Alain Gresh | La
réédition de l’œuvre majeure de Maxime Rodison, Islam et capitalisme, est un événement intellectuel pour tous ceux
qui s’intéressent au monde arabe et musulman. Vous trouverez ci-dessous la
préface que j’ai écrite pour ce livre (dont un extrait a été
publié dans le numéro de mai du Monde diplomatique), sa traduction en arabe
ici et, à la fin, la
présentation de deux débats qui se dérouleront au mois de mai autour de
l’ouvrage.
Les mots sont différents, la manière de tourner les questions
aussi. Et l’époque n’est plus la même, nous y reviendrons. Pourtant, les
problèmes que soulève Maxime Rodinson dans ce livre paru en 1966, notamment
celui du rapport entre islam, développement économique et capitalisme dans le
monde musulman, sont d’une étonnante actualité. Pourquoi les sociétés
musulmanes (et, plus largement, les sociétés de ce que l’on appelait alors le
tiers-monde) sont-elles « en retard » ou
« sous-développées » ? Existe-t-il des règles propres à ces
civilisations radicalement distinctes de celles qui régissent l’Occident ?
Cet « Orient compliqué » s’illuminerait-il grâce au déchiffrage des
sourates du Coran, à leur exégèse ? Des interrogations devenues encore
plus brûlantes avec les « printemps
arabes ».
Le débat est ancien. « L’islam, c’est l’union
indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne du dogme, c’est la
chaîne la plus lourde que l’humanité ait portée. » Dans une célèbre
conférence intitulée « L’islamisme et la science », prononcée le
29 mars 1883 à la Sorbonne, Ernest Renan – auteur d’une Vie de Jésus en
1862, il avait été accusé de sacrilège et dénoncé comme
« blasphémateur » par le Pape –, condamnait sans appel l’islam. Tout
en admettant la splendeur des premiers siècles de la civilisation née de la
prédication de Mohammed, il précisait que l’islamisme (le terme était alors
synonyme d’islam), trop faible dans son enfance pour faire obstacle à la
science avait, dans « la seconde moitié de son existence, [étouffé] dans
son sein le mouvement scientifique, et cela pour son malheur ».
Quelque quatre-vingt années plus tard, Maxime Rodinson
revient sur ces allégations qui font de l’islam le facteur essentiel pour
décrypter le monde musulman. Il cherche à répondre aux hypothèses du grand
sociologue Max Weber (1864-1920) qui prétendait que l’avance prise par le monde
occidental s’expliquerait par la mentalité collective européenne qui offrait « un
degré supérieur de rationalité », et la rendait donc moins perméable au « fatalisme »,
voire à la magie. S’appuyant sur une robuste érudition et sur une parfaite
maîtrise de l’arabe, Maxime Rodinson décortique les sourates du Coran. Au
contraire de Renan et de Weber, il montre que ce texte sacré par excellence
puisqu’il est le Verbe de Dieu accorde une bien plus grande place à la raison
que les livres sacrés du judaïsme et du christianisme. « Environ cinquante
fois revient dans le Coran le verbe ‘aqala qui signifie “lier les idées
ensemble, raisonner, comprendre un raisonnement intellectuel”. Treize fois revient comme un refrain
l’exclamation ’a fa-lâ ta’qiloûn, “eh quoi ! ne raisonneriez-vous donc
pas ?” » Et les infidèle sont « stigmatisés comme des gens qui
ne raisonnent pas, incapables d’une effort intellectuel pour secouer la
routine ».
Le Coran
prône-t-il un « fatalisme », une passivité contraire à l’esprit
d’entreprise ? Certes, le destin des êtres humains dépend de Dieu,
créateur de toutes choses et omniscient, mais l’idée de prédestination en islam
(comme d’ailleurs dans les autres religions) ne contredit pas l’appel à l’action.
Le mot jihad ne signifie pas seulement la guerre sainte, mais avant tout
l’effort individuel pour s’améliorer et améliorer la société. Même si la
vanité des choses de ce monde est soulignée dans le Coran, comme dans l’Ancien
et le Nouveau Testaments, le croyant est appelé à agir. « Ne
recommande-t-il pas, souligne Rodinson, le courage, la fermeté devant l’ennemi,
l’opiniâtreté dans la lutte ? (…) L’aide divine est promise, elle est
assurée, elle est un facteur essentiel de la victoire, mais elle ne dispense
nullement de la lutte humaine, avec les moyens humains. » Et, en
particulier, les vertus de l’activité économique sont d’autant plus célébrées
qu’avant d’avoir été Messager de Dieu et chef de guerre, Mohammed avait fait
ses premières armes dans le commerce.
Nul
« fatalisme » donc, nulle « paresse » spécifique aux
musulmans, pas plus d’ailleurs qu’aux anciens peuples colonisés. Qui se
souvient que le colonialisme qualifiait les « jaunes », notamment les
Chinois et les Indiens, de fainéants qui auraient besoin de la domination de
l’homme blanc pour se mettre au travail ? Au service du Blanc, bien sûr.
Si le Coran, conclut Rodinson, ne peut avoir orienté les
pays musulmans dans une voie hostile au capitalisme ou au développement, leur
retard ne s’expliquerait-il pas par les traditions, notamment la Sunna, les
lois et règles telles qu’elles ont été fixées dans les siècles qui ont suivi la
mort du Prophète en 632 ? Une nouvelle fois, l’auteur expose qu’il n’en
est rien, car, même définies à l’époque classique de l’islam (IXe-Xe siècles),
ces règles ont été l’objet de mille et une exégèses : « La tradition
forme une vaste masse de sentences où les tendances les plus opposées peuvent
aisément trouver leur bien et justifier leurs options. (…) Si tel texte est invoqué,
c’est qu’on a voulu le choisir de préférence à un autre. Essentiellement,
l’idéologie postcoranique n’est donc pas une force extérieure qui modèle la
société, mais une expression de tendances émanant de la vie sociale dans son
ensemble. »
L’histoire
offre des déclinaisons multiples de cette « souplesse » de l’islam
(souplesse que l’on retrouve dans toutes les religions et sans lesquelles
aucune n’aurait survécu), et pas seulement dans le domaine économique. Ainsi du
droit de vote des femmes. Au début de l’année 1952, alors que la royauté vivait
ses derniers moments, l’Egypte fut secouée par les revendications
d’organisations de femmes exigeant le droit de vote. Le grand mufti d’Al-Azhar,
haut lieu du sunnisme, expliqua doctement, sourates du Coran et invocation de
la parole divine à l’appui, que cette innovation était blâmable : « Personne
ne peut l’accepter et l’islam ne peut l’approuver. » Soixante et quelques
années plus tard, les femmes votent dans tous les pays musulmans (à l’exception
de l’Arabie saoudite où ce droit est refusé à tout le monde). Que
faut-il en déduire ? Que le Coran approuve le droit de vote des
femmes ? Qu’il le réprouve ?
La question a-t-elle un sens ? Comme l’explique le
politologue Oliver Roy, « le Coran dit ce que les musulmans disent qu’il
dit ». Et ce sont les pratiques des gens, leur manière différente de
croire, qui amènent la religion à évoluer, à s’accommoder au monde réel. Si, en
1905, on avait demandé aux Républicains et aux cléricaux qui se déchiraient en
France si le catholicisme et la laïcité étaient compatibles, l’écrasante
majorité des deux camps aurait répondu par un retentissant Non. Cinquante ans
plus tard, l’Eglise acceptait la laïcité et vit désormais en harmonie
(relative) avec la République.
En résumé, on ne peut pas déduire le comportement habituel
des musulmans, « des préceptes du Coran ni même de ceux de la Sunna, pas
plus qu’on ne peut déduire le comportement des chrétiens, fût-ce aux époques de
la foi la plus profonde, des préceptes de l’Evangile ! Dans un cas comme
dans l’autre, les interprétations accommodantes étaient faciles, les
consciences élastiques, les théologiens complaisants ».
C’est une des thèses fondamentales défendues par Maxime
Rodinson, qui revendique une filiation marxiste. Comme le proclamait Karl Marx
dans un texte célèbre « Ce n’est pas la conscience des hommes qui
détermine leur être ; c’est, inversement, leur être social qui détermine
leur conscience » (Préface à Contribution à la critique de l’économie
politique, Editions sociales, Paris, 1947). Autrement dit, ce sont les conditions matérielles dans lesquelles vivent
et produisent les êtres humains qui déterminent la manière dont ils pensent (et
agissent). L’auteur note que ceux qui débattent pour savoir si l’islam a été
favorable ou défavorable au capitalisme, partagent « la même
présupposition implicite », « que les hommes d’une époque et d’une
région, que les sociétés obéissent strictement à une doctrine préalable,
constituée en dehors d’eux, en suivent les préceptes, s’imprègnent de son
esprit sans transformation essentielle, sans qu’ils l’adaptent à leurs
conditions de vie et à leurs modes de pensée implicitement suggérés par
celles-ci ». Mais ni Marx (contrairement à une lecture dogmatique
de son œuvre) ni l’auteur ne supposent que les idées, les religions, les
croyances n’ont d’influence sur le cours de l’Histoire.
Et le
socialisme ?
Rodinson analyse minutieusement, non seulement les rapports
entre islam et capitalisme, mais aussi entre socialisme et islam. Ce dernier
serait-il favorable au partage des richesses ? La question peut sembler
saugrenue aujourd’hui tant les perspectives d’une révolution paraissent
lointaines pour ne pas dire utopiques et tant l’islamisme semble éloigné de
toute ambition sociale radicale. Elle ne l’était pas au moment où ce livre était publié. Nous
sommes à la veille de la guerre de juin 1967 et le nationalisme arabe
révolutionnaire incarné par le président égyptien Gamal Abdel Nasser est à son
apogée. Nassérisme, baasisme, socialisme arabe, communisme, la gauche plus ou
moins radicale sous ses différentes dénominations, dominent la scène
idéologique. Officiers, intellectuels, journalistes, fonctionnaires, classes
moyennes des villes s’en réclament ardemment, même s’ils se disputent, voire
s’entretuent, à propos de telle ou telle interprétation de la doctrine. Des
expériences de transformation révolutionnaire se mettent en place en Egypte, en
Algérie, en Syrie, en Irak, au Yémen du Sud ; les monarchies semblent à la
veille d’être emportées par une vague révolutionnaire.
En plus de l’autoritarisme – « la démocratie
bourgeoise » est condamnée sans appel –, tous ces régimes allient une
détermination tenace de consolider l’indépendance nationale et de clore
définitivement l’ère de la domination étrangère à une volonté de transformer la
société. Ils mettent en œuvre des réformes agraires, impulsent un développement
économique, notamment de l’industrie lourde, fondé sur le rôle central de
l’Etat. Ils pilotent une politique volontariste de redistribution sociale, d’éducation
et de santé pour tous. Dans tout le tiers-monde alors, « le fond de l’air
est rouge » ; l’heure est à aux changements radicaux et, des maquis
castristes en Amérique latine aux « zones libérées » en Indochine, en
passant par les guérillas en Afrique australe, les forces révolutionnaires
promettaient des lendemains qui chantent « socialistes », voire
« communistes ».
Dans le monde arabe, pour justifier leurs entreprises
révolutionnaires auprès de populations restées profondément croyantes et en
majorité agraires, les pouvoirs se devaient de mobiliser les ressources de
l’islam. Comme le remarque Rodinson, « ce que permet la fidélité des
masses à la religion traditionnelle en vertu de facteurs d’identification
nationalitaire, c’est l’utilisation démagogique (au sens strict) du slogan
islamique, du prestige de l’Islam comme drapeau pour couvrir des options plus
ou moins socialisantes issues d’autres sources ».
Cette hégémonie idéologique du socialisme ou de ses
interprétations allait contraindre, même des organisations se situant hors de
toute perspective révolutionnaire, à se réclamer d’un « socialisme
islamique ». Un des best-sellers de l’époque, écrit par un dirigeant des
Frères musulmans syriens Moçtafà as-Sibâ’î, s’intitule « Le Socialisme de
l’Islam ». Dieu, écrit l’auteur, « a prescrit la coopération et la
solidarité sous toutes ses formes (…) Le Prophète a établi l’institution de la
solidarité sociale dans son sens plein ». Et il conclut, « Le
principe de solidarité sociale dans le socialisme musulman est une des
caractéristiques qui distinguent ce socialisme humaniste et moral de tant de
socialismes connus aujourd’hui. S’il était appliqué dans notre société, notre
société serait idéale et aucune autre société n’approcherait son
élévation. » Ce qu’il ne dit pas, c’est comment il compte atteindre cette
société idéale ni pourquoi ces principes n’ont pas été mis en œuvre.
Ce discours ne surprend pas Rodinson. « Certains
courants de l’Islam ont envisagé des restrictions drastiques au droit de
propriété sous la forme d’une limitation imposée des richesses » et la
source de ces demandes peut se trouver dans tel ou tel texte, « dans
l’idée religieuse que les biens de ce monde détournent de Dieu, qu’ils exposent
au péché ».
Est-ce à dire que les partisans du socialisme peuvent se
servir de la religion de la même manière que les forces de la réaction ?
Non, rétorque Rodinson : « Les interprètes réactionnaires bénéficient
de tout le patrimoine du passé, du poids des siècles d’interprétation dans le
sens traditionnel, du prestige de ces interprétations, de l’habitude qu’on a de
les lier à la religion proclamée, affichée, pour des raisons nullement
religieuses. » Et l’auteur d’insister sur le caractère le plus souvent
réactionnaire des hommes de religion, caractère qui sera renforcé par la suite
avec le poids grandissant de l’Arabie saoudite et la
« wahhabisation » de l’islam : par une interprétation
particulièrement réactionnaire des préceptes religieux, par l’exportation,
grâce à la manne du pétrole, de milliards de dollars et de dizaines de milliers
de prêcheurs à travers le monde, le royaume a imposé à l’échelle internationale
sa vision rigoriste, alliant défense de principes rétrogrades, notamment pour
les femmes, adhésion à l’économie néolibérale et un ancrage dans le camp
occidental. Faut-il rappeler l’alliance stratégique entre les Etats-Unis, le
royaume saoudien et les groupes islamistes à deux occasions au moins : la
lutte contre le nassérisme dans les années 1960 ; l’aide aux moudjahidin
afghans dans les années 1980 ? Et l’auteur de conclure que l’expérience
historique comme son analyse « n’encourage pas à voir, à l’époque
actuelle, dans la religion musulmane un facteur de nature à mobiliser les
masses pour la construction économique, particulièrement alors que celle-ci se
révèle nécessairement révolutionnaire, destructrice de structures
établies ».
Comprendre les islamismes
L’année qui suit la publication du livre, la défaite
militaire arabe de juin 1967 face à Israël révèle au grand jour les limites du
nationalisme révolutionnaire arabe dont la crise ne va cesser de s’approfondir
dans les décennies suivantes, nourrie par l’échec des tentatives de
modernisation post-indépendance, par l’inaptitude des régimes
« progressistes » à garantir un développement économique et social,
par une dérive autoritaire dont ont témoigné les régimes irakien ou syrien.
Cette crise accélèrera le « retour » à l’islam, non seulement dans
les couches populaires restées croyantes et devenant plus pratiquantes, mais
aussi dans les couches moyennes urbanisées et dans les élites qui vont
« islamiser » leur discours politique. Le « parler
musulman », pour reprendre une expression du chercheur François Burgat, va
s’imposer : désormais, c’est dans le langage de l’islam que se déroule une
partie importante du débat politique. Malgré tout ce qui a été dit sur la place
Tahrir et sur la disparition des islamistes pendant le soulèvement de 2011,
chaque vendredi, l’immense majorité des manifestants effectuaient la prière en
commun.
La religion n’a pas disparu donc, elle ne s’est pas effacée,
contrairement à ce qu’aurait pu laisser penser une vision
européocentriste : comme dans l’Europe du XIXe siècle, la nécessité de
transformations révolutionnaires et le rôle réactionnaire du clergé amèneraient
les masses arabes à se détacher de la religion. Après tout, une certaine
interprétation dogmatique du marxisme qui raisonne en termes de stades de
développement successifs – esclavagisme, féodalité, capitalisme, socialisme – a
pu laisser à penser que le monde arabe devait suivre la voie européenne de
développement, que les pays les plus avancés du Nord montraient aux autres leur
propre futur [1].
Mais les révolutions arabes ont confirmé que la profonde
imprégnation religieuse n’était pas un obstacle aux mobilisations politiques, à
l’aspiration à la démocratie et à la justice sociale qui était celle des
manifestants à travers tout le monde arabe. Car, comme le rappelle François
Burgat, « la matrice de l’islamisme n’est autre que la reformulation dans
un lexique plus endogène, de la vieille dynamique nationaliste ou
anti-impérialiste ». Et surtout, insiste-t-il, « la résurgence des
catégories de la culture islamique n’a pas nourri une mais une infinité de
variétés de projets politiques » [2].
Dans les élections qui ont suivi et dans des conditions
chaque fois différentes, en Tunisie, en Egypte ou au Maroc, les forces
islamistes l’ont emporté. Et elles ont été confrontées à la réalité, aux
problèmes concrets de la gestion de l’économie et de l’Etat. « L’islam est la solution »,
proclamaient les Frères musulmans avec d’autant plus de facilité qu’ils étaient
maintenus aux marges des systèmes politiques. Confrontés à l’exercice du
pouvoir, ils ont été amené à s’adapter, de manière différente dans chaque pays,
avec un certain succès en Tunisie, sans y réussir en Egypte. Mais dans
aucun cas ils n’ont pu répondre (sauf de manière partielle en Turquie) aux
défis économiques, sociaux et politiques.
Si la religion continue de jouer un rôle central dans ces
sociétés (comme aux Etats-Unis), il ne faut pas sous-estimer les
transformations que note un autre chercheur Olivier Roy : « On va
vers une sécularisation de la scène politique – le contrôle du religieux sera
l’apanage des dictateurs ! –, ce qui ne veut pas dire que les
sociétés cesseront d’être religieuses. L’évolution ne se fera pas sur le modèle
philosophique occidental. Il y aura, au moins dans un premier temps, unanimité
pour dire que la religion est importante mais compétition entre les
identités culturelles. [3] » Ainsi, comment expliquer par la
religion le fait que les principaux partis salafistes (il y en a plus d’une
dizaine en Egypte) soutiennent les militaires contre les Frères
musulmans ?
Ceci nous ramène à la fécondité de l’orientation de
Rodinson : ce sont les problèmes qui se posent dans les sociétés arabes,
justice sociale et démocratie, qui continueront d’être les moteurs des
changements. « Il n’est qu’un moyen sûr au monde pour que les non
privilégiés dans une société obtiennent que leurs droits d’êtres humains soient
respectés, c’est de leur donner pour le moins une part au contrôle du pouvoir
politique et, au maximum, d’abolir le plus de privilèges qu’il est possible et
de garantir ces conquêtes par des institutions adéquates et solides. On peut
décorer, si l’on veut, ces institutions de la phraséologie des préceptes
musulmans, chrétiens, juifs, bouddhistes, stoïciens, kantiens et de mille
autres. Cela fera même justice à un certain sens de ces préceptes. Mais les
préceptes sans les institutions ne sont que vaine littérature et honteux
camouflage d’iniquités fondamentales. »
Peut-être a-t-il sous-estimé « le décor », qui
fonde l’identité des peuples, notamment dans les anciennes colonies ? Ces
pays ont été dominés, acculturés et on peut comprendre qu’ils cherchent dans
leurs propres traditions des réponses aux défis d’aujourd’hui, d’autant que les
autres ressorts de mobilisation – nationalisme occidental, socialisme,
libéralisme – se sont distendus.
Aujourd’hui, les principaux courants, notamment les Frères,
se situent du côté du conservatisme social et politique, du côté du néolibéralisme.
Peut-on imaginer une autre configuration, notamment quand l’exercice du pouvoir
démontrera l’inanité des réponses qu’ils souhaitent apporter aux maux de la
société ? La religion n’est pas toujours synonyme de réaction. Dans nombre
d’expériences révolutionnaires ou de gauche en Amérique latine, contrairement à
ce qui s’était passé à Cuba, la dimension chrétienne reste fortement présente –
d’où la difficulté de ces gouvernements se réclamant de la gauche à accepter,
par exemple, le droit à l’avortement. Existera-t-il demain une théologie de la
libération musulmane suffisamment influente, comme celle que prônait en Iran
Ali Shariati – un philosophe mort peu avant la révolution islamique de 1979 et
qui fut le maître à penser d’une génération – ou que réclament les musulmans
anticapitalistes en Turquie dont les banderoles ont fleuri lors des
mobilisations de Gezi à l’été 2013 ? Ayant constaté que les islamistes « n’offrent
pas d’alternatives économiques viables et crédibles aujourd’hui et (…) ont plié
devant les impératifs de l’économie capitaliste dominante », Tariq Ramadan
dans un texte intitulé « Dépasser
l’islamisme » [4], appelle à une
libération : « La conscience musulmane contemporaine doit (…) renouer
avec la force réformatrice et quasi révolutionnaire du message spirituel et
humain de sa tradition qui l’appelle autant à la réconciliation avec soi qu’à
l’ouverture à autrui. Un cycle se termine et nous avons besoin de renouveau.
(…) Il s’agit de liberté, de dignité et de libération et le paradoxe tient au
fait que les musulmans, manquant de confiance en soi, sont les gardiens
inconscients, et tiennent dans leur main tremblante, les clefs de leur propre
prison. »
Une chose est sûre, concluait Rodinson, « avec ou sans
islam, avec ou sans tendance progressiste de l’islam, l’avenir du monde
musulman est à longue échéance un avenir de luttes. Sur terre, les luttes se
déclenchent et se déroulent pour des buts terrestres, mais sous l’étendard des
idées ». On peut simplement ajouter aujourd’hui que, dans les prochaines
décennies, ces idées s’alimenteront au fonds culturel et politique islamique.