Foto: Inmanuel Kant & Karl Marx |
Denis Collin | Nous
n'avons pas a choisir entre Marx et Kant. D'une part, la morale de Kant n'est
pas une pensée abstraite à laquelle on devrait opposer la pensée pratique de
Marx. D'autre part, la dimension normative apparaît en permanence dans l'oeuvre
de Marx, et légitime le projet communiste comme réalisation de l'humanité comme
communauté.
David Simard a donné, dans Actuel Marx n°34, une critique
détaillée de mon article « Les faits
et les normes », paru en 1998 dans la revue « Carré Rouge ».
Il s’agit d’un texte déjà ancien et j’aurais préféré que David Simard exerçât
sa vigilance sur mon Morale et justice sociale [1] qui contient des développements
amples et des exemples précis justifiant la nécessité de réintroduire (si
jamais on l’avait oubliée) la dimension normative dans toute pensée de
l’émancipation. Face au quiétisme d’un certain marxisme qui fait confiance au mécanisme
des lois de l’histoire s’accomplissant avec la nécessité qui préside aux
métamorphoses de la nature, j’ai proposé de revisiter la tradition de la
philosophie politique révolutionnaire, celle de Rousseau et de Kant – comme
Marx le disait, Kant c’est « la
théorie allemande de la révolution française ». Je conclus sur la
nécessité de redéfinir un programme politique et une stratégie qu’esquisse le
dernier chapitre de mon livre. À bien des égards,
je m’inscris alors dans une
problématique proche de celle d’Yvon Quiniou[2].
David
Simard refuse catégoriquement cette problématique. Marx ou Kant : il faut
choisir ! L’interprétation que j’ai proposée de certains textes de
Marx comme faisant écho à l’universalisme moral kantien est rejetée comme une
véritable perversion de la pensée authentique de notre vieux maître. La
réintroduction d’un dimension normative dans la pensée de l’émancipation ne
serait au mieux qu’un cautère sur une jambe de bois et au pire un moyen de
soigner sa mauvaise conscience tout en acceptant l’impuissance politique.
Enfin, David Simard semble que considérer que le matérialisme historique et
dialectique standard a fait ses preuves et que les approches critiques de type
kantien n’ont aucune pertinence : elles ne peuvent pas protéger le
marxisme des errements totalitaires et tout au plus elles peuvent servir « le bien-être psychologique des
idéalistes ».
La critique de m’adresse David Simard ne concerne pas
seulement ma modeste contribution. Elle soulève toute une série de problèmes
fondamentaux que je ne peux développer dans le cadre restreint de ces quelques
remarques. Je me contenterai de pointer trois objets de litige entre nous, en
espérant dissiper d’éventuels malentendus. Le premier concerne le caractère
abstrait de la morale de Kant. Le deuxième concerne le rapport de Marx à la
philosophie héritée. Le troisième concerne la portée actuelle du matérialisme
historique.
Remobiliser Kant, ce serait retourner à une morale
abstraite, séparée de la pratique, et donc retomber, qu’on le veuille ou non,
dans l’idéalisme – même si, comme le reconnaît David Simard, ce n’est pas
l’idéalisme classique. Cependant, qualifier Kant d’idéaliste me semble à la
fois rapide et imprudent. Sur le plan théorique, l’idéalisme transcendantal
n’est pas un idéalisme comme les autres et Lénine disait qu’entre matérialisme
et idéalisme, Kant était plutôt un agnostique. Il existe dans le marxisme une
solide tradition de lecture matérialiste de Kant autour, par exemple, de
Galvano Della Volpe. Mais surtout, sur le plan pratique, on ne peut pas faire
comme si Kant avait pris sa retraite après avoir écrit les Fondements de
la métaphysique des mœurs. Cet ouvrage, en effet, loin d’être le dernier
mot de la pensée normative kantienne est celui qui permettra de mettre à jour
la source commune de la loi morale et des principes du droit, savoir la raison
pratique. Il s’agira ensuite de réconcilier la raison pure et la raison
pratique. En affirmant que Kant
a les mains pures mais n’a pas de mains, Péguy n’avait pas fait preuve d’un
grand sens philosophique. De Théorie et pratique à laPaix perpétuelle,
Kant montre comment on peut dialectiquement articuler une compréhension
rationnelle de la marche de l’histoire selon des lois déterminées, l’exigence
morale qui guide l’action et les principes du droit. Et si la morale ne
peut être fondée empiriquement, cela ne veut évidemment pas dire que l’action
se désintéresse des conditions historiques. Au contraire, Kant veut montrer que
la marche de l’histoire elle-même, qui n’est pas déterminée par les intentions
morales des acteurs, ouvre la voie à l’établissement d’une organisation
politique et juridique conforme aux principes moraux, sans d’ailleurs que
morale et droit se confondent. Faute de quoi la contradiction entre la raison
théorique et la raison pratique serait irréconciliable et l’impératif
catégorique resterait une vaine pétition de principe ou tomberait dans ce
« fanatisme moral » que Kant dénonce chez les Stoïciens.
Quiconque lit aujourd’hui tous les opuscules polémiques de
Kant ne peut qu’être frappé de leur portée véritablement subversive. Prenez
« Qu’est-ce que les Lumières ? » et vous êtes certain de
semer la panique chez tous les adeptes de l’un des « trois
imposteurs ». Comment ?
N’avoir pas besoin de prêtre pour penser, pas besoin de commandant pour vous
dire comme vous devez agir ? Ce M. Kant est dangereux pour la paix de nos
cités ! On ne doit pas oublier non plus que Kant a clairement pris parti
pour la révolution française et qu’il l’a défendue dans ses écrits – y compris
dans des circonstances difficiles où il lui a fallu ruser avec la censure de la
monarchie prussienne.[3] Quand David Simard écrit que
« la différence fondamentale entre Marx et Kant est que ce dernier ne
préconise pas la révolution », on pourra répondre que si Kant ne
« préconise » pas la révolution, il a soutenu la seule qu’il ait
l’occasion de connaître. Du reste, Marx non plus ne préconise pas la révolution
puisque cette dernière est un phénomène objectif qui découle nécessairement des
contradictions entre le développement des forces productives et le maintien de
rapports de production qui ont fait leur temps.
En vérité, le Kant que me reproche David Simard est celui
d’une certaine tradition marxiste, celle, par exemple, de Leur morale et
la nôtre de Trotsky. Dans Morale et Justice Sociale, je consacre un
développement à ce texte et dont les contradictions constituent en elles-mêmes
une réponse aux critiques que m’adresse David Simard. Trotsky veut défendre le
point de vue « matérialiste historique » contre ceux de ses amis qui
estiment que le stalinisme a révélé l’impossibilité de s’en tenir « l’amoralisme
bolchevik. » Le matérialisme doit nous débarrasser de la morale.
« L’idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il tendait à
séculariser la morale, c'est-à-dire à l’émanciper de la sanction religieuse,
fut un immense progrès (Hegel). Mais, détachées des cieux, la morale avait
besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l’une des tâches
du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. »[4] On veut
admettre la nécessité de donner à la morale des « racines
terrestres ». La question plus intéressante est de savoir si une morale à
racines terrestres est vraiment différentes de la morale
« idéaliste » de Kant. La réponse de Trotsky montre que la politique
révolutionnaire ne peut se dispenser de principes normatifs à caractère
universel. Trotsky affirme que la morale révolutionnaire est guidée par les
intérêts de la classe ouvrière, mais c’est pour ajouter que la légitimation de
cette attitude réside dans le fait que les intérêts de la classe ouvrière
coïncident historiquement avec ceux de l’humanité toute entière En dépit de ses
attaques contre Kant, il défend finalement des valeurs et des normes à la
résonance très kantienne.[5] Attaquant les procédés du mensonge,
de la cruauté et de l’avilissement utilisés par le stalinisme, il recourt,
contre sa propre thèse, à des jugements de valeur de nature morale pas très différents
de ceux qu’émettaient les « moralistes petits-bourgeois » qu’il
pourfend.
Certes, on ne peut pas faire de Marx un défenseur de
« la pureté du principe de la moralité » et sans aucun doute il fait
naître les exigences morales des réalités concrètes. Ainsi, l’individu, au sens
où l’entendent la philosophie morale et le droit moderne, est-il un produit du
développement historique – comme Hegel, Marx tient pour un grand mérite du mode
de production capitaliste d’avoir précisément produit cet individu libre. Cet
individualisme moderne, celui qui pose les individus comme personnes libres et
égales qui ne peuvent accepter d’autre autorité que celle qu’ils établissent en
commun par un contrat, Marx le tient pour un progrès majeur de
« l’histoire universelle ». Mais c’est de ce point de vue qu’un
marxiste peut trouver avec un kantien une sorte de « consensus par
recoupement ». Le principe universaliste de l’impératif catégorique
exprime de la manière la plus précise les tâches mises à l’ordre du jour par la
« vie concrète », comme le dit David Simard. Bref, il y a de bonnes
raisons de réintroduire Kant dans la liste des penseurs de référence, pour qui
reste fidèle à l’idéal de cette émancipation des travailleurs qui doit être
l’émancipation de l’humanité toute entière.
La deuxième question litigieuse concerne le rapport de Marx
à la philosophie héritée, c'est-à-dire à ce qu’il est convenu d’appeler
l’idéalisme allemand. Marx n’est pas kantien, c’est entendu. Mais quand il
parle d’impératif catégorique ou qu’il oppose règne de la nécessité et règne de
la liberté (où l’homme est à lui-même sa propre fin), on ne peut pas dire,
comme David Simard, qu’il n’avait pas voulu dire entendre ces expressions en
leur sens kantien. S’il l’a dit, lui qui a grandi dans la tradition de
l’idéalisme allemand, c’est en connaissance de cause et c’est, à divers moments
de son œuvre, un « flirt » significatif avec le maître de Königsberg.
Que les préoccupations normatives universalistes imprègnent la pensée de Marx,
c’est absolument évident. Le jeune Marx part de la nécessité de
« réaliser » la philosophie allemande, c'est-à-dire de rendre
effectifs, réels, les principes qu’elle proclame. Et l’attaque contre
l’idéologie allemande est centrée là-dessus : les Allemands parlent et
croient que, parce qu’ils ont parlé, le monde sera changé[6]. Kant pose théoriquement l’humanité comme
communauté universelle, mais rappelle que ce qui vaut en théorie vaut aussi en
pratique ! Pour Marx, c’est le prolétariat agissant pour ses propres buts
qui réalisera effectivement cette communauté. Mais même cela n’est pas
anti-kantien, puisque, selon Kant, c’est parce qu’ils sont égoïstes, à la fois
sociables et insociables que les hommes finiront par construire un État de
droit universel qui réalisera le plan de la nature. Ainsi quand David Simard
affirme que « ce qui compte au contraire pour Marx, c’est de faire en
sorte que l’émancipation humaine soit réalisée dans les faits, et pas seulement
en idée », non seulement une telle proposition ne contredit pas mon
interprétation de Marx, mais, sans prendre d’engagement trop précis pour lui,
je crois que Kant lui-même l’approuverait, lui qui n’avait pas de mots assez
durs pour attaquer les philistins.
On me dira que le jeune Marx n’est pas le vieux Marx. C’est
exact. Mais pour soutenir qu’il y a une dimension morale chez Marx, c’est la
moitié du livre I du Capital que j’aurais pu convoquer. Car des
chapitres entiers de cette grande œuvre scientifique et philosophique sont
littéralement envahis par le pathos moral : singulièrement le chap. X, sur
la durée de la journée de travail, le chap. XV sur le machinisme et la grande
industrie, et le chap. XXV sur l’accumulation. Marx constate que l’exploitation
capitaliste produit les pires formes de barbarie et transforment les hommes en
choses dont le capitaliste use à son gré. Si on se contente de la description
scientifique, on peut tout simplement dire : « et
alors ? » La civilisation grecque est impensable sans l’esclavage et
Aristote ne trouvait pas choquant de comparer un esclave avec un bœuf ou un
« outil animé ». Marx est indigné, révolté contre la barbarie
capitaliste ; il commence par là et finira sa vie avec cette révolte. On
dira que l’horizon d’action procède de l’analyse des conditions objectives et
que Marx pense le communisme et la lutte pour le communisme comme la conclusion
logique de l’analyse des contradictions du mode de production capitaliste et
que, par conséquent, il est inutile de supposer deux dimensions distinctes,
celle de l’analyse scientifique d’une part, celle des normes universelles de
l’action d’autre part. Sans aucun doute, c’est là une interprétation conforme à
la tradition marxiste. Mais elle me semble erronée d’abord parce qu’elle
reproduit le fameux sophisme naturaliste[7] et, d’autre part, parce qu’il
faudrait, pour l’accepter, procéder à une véritable épuration des textes et des
concepts de Marx. Dans ses Études matérialistes sur la morale, Yvon
Quiniou montre qu’un concept comme celui d’aliénation est inséparablement
scientifique et normatif. Et il s’agit bien d’une normativité morale, puisque
la critique de l’aliénation formule « l’exigence d’une émancipation
possible de tous les hommes » (p.114).
J’avais rappelé ce passage assez fameux du livre III du Capital dans
lequel Marx distingue deux « règnes », celui de la nécessité et celui
de la liberté. David Simard affirme qu’on peut pas voir là un écho aux deux
mondes kantiens, deux mondes qui sont bien des « règnes ». Ainsi,
réfutant l’opposition liberté/nature, David Simard écrit « La première
procède de la seconde, non pas conceptuellement ou sur le plan purement
logique, mais empiriquement. La sphère de la nécessité n’est pas la sphère
d’une nécessité logique, mais la sphère de la production, celle où l’homme est
contraint de transformer la nature pour satisfaire ses besoins. Il ne s’agit
pas là de la nécessité construite par les concepts de l’entendement,
c’est-à-dire d’une nécessité a priori, mais d’une nécessité
empirique. » Il me semble qu’il y a là plusieurs confusions sur la
catégorie de nécessité chez Kant : l’opposition d’une nécessité empirique
(marxienne) à une nécessité logique (kantienne) est fort discutable. Mais le
plus important est ceci : Marx définit la production comme une partie
intégrante de ces activités humaines déterminées par la nécessité et les fins
extérieures, bref comme ce en quoi l’homme reste un être naturel, déterminé par
les lois les plus générales de la nature. Il n’est sans doute pas exact
d’affirmer qu’il y a un recouvrement total entre la nature au sens où l’entend
Kant – ensemble des phénomènes soumis à des lois constantes – et ce règne
marxien de la nécessité mais le système d’opposition nécessité/liberté que
reprend Marx justifie amplement cette comparaison. En outre, il ne s’agit pas
d’une formule isolée. Non seulement Marx mais aussi Engels définissent à de
nombreuses reprises la transformation sociale à venir comme le passage du règne
de la nécessité à celui de la liberté. Ce qui est particulier dans le texte du
Livre III, c’est que ce passage n’est pas un dépassement, puisque un règne de
la nécessité, la nécessité éternelle du travail, subsiste – ce qui semble
d’ailleurs indiquer que Marx a renoncé à ce moment à une double utopie, celle
de la fin du travail et celle du travail comme premier besoin de l’homme
libéré.
La critique de David Simard est cependant plus
précise : la conception de la liberté comme libération qui
serait celle de Marx n’a aucun rapport avec celle de Kant et chez Marx il n’y a
pas d’opposition radicale entre liberté et nécessité. On voudrait que les
choses soient aussi simples mais ce n’est pas le cas. Si on lit Marx dans
l’optique spinoziste, il est clair que liberté et nécessité ne peuvent
s’opposer, la nécessité s’opposant seulement à la contingence. Mais si Marx dit
des choses précises sur l’exploitation, la domination, la soumission (et son
revers la domination), on est assez embarrassé pour y trouver une conception un
peu cohérente de la liberté. Il se trouve que dans le texte que j’analyse
brièvement – et dans beaucoup d’autres – Marx développe deux concepts de la
liberté : une liberté « faible » qui consiste à comprendre la
nécessité et à agir au mieux en fonction de cette compréhension – c’est la
seule liberté qui soit possible dans le domaine de la production – et une
conception « forte » de la liberté comme possibilité de déployer
toutes les potentialités propre à chaque individu. Mais cette deuxième liberté
consiste aussi, dit encore Marx, à considérer l’homme comme étant à lui-même sa
propre fin. On peut considérer que cette expression n’a aucun sens et que la
véritable pensée de Marx est ailleurs, mais alors il faudra procéder à une
nouvelle purge massive des textes marxiens, puisqu’il ne s’agit plus des
éventuels errements philosophiques du jeune Marx mais de textes de la maturité.
Le problème le plus important est celui-ci : ces deux
définitions de la liberté, tout comme d’ailleurs la définition de la liberté
comme libération sont parfaitement hétéronomes au « matérialisme
historique ». Elles renvoient par contre aux définitions traditionnelles
de la philosophie et singulièrement de la philosophie « idéaliste ».
Comment l’homme pourrait-il être son propre soleil, « tourner autour de
lui-même », « être à lui-même sa propre fin » ? Toutes ces
expressions n’ont rien de « matérialiste » ; un spinoziste un
peu rigoureux les réfuterait : les individus ne relèvent pas d’eux-mêmes
puisqu’ils sont une partie de la nature dont ils suivent l’ordre ! Il y a
donc avec ces définitions de la liberté quelque chose qui résiste à la réintégration
dans le lit de Procuste du marxisme standard. David Simard me reproche
d’extraire ces passages de la pensée « dans laquelle ils sont
déployés ». J’ai bien peur que Marx ne soit pas un marxiste aussi
cohérent.
Pour terminer, je crois que David Simard ne peut pas se
contenter de renvoyer purement et simplement au matérialisme historique et
dialectique, comme une sorte de référence indiscutable, à l’aune de laquelle il
faudrait mesurer la validité des lectures marxologiques. Le matérialisme
historique en tant que méthode scientifique a prouvé sa fécondité et après Marx
on n’a plus fait d’histoire comme avant. Mais c’est aussi une philosophie de
l’histoire proche de celles de Kant et de Hegel dont il partage la
problématique. Or cette philosophie de l’histoire, idéaliste, pour le coup,
s’est effondrée. Les prédictions scientifiques de Marx se sont réalisées, mais
pas du tout sous les formes que prévoyait l’eschatologie marxiste :
internationalisation de la production, développement des sociétés par action, « financiarisation
de l’économie » et croissance du capital fictif, tout cela est dans Marx. Mais
le communisme ne s’est réalisé que sous la forme hideuse de la tyrannie
totalitaire. Et si on peut parler de dépérissement de l’État, c’est sous le
capitalisme qu’il se produit avec l’affaissement des États-Nations au profit de
« gouvernance mondiale ». La société d’abondance qui éliminerait
toute répartition fondée la rareté des ressources est, à un horizon visible,
hors de portée. À la place nous avons le gaspillage capitaliste et la
destruction des deux sources principales de richesse, la terre et le travail.
C’est la puissance même de la vision historique de Marx et
notamment de son analyse du capital qui condamne irrémédiablement sa
philosophie de l’histoire. Et nous oblige du même coup à renoncer aux illusions
consolatrices d’un devenir qui s’accomplirait nécessairement dans la bonne
direction. Il faut prendre tout à fait au sérieux l’ambition de Marx de fonder
une science de l’histoire en rupture avec la philosophie idéaliste de
l’histoire héritée de Kant et Hegel. Je ne sais si l’expression althussérienne
de l’histoire comme « procès sans sujet ni fin(s) » peut encore être
employée. Il me semble que si une histoire scientifique est possible, c’est une
qualification qui devrait lui convenir. Mais il faut en tirer les conséquences.
La considération scientifique du réel ne peut jamais dicter ce que nous devons
faire – car la réalité en elle-même n’a aucune finalité, on sait cela depuis
Galilée. Comme le dit Poincaré, la science s’écrit à l’indicatif, et de
prémisses à l’indicatif on ne peut tirer de conclusions à l’impératif.
Par conséquent la question normative nous est de nouveau
posée, qu’il s’agisse de la théorie d’État, du droit ou de la question de
justice sociale. « Seule une révolution concrète des rapports sociaux
change réellement les choses », dit David Simard. Mais la révolution, s’il
faut la faire et non attendre tranquillement qu’elle arrive, il faut la vouloir
et donc avoir des raisons de la vouloir – car même si un marxisme un peu trop
simple pose l’alternative sous la forme « socialisme ou barbarie »,
encore faut-il savoir pourquoi nous « devons » choisir le socialisme
plutôt que la barbarie. Mais la réalité est beaucoup moins simple, et la
« barbarie » capitaliste peut avoir des airs riants et se présenter
sous un jour avantageux – à cela excellent les idéologues de ce qu’on appelle
faute de mieux le néolibéralisme. Mais le capitalisme est lui aussi une
« révolution permanente » et de la production et des rapports sociaux
qui vont avec. Il propose le progrès et parfois même le renversement de toutes
les valeurs.
La question est donc de savoir quelle révolution nous
voulons, quel genre de rapports sociaux doivent être établis qui permettraient
enfin à l’homme de travailler dans des conditions conformes à sa dignité et
conquérir une liberté réelle, celles où il pourrait être son propre soleil,
« tourner autour de lui-même » (1845), « être à lui-même sa
propre fin » et déployer « toutes les potentialités qui sont en
lui » (1869) ? La plupart des formules issues du vieux matérialisme
historique sont usées jusqu’à la corde. Que serait une société dans laquelle
les rapports sociaux seraient transparents ? Que veut dire la fin de la
division du travail ? Doit-on vraiment souhaiter la fin du politique en
tant tel, c'est-à-dire à l’abolition de la séparation entre la société civile
et l’État ? Essayer de répondre à ces questions, ce n’est pas chercher
refuge dans « un ailleurs » comme le dit David Simard. Car si la société
d’abondance n’est pas possible, alors le dépérissement de l’État n’est pas
possible non plus (quand bien même il serait souhaitable, ce qui est aussi à
discuter). Et le « droit bourgeois », c'est-à-dire le « droit
égal » dont parle Marx dans la Critique du programme de Gotha, devra
subsister. Et les questions que posait la philosophie classique risquent bien
de faire retour, sur la base des acquêts de la critique marxienne.
[1] Seuil, collection « La couleur des
idées », 2001
[2] Études matérialistes sur la morale,
Kimé, 2002
[3] Je me permets de renvoyer à mon
commentaire de la Paix Perpétuelle, in « La Paix » (Bréal, 2002)
[5] Voir Morale et Justice Sociale,
pp. 24-33. Sur Leur Morale et la nôtre, on pourra aussi lire ce qu’en dit
Yvon Quiniou in « La question morale dans le marxisme » (Actuel Marx,
n°19, 1996).
[6] D. Losurdo (Autocensure et compromis
dans la pensée politique de Kant, Presses Universitaires de Lille) a bien
montré que Kant lui-même était conscient du retard pratique des Allemands sur
les Français et ce thème, si typiquement marxien, est en fin commun à toute
l’intelligentsia éclairée de la période révolutionnaire.
[7] Voir G.E. Moore: Principia ethica