, il y a encore quelques exceptions qui sauvent l’honneur de l’esprit critique. C’est le cas de plusieurs émissions de France Culture, voire de France Inter, ou même de télévision qui s’honorent d’inviter à s’exprimer sans ambages ceux qui se réclament un tant soit peu de Marx. Et dans la presse écrite, un journal comme Marianne a pu consacrer, il y a quelques années il est vrai, quatre pages à des publications sur Marx, en y  intégrant une interview du regretté G. Labica, de même qu’il a su parler longuement, via J.-F. Kahn, d’un livre collectif important, unique en France, consacré au matérialisme, Les matérialismes (et leurs détracteurs) dans lequel il était inévitablement fait l’éloge du matérialisme historique marxien. Et c’est aussi le cas de certains sites comme Médiapart et La faute à Diderot et, du côté du PCF, de nouvelles publications comme La Revue du projet, Progressistes ou même, dans une perspective « éco-socialiste » autonome, Les Zindigné(e)s.

Mais une  hirondelle ne fait pas le printemps et c’est plutôt l’hiver qui continue à dominer les esprits des commentateurs quand ils parlent, en l’occurrence ne parlent pas, du marxisme. Qu’elle est loin donc l’époque où Le Monde pouvait, sous la plume de J. Lacroix, philosophe chrétien pourtant, faire l’éloge de Marxisme et théorie de la personnalité de L. Sève ou même, plus récemment, se faire l’écho du premier congrès international de la revue Actuel Marx (en 1995). Mais c’était un temps où les financiers ne déterminaient pas, ou moins, la ligne éditoriale des médias et n’en faisaient pas encore une fabrique du conformisme idéologique. Que l’on ne s’étonne donc pas de la crise apparente – mais apparente seulement – de la pensée proposant une alternative à la barbarie du capitalisme actuel. On fait tout pour l’étouffer et l’on transforme ses authentiques représentants enmorts-vivants. Ils vivent pourtant, mais on décide arbitrairement qu’ils sont morts. A nous de les faire connaître ou de poursuivre toujours plus leur œuvre par notre travail intellectuel. C’est ainsi que l’on pourra convaincre le plus grand nombre, et d’abord la partie cultivée de la population, qu’un avenir d’émancipation pour l’homme est réellement possible, parce que l’intelligence en aura fait la démonstration au plus haut niveau. 
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