David Harvey | Les
figures de la ville et de l’utopie ont depuis longtemps partie liée. Dès leurs
premières apparitions, les utopies se présentèrent sous une forme distinctement
urbaine et l’essentiel de ce qui est considéré comme de la planification
urbaine au sens large a été infecté (certains diraient « inspiré »)
par des modes de pensée utopiques. Le lien est bien antérieur à la première
aventure de Sir Thomas More avec le genre utopien en 1516.
Il y a plusieurs manières de comprendre le texte de More et
les nombreux schémas utopiques qui ont vu le jour par la suite, tels ceux de
Francis Bacon ou de Tommaso Campanella. Je me limiterai ici à un seul
axe : la relation suggérée entre l’espace et le temps, entre la géographie
et l’histoire. Toutes ces formes d’utopie peuvent être caractérisées d’
« utopies de la forme spatiale » dans la mesure où la temporalité du
processus social, la dialectique du changement social –l’histoire réelle – en
sont exclues, tandis que la stabilité
sociale y est assurée par une forme spatiale fixée. Louis Marin[1] a qualifié l’utopie de More de « jeu d’espace ». More sélectionne en effet un ordre spatial possible parmi de nombreux autres en tant que moyen de représenter et de donner consistance à un ordre moral particulier. Il n’est du reste pas le seul à procéder de la sorte. Mais l’idée nouvelle que Marin nous permet de saisir, c’est que le libre jeu de l’imagination, l’utopie en tant que « jeu spatial », est devenu, grâce à l’initiative de More, un moyen fertile d’explorer un large ensemble d’idées contradictoires concernant les relations sociales, les codes moraux, les systèmes politico-économiques etc.
sociale y est assurée par une forme spatiale fixée. Louis Marin[1] a qualifié l’utopie de More de « jeu d’espace ». More sélectionne en effet un ordre spatial possible parmi de nombreux autres en tant que moyen de représenter et de donner consistance à un ordre moral particulier. Il n’est du reste pas le seul à procéder de la sorte. Mais l’idée nouvelle que Marin nous permet de saisir, c’est que le libre jeu de l’imagination, l’utopie en tant que « jeu spatial », est devenu, grâce à l’initiative de More, un moyen fertile d’explorer un large ensemble d’idées contradictoires concernant les relations sociales, les codes moraux, les systèmes politico-économiques etc.
La gamme infinie
d’agencements de l’espace ouvre sur la perspective d’une gamme infinie de
mondes sociaux possibles. Ce qui frappe dans les plans utopiques qui suivront,
pris dans leur ensemble, c’est avant tout leur variété. Les utopies féministes
du 19e siècle paraissent ainsi très différentes de celles supposées
faciliter la vie et la santé de la classe ouvrière. Qu’elles soient
anarchistes, orientées vers l’écologie, religieuses ou autres, les alternatives
posent et affirment leurs objectifs moraux en faisant appel à un ordre spatial
spécifique. Le spectre des propositions et des formes spatiales démontre la
capacité de l’imagination humaine d’explorer des alternatives socio-spatiales.
La notion de « jeu spatial » formulée par Marin saisit bien le libre
jeu de l’imagination dans les schémas utopiens.
Malheureusement, les
choses ne sont pas aussi simples. Le libre jeu de l’imagination est
inextricablement lié à l’existence du pouvoir et à des formes contraignantes
d’autorité. Ce que Foucault a qualifié d’« effet panoptique »,
résultant de la création de systèmes spatiaux de surveillance et de contrôle,
fait également partie des schémas utopiens. La dialectique entre le libre jeu
de l’imagination d’une part, le pouvoir et le contrôle de l’autre, pose ainsi
de sérieux problèmes. Le rejet, au cours de la dernière période, de l’esprit
utopien est dû pour une part à une prise de conscience aiguë de son lien
interne avec l’autoritarisme et le totalitarisme (l’Utopie de More peut
aisément être lue de la sorte). Mais le rejet de l’esprit utopien pour ce genre
de raisons entraîne également une conséquence peu souhaitable, celle de bloquer
le libre jeu de l’imagination dans sa recherche d’alternatives. Se confronter à
ce problème est donc au cœur de toute politique émancipatrice qui se propose de
ressusciter des idéaux utopiens. Il est utile, à cette fin, d’examiner
brièvement l’histoire de la matérialisation des utopies dans les pratiques
socio-économiques.
L’utopie spatiale matérialisée
Au XXe siècle, la
tâche de tous les grands planificateurs, ingénieurs et architectes et
aménageurs a consisté à combiner l’imaginaire intense d’un monde alternatif (à
la fois physique et social) avec un souci pratique de façonner et de refaçonner
les espaces urbains et régionaux en fonction de modèles radicalement nouveaux.
Tandis que certains, comme Ebezener Howard, Le Corbusier et Frank Lloyd Wright
élaboraient le projet, une foule de praticiens tentaient de réaliser ces rêves
dans la brique et le béton, les routes et les blocs d’immeubles, les villes et
les banlieues, construisant ainsi des versions de la Cité Radieuse (Le
Corbusier) ou de Broadacre City (Wright), des villes nouvelles tout entières,
des communautés à échelle réduite, des villages urbains ou tout autre
réalisation de cet ordre. Même quand les critiques de ces utopies urbaines
réalisées les ont dénoncées pour leur autoritarisme et leur absence de vie, ils
l’ont fait, d’une manière générale, au nom de versions de jeux, d’arrangements
spatiaux jugés préférables à ceux que d’autres avaient réalisé.
Quand, par exemple, Jane
Jacobs, a lancé sa célèbre critique des projets modernistes de planification et
de rénovation urbaines[2] (en
accusant, comme elle le fît, Le Corbusier, la Charte d’Athènes, Robert Moses et
la morne grisaille qu’eux et leurs disciples ont fait régner sur les villes de
l’après-guerre), elle mit en réalité en avant sa propre vision du jeu spatial,
qui en appelle à une conception nostalgique d’un quartier intime et
ethniquement diversifié, dans lequel prédominent les activités et emplois de
type artisanal, ainsi que les relations sociales fondées sur les interactions
directes. Jacobs était à sa façon aussi utopienne que les utopies qu’elle
critiquait. Elle proposait simplement de jouer avec l’espace d’une façon
différente, plus intime et à une échelle plus réduite, pour atteindre une
finalité morale différente. Sa version du jeu spatial contenait un versant
autoritaire caché dans sa conception organique du quartier et de la communauté
en tant que fondement de la vie sociale. L’appareil de surveillance et de
contrôle qu’elle pensait être foncièrement bénin, dans la mesure où il assurait
la sécurité tant désirée, fût considéré par d’autres, tels que Richard Sennett[3],
comme oppressif et avilissant. Et si elle mettait l’accent sur la diversité
sociale, ce n’était qu’un type contrôlé de diversité qui pouvait donner les
résultats qu’elle envisageait. La poursuite des buts fixés par Jane Jacob
pouvait facilement justifier les « aires résidentielles sécurisées »
(gated communities) et les mouvements communautariens prônant l’exclusion
qui fragmentent désormais à une grande échelle les villes étatsuniennes.
Ceci nous amène à la plus
étrange des catégories proposées par Louis Marin : celle des
« utopies dégénérées ». L’exemple cité par Marin est Disneyland, un
espace supposé incarner le bonheur, l’harmonie, l’absence de tout conflit. Un
espace séparé du monde « réel », du « dehors », de façon à
pouvoir divertir, apaiser et ramollir, inventer l’histoire et cultiver la
nostalgie pour un passé mythique, perpétuer le fétichisme de la culture
marchande plutôt que de le critiquer. Disneyland élimine le désagrément du voyage
réel en présentant un concentré du monde, dûment mythologisé et aseptisé, dans
un lieu purement imaginaire, contenant une multiplicité d’ordres spatiaux. La
dialectique est refoulée et la stabilité et l’harmonie assurées au moyen d’une
surveillance et d’un contrôle intenses. L’ordre spatial interne combiné à des
formes d’autorité hiérarchiques évacuent le conflit ou la déviation par rapport
à la norme sociale. Disneyland offre un voyage fantasmatique dans un monde de
jeu spatial.
Toutefois, et c’est ici
que l’idée de Marin devient problématique, Disneyland est un véritable
environnement bâti et non un espace imaginaire du type de ceux que More et
Bacon ont conçus. La question qui se pose donc aussitôt est : une forme
spatiale utopique peut-elle être, une fois réalisée, autre chose que
« dégénérée » ? Peut-être que l’Utopie ne peut se réaliser sans
s’auto-détruire. Si tel est le cas, alors la manière dont l’esprit utopien
fonctionne en tant que force pratique dans la vie politique et économique en
ressort profondément affectée. En généralisant à partir de l’argument de Marin,
on peut constater que les nombreuses utopies dégénérées qui nous entourent –
les centres commerciaux et les utopies marchandisées des banlieues en
fournissent désormais le modèle – contribuent au moins autant à nous convaincre
de la « fin de l’histoire » que la chute du Berlin a pu le faire.
Elle donnent consistance, au lieu de la critiquer, à l’idée qu’« il n’y a
pas d’alternative », mis à part celles fournies par la combinaison des gadgets
de la technologie, de la culture marchandisée et de l’accumulation illimitée du
capital.
L’utopie récupérée?
Comment se fait-il donc
que la force et critique et oppositionnelle contenue dans les schémas utopiens
puisse dégénérer aussi facilement au cours de sa réalisation et devenir
complice de l’ordre existant ? Pour répondre à cette question, je me
pencherai de plus près sur ce qui est professé par l’un des candidats les plus
en vue à la transformation de notre avenir urbain, le mouvement qui se nomme
« nouvel urbanisme ».
Andrés Duany, l’une de
ses figures de proue, se dit « profondément convaincu que l’urbanisme,
voire même l’architecture, peut affecter la société »[4].
Opter pour le jeu spatial adéquat, conformément à ce qui est préconisé par le
« nouvel urbanisme », peut aider, affirme-t-il, à remettre les choses
en place. Ses propositions témoignent clairement d’une nostalgie pour
l’Amérique des petites villes, avec son sens solide de la
« communauté », ses institutions, ses usages fonciers mixtes et ses
densités élevées, sans oublier ses idéologues. Ramenons tout cela dans les
projets d’aménagement urbain, poursuit-il, et la qualité de vie s’améliorera
considérablement. Cette argumentation est soutenue par un appel à une longue
tradition de critique du « manque d’authenticité » et de l’« absence
de repères » caractérisant les villes étatsuniennes, faites de banlieues
tentaculaires sans âme, de périphéries mortes et noyaux urbains en voie de
fragmentation. Le « nouvel urbanisme » entend s’opposer à ces
difformités monstrueuses. Comment récupérer l’histoire, la tradition, la
mémoire collective, ainsi que le sens de l’appartenance et de l’identité qui
les accompagnent, voilà ses thèmes fondamentaux. Ce mouvement n’est donc pas
dépourvu d’une pointe utopienne critique.
Sa vision possède quelque
chose d’à la fois positif et nostalgique. Elle va à l’encontre de la sagesse
convenue véhiculée par tout une série d’institutions (promoteurs, banquiers,
gouvernements, secteur des transports… ). Dans la tradition de Lewis Mumford,
elle veut penser la région en tant que telle et atteindre un idéal plus
organique et holiste de ce que pourraient être les villes et les régions. Le
penchant postmoderne vers la fragmentation est rejeté. Ce qui est visé ce sont
des formes locales et intégrées de développement qui contournent la conception
déshumanisante de la ville à large zonage horizontal. Une telle conception
libère l’intérêt pour la rue et l’architecture civique en tant que lieux de
socialité. Elle permet également de nouvelles façons de penser la relation
entre travail et habitat, et facilite une conception écologique du design qui
va au-delà de la qualité environnementale de bien de consommation. Elle prend
au sérieux le problème épineux des exigences énergétiques galopantes liées à
l’urbanisation basée sur l’automobile et le développement des banlieues qui
prédomine aux Etats-Unis depuis la fin de la dernière guerre. Certains pensent
qu’il s’agit actuellement d’une véritable force révolutionnaire en faveur du
changement urbain aux Etats-Unis.
Mais la matérialisation
de cette vision utopienne ne va pas sans poser quelques problèmes. Le mouvement
en question suppose que les Etats-Unis sont « remplis de gens désirant
vivre dans de véritables communautés, mais qui n’ont pas la moindre idée de ce
que cela veut dire en termes de dispositif concret », comme le relève le
géographe James H. Kunstler[5]. La
communauté nous sauvera ainsi de l’environnement dangereux de la décomposition
sociale, du matérialisme consumériste et de l’avidité de l’individualisme
égoïste tourné vers le marché. Le « nouvel urbanisme » est lié à une
tentative actuellement répandue de transformer les grandes villes grouillantes,
échappant apparemment à tout contrôle, en un réseau de « villages
urbains » interconnectés, où, pense-t-on, chacun se comportera vis-à-vis
d’autrui de façon civilisée et urbaine. Et l’idée ne manque pas de séduire,
notamment parmi les populations ethniques marginalisées, les couches ouvrières
paupérisées et abandonnées par la désindustrialisation, mais aussi parmi les
nostalgiques des classes moyennes et supérieures, qui la conçoivent comme un
mode civilisé de croissance urbaine, comprenant des espaces piétons, de
l’animation en terrasse et des boutiques de marque.
L’aspect obscur de ce
communautarisme est ainsi entièrement occulté. L’esprit de
« communauté » a longtemps été perçu comme un antidote à la menace du
désordre social, de la guerre de classe et de la violence révolutionnaire.
Thomas More fut un pionnier de ce type de pensée. Or, les communautés bien
intégrées sont souvent excluantes ; elles se définissent en opposition à
d’autres, érigent toutes sortes de signes restrictifs (voire même des murs),
intériorisent la surveillance, le contrôle social et la répression. La
communauté a souvent été un obstacle plutôt qu’un agent du changement social.
L’idéologie fondatrice de ce « nouvel urbanisme » est à la fois
utopique et profondément trompeuse. Dans sa matérialisation pratique, le nouvel
urbanisme construit une image de la communauté et une rhétorique de la
conscience civique basée sur le lieu ou le quartier à destination de ceux qui
peuvent s’en passer, tout en abandonnant ceux qui en auraient le plus besoin à
leur situation de marginalisation sociale et de pauvreté.
Il en est ainsi parce que
cet urbanisme se doit, s’il tient à se concrétiser, d’insérer ses projets dans
un ensemble contraignant de processus sociaux. Andrés Duany déclare qu’il ne
porte aucun intérêt à des projets qui ne seront pas construits. Son souci pour
les populations à bas revenus est limité par le prix d’accès aux logements
qu’il a conçus (par exemple à Kentlands, près de Baltimore) et qui peut
atteindre dix fois le revenu annuel médian d’un habitant de la région. Son
intérêt pour les banlieues a surgi simplement parce que c’est l’endroit où de
tels projets peuvent voir le jour. La croissance des banlieues, soutient-il,
représente la « manière américaine », elle est profondément ancrée
dans « notre culture et notre tradition ». Et alors qu’il rejette
l’accusation selon laquelle il est « complice » des pouvoirs en place
et soumis aux exigences du goût de masse, il insiste également sur le fait que
tout ce qu’il fait vise à réaliser des projets spectaculaires capables de
battre tous les autres en termes commerciaux. Cela signifie des
« permis de construire délivrés plus vite, des coûts moindres et des
ventes plus rapides ». Sa version du nouvel urbanisme se déploie strictement
dans ce cadre.
Qui est responsable
ici ? Le concepteur du projet ou les conditions sociales qui en
définissent les paramètres ? En pratique, la plupart des utopies spatiales
existantes ont été réalisées grâce au concours de l’Etat ou de l’accumulation
capitaliste, et en règle générale grâce à l’action concertée des deux. Cela se
passe ainsi, ou alors en se plaçant en dehors des processus sociaux dominants.
Cela semblait possible au XIXe siècle, quand les Etats-Unis étaient la
destination préférée des idéalistes utopistes, disciples de Cabet, Fourier ou
de sectes religieuses. Ceux qui ont fait le choix de se placer en dehors, l’ont
en général payé d’une sorte d’érosion graduelle de leurs principes, au fur et à
mesure de leur absorption dans le mouvement de l’accumulation capitaliste et de
l’Etat mis à son service.
L’échec des utopies
réalisées des formes spatiales peut tout aussi raisonnablement être attribué
aux processus mobilisés en vue de les matérialiser qu’aux défauts de la forme
spatiale en tant que telle. C’est cela qui rend tout utopisme architectural
impossible dans les conditions actuelles, comme Manfredo Tafuri[6] l’a
montré de façon convaincante. Une contradiction plus fondamentale est cependant
ici à l’œuvre. Les utopies de la forme spatiale entendent, de manière
caractéristique, stabiliser et contrôler les processus qui doivent être
mobilisés en vue de leur construction. Dans l’acte même de sa réalisation, le
processus historique prend ainsi le contrôle de la forme spatiale qui est
censée le contrôler. Il convient de l’examiner de plus près.
Pour un projet utopien spatio-temporel
Compte tenu des
difficultés et des défauts des utopies tant de la forme spatiale que du
processus social, temporel, l’alternative la plus évidente, à moins
d’abandonner entièrement toute tentative utopienne, est de construire un projet
utopien explicitement spatio-temporel. Si nous concevons le temps et l’espace
comme des constructions sociales, alors la production de l’espace et du temps
doit être incorporée à la pensée utopienne. La recherche doit donc porter sur
ce que j’appellerai un « projet utopien dialectique ».
Les leçons tirées des
histoires séparées des utopies spatiales ou temporelles ne doivent cependant
pas être oubliées. En les analysant de près, nous pouvons en tirer davantage.
La précédente, l’idée d’un jeu spatial imaginatif en vue d’atteindre des but
moraux et sociaux déterminées, peut, en ce sens, être convertie en l’idée d’une
expérimentation ouverte, virtuellement infinie, des diverses formes spatiales.
Cela rend possible l’exploration d’un large ensemble de possibilités humaines,
de modes de vies différents, de relations entre les sexes, de styles de
production ou de consommation, de rapports à la nature etc. C’est ainsi que,
par exemple, Henri Lefebvre a défini sa conception de la production de l’espace[7].
Il la considérait comme un moyen privilégié d’explorer des stratégies
alternatives émancipatrices.
Mais
Lefebvre était résolument opposé aux utopies traditionnelles des formes spatiales
précisément à cause de leur clôture autoritaire. Il a formulé une
critique dévastatrice des conceptions cartésiennes, de l’absolutisme politique
qui découle des conceptions absolues de l’espace, des oppressions issues d’une
spatialité rationalisée, bureaucratisée, technocratique et modelée par le
capitalisme. Pour lui, la production de l’espace doit rester une possibilité
indéfiniment ouverte. La conséquence en est malheureusement que les espaces
effectifs de toute alternative restent, de manière frustrante, non définis.
Lefebvre refusait de donner des recommandations spécifiques, malgré quelques
allusions nostalgiques sur la Renaissance en Toscane. Il refusait en fait de se
confronter au problème sous-jacent : matérialiser un espace revient bien à
poser une clôture, même temporaire, qui est elle-même un acte autoritaire.
L’histoire de toutes les utopies réalisées met en évidence
cette question de la clôture comme à la fois fondamentale et inévitable, même
si la désillusion en est la conséquence nécessaire. Il s’ensuit que si les
alternatives doivent être réalisées, la question de la clôture, et de
l’autorité qu’elle présuppose, ne peut être indéfiniment contournée. Sinon, on
s’oriente vers une conception romantique du désir perpétuellement frustré et
impossible à combler, et c’est, en fin de compte, ce à quoi Lefebvre aboutit.
Considérons à présent la question du point de vue des
utopies de type « processuel ». Le caractère supposé perpetuellement
ouvert et les qualités bénéfiques de certains processus sociaux utopiens, comme
l’échange marchand, doivent bien, d’une façon ou d’une autre, se cristalliser
en un monde spatialement ordonné et instutionnellement matérialisé situé
quelque part. Les structures sociales, institutionnelles et matérielles sont
réalisées, ou pas. Une fois ces structures construites, elles s’avèrent souvent
difficiles à changer (les centrales nucléaires nous engagent pour des
millénaires et le poids des institutions juridiques va croissant).
Quel que soit notre effort de créer des paysages et des
institutions flexibles, la fixité des structures tend à s’accroître avec le
temps, et rend les conditions du changement plus problématiques. Une
réorganisation totale de formes matérialisées telles que les villes de New York
ou de Los Angeles est bien plus difficile à envisager maintenant qu’il y a un
siècle. Les processus fluides se condensent en structures, en réalités
institutionnelles, sociales, culturelles et physiques qui acquièrent une
permanence, une fixité, une inamovibilité relatives. Les utopies
« processuelles » matérialisées ne peuvent échapper la question de la
clôture ou de l’accumulation sédimentée de traditions, d’inerties
institutionnelles, qu’elles ont elles-mêmes produites.
Toute lutte contemporaine visant à reconstruire un processus
social doit se confronter au problème du renversement des structures à la fois
physiques et institutionnelles que le marché libre a lui-même produit en tant
que configurations permanentes de notre monde. Intimidante, la tâche n’est
cependant pas impossible. La révolution néolibérale a entraîné de grands
changements physique et institutionnels ces vingt dernières années (songeons au
double impact de la désindustrialisation et de l’affaiblissement du
syndicalisme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis par exemple). Pourquoi ne pas
envisager des changements tout aussi radicaux (même s’ils pointent vers une
orientation différente) lorsque nous pensons aux alternatives ?
Nous touchons ici aux limites éviquées auparavant, celles de
l’anti-autoritarisme de la pensée politique émancipatrice, qui refuse la
clôture inhérente à tout ensemble particulier de dispositif institutionnel et
de type de relation sociale et veut, à l’instar de Lefebvre, maintenir les
options indéfiniment ouvertes. Ce qui est ainsi manqué, c’est la reconnaissance
du fait que la matérialisation d’un projet exige, au moins pour un temps, une
clôture autour de certaines modalités institutionnelles spécifiques et que
l’acte de clôture est lui-même un acte matériel, créant sa propre autorité dans
les affaires humaines. L’abandon de tout discours sur l’utopie de la part de la
gauche a donc laissé en friche la question d’une autorité valide et légitime,
ou plus exactement il a laissé cette question aux mains des moralismes
conservateurs, celles des néolibéraux et/ou du discours religieux. Il a laissé
le concept d’utopie à l’état de pur signifiant, dépourvu de tout référent
matériel dans le monde réel. Et pour bien des penseurs contemporains, c’est
exactement à cela que ce concept peut et doit se limiter : un pur
signifiant d’une espérance destinée à rester éternellement privée de référent
matériel. Ce qu’il convient donc de rappeler, c’est que sans une vision de
l’Utopie, il n’y a aucun moyen de définir la destination vers laquelle nous
souhaitons embarquer.
Extrait de
David Harvey, Spaces of Hope, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2000,
p. 156-189. Traduit de l'anglais par Stathis Kouvélakis
[1].
Cf. Louis Marin, Utopiques, jeux d’espaces, Paris, Éd. de Minuit, 1973.
[2].
Cf. Jane Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York,
Modern Library, 1997.
[3].
Richard Sennett, The Uses of Disorder. Personal Identity and City Life,
New York, Norton, 1992.
[4].
Andrès Duany, « Urban or Suburban ? », Harvard Design
Magazine, Hiver-Printemps 1997, p. 47-63.
[5].
Cf. James Kunstler, Home from Nowhere. Remaking our Everyday World for the 21st
Century, New York, Free Press, 1998.
[6].
Historien marxiste italien de l’architecture (NdT).
[7].
Cf. H. Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000.