3/10/13

L'ideologie chez Marx: Concept politique ou theme polemique?

Karl Marx ✆ Wilson Morfe
Laurent GAYOT  |  A partir d'une synthèse et d'une systématisation des principaux travaux portant sur le thème de l'idéologie chez Marx et effectués par les principaux commentateurs français (Althusser, Balibar, Labica, Ricoeur, Tort, Renault, Capdevila, Ngoc Vu...), notre étude tente de proposer une définition complète et cohérente du concept d'idéologie et de résoudre les apories qui semblaient le traverser.

Se proposer aujourd’hui d’étudier le concept d’idéologie chez Marx, c’est semble-t-il se heurter à une situation éminemment paradoxale. Et ce d’abord parce que la notion paraît manquer singulièrement d’assise dans le corpus marxien lui-même. Elle apparaît en effet dans une œuvre inachevée (L’Idéologie allemande) qui ne sera publiée intégralement pour la première fois qu’en 1932, soit près de quatre-vingt dix ans après sa rédaction. Le manuscrit aura en outre entre temps été copieusement entamé par la « critique rongeuse des souris » qui nous prive d’un certain nombre de passages dont on peut supposer qu’ils auraient pu apporter des précisions utiles à la compréhension du concept. Car, troisième problème, les passages théoriques consacrés à l’idéologie ne représentent en fin de compte, dans L’Idéologie allemande, qu’un volume réduit si on les compare à la massivité d’une œuvre de plus de 500 pages. Tout se passe comme si Marx et Engels, emportés par leur verve polémique
contre Feuerbach, Bauer et surtout Stirner, délaissaient tendanciellement le terrain de la conceptualisation rigoureuse pour celui de la simple offensive vigoureuse. Occupés à démontrer et à démonter les sophismes et les paralogismes de « Saint Max » et consorts, Marx et Engels ne semblent guère se soucier de rattacher explicitement leurs analyses pointilleuses à la notion qui donne son titre à l’ouvrage. Enfin, à cette thématisation insuffisante, s’ajoute le fait que le concept d’idéologie se raréfie rapidement dans les œuvres de Marx, avant de disparaître complètement. Encore utilisé de façon discrète jusqu’en 1852, le thème
s’absente ensuite définitivement des écrits marxiens et ne figure par exemple pas dans le corps du Capital. Inachèvement, indétermination, imprécision, fugacité – c’est le réseau sémantique du manque qui semble de prime abord entourer le concept d’idéologie.
              
Pourtant, et c’est ici que le paradoxe s’aiguise, loin que ces faiblesses initiales aient entraîné un oubli du concept d’idéologie, celui-ci a connu au contraire une incroyable fortune ou, si l’on préfère, une riche descendance. C’est d’abord, et cela ne constitue pas en soi une réelle surprise, au sein du marxisme que le terme a inspiré de nombreux développements, quoique ceux-ci se soient d’abord référés au concept d’idéologie tel qu’il avait été repris par Engels dans l’Anti-Dühring et dans son Ludwig Feuerbach et la sortie de la philosophie classique allemande. Mais le terme s’est également répandu dans un grand nombre d’études universitaires, d’inspiration marxiste ou non, et dans des disciplines aussi variées que la philosophie, la sociologie, la science politique, l’histoire, l’anthropologie, le droit, etc. Enfin et surtout, l’idéologie est devenue un mot constamment utilisé dans le langage courant, par les journalistes, les politiques, les écrivains... – A vrai dire, ces trois types de diffusion ne constituent pas les trois étapes d’une séquence historique qui verrait le terme s’étendre aux utilisations les plus larges à partir d’une signification étroitement marxiste. Et ce d’abord parce que le concept n’a pas été forgé par Marx, mais, un demi-siècle avant lui, par Destutt de Tracy qui introduit le néologisme en 1796 dans son Mémoire sur la faculté de penser, le terme se rapportant alors à une science des idées censée rendre compte de leur formation à partir des sensations, dans la lignée des théories sensualistes de Condillac. Issue de ce programme de recherche, l’école des Idéologues a rapidement subi les railleries de Napoléon ou encore de Chateaubriand pour lequel l’Idéologie devenait une « philosophaillerie ». Et dès 1829, Victor Cousin s’efforçait de restaurer la dignité du concept en précisant, dans son Cours de l’histoire de la philosophie, qu’il importait de passer « aux applications de l’idéologie, à la connaissance des objets et des êtres, à l’aide des idées ». Ainsi, dès l’origine, se sont enchevêtrés les usages philosophiques, universitaires, politiques et polémiques de ce terme. – Quoi qu’il en soit, et c’est là où nous souhaitions en venir, le mot apparaît aujourd’hui chargé d’une riche histoire qui a déposé sur lui un ensemble de significations qui tendent à se projeter rétrospectivement sur la notion marxienne qui elle-même se prête d’autant plus facilement à ces apports clandestins qu’elle ne dispose pas, on l’a vu, d’une conceptualisation suffisamment rigide pour les rejeter fermement. La difficulté consiste donc à retrouver, sous les différentes strates de significations qui se sont accumulées au cours des deux derniers siècles, le sens que conférait à la notion d’idéologie le jeune Marx des années 1845-1846.
              
Plus précisément, notre étude souhaiterait mesurer l’unité du concept d’idéologie chez les auteurs de L’Idéologie allemande. Car celui-ci ne semble pas dénué d’ambiguïtés, si ce n’est de contradictions, qui en menacent la consistance. Nous avons souligné que le vocable qui nous intéresse a vu ses usages se multiplier au cours du XXe siècle. Mais il semble qu’un tel succès ait engendré une certaine dissolution du concept ou du moins la fragilisation de sa scientificité. Or il n’est pas acquis que la polysémie qui frappe aujourd’hui ce terme ne trouve pas sa source chez Marx lui-même. C’est au contraire ce que suggèrent certaines études récentes comme celles de Patrick Tort ou de Nestor Capdevila. De sorte qu’il n’y aurait pas seulement une vacillation de l’idéologie « dans le marxisme » comme l’écrit Etienne Balibar, mais bien déjà dans le manuscrit des années 1845-1846. Balibar va même plus loin: selon lui, les hésitations de L'Idéologie allemande sont moins des oscillations que de véritables contradictions, des apories insolubles. Il convient donc, nous semble-t-il, de déterminer si la polysémie qui affecte le concept d’idéologie est irréductible ou si elle peut se ramener à un dénominateur commun qui fonderait la consistance de la notion, de déterminer, en d’autres termes, si les ambiguïtés qui se logent dans cette dénomination dégénèrent en contradictions ou si elles se résorbent dans une unité plus haute.
               
Il est possible, pour situer, même grossièrement, les lieux du débat, de répertorier trois positions généralement adoptées quant à la question de la consistance théorique du thème de l’idéologie dans L’Idéologie allemande. La première consiste à reconnaître l’existence d’un concept relativement univoque et cohérent d’extension large, disons sociologique : le vocable d’idéologie thématiserait l’ensemble des productions idéelles par lesquelles une classe dominante justifie sa domination (c’est la position traditionnelle). La seconde consiste à souligner que cette conception de l’idéologie est affectée de tensions et d’apories, de sorte qu’il n’y aurait pas tant un concept univoque et cohérent qu’un ensemble de thèmes mal unifiés (c’est la position de Balibar, Tort et Capdevila). La troisième consiste à contester que le thème de l’idéologie ait un statut théorique propre en y voyant plutôt une arme principalement rhétorique utilisée aux seules fins de la polémique contre les Jeunes-Hégéliens (c’est la position à laquelle est conduit Hyondok Choe). Cette dernière interprétation a pour mérite d’attirer l’attention sur la faible extension du concept : loin de désigner un concept général de la domination et de la justification sociales, le terme d’idéologie ne désigne qu’un point de vue idéaliste dont la philosophie jeune-hégélienne constitue l’illustration caricaturale. Mais cette interprétation a le tort de conclure à l’absence d’unité du concept d’idéologie. Le thème de l’idéologie n’est certes qu’un thème subordonné, et même mineur, de L’Idéologie allemande, mais il est de type conceptuel. Et quoique subordonné dans la conception matérialiste de l’histoire que L’Idéologie allemande cherche à élaborer, il n’en remplit pas moins une fonction théorique dans ce projet.