15/10/13

Jacques Derrida, lecteur de Marx

Jacques Derrida
 ✆ Valerio Adami
Hervé Touboul  |  C’est une tâche risquée, mais je remercie vivement les organisateurs de ce séminaire: Isabelle Garo, Jean-Numa Ducange et Jean Salem, de me permettre de courir ce risque, que de prendre pour thème Derrida lisant Marx. Tâche risquée, cela pour au moins pour trois raisons:
1/ L’œuvre de Derrida est récente, et nous n’avons pas encore sur elle un recul nécessaire à la lecture, recul qui permet de voir comment cette œuvre, en quelque sorte, et c’est là déjà rentrer quelque peu en elle, diffère d’elle-même.
2/ La deuxième raison est l’abondance de cette œuvre, elle semble relever quasiment d’un infini de titres, au vrai quasiment impossible à englober – mais n’est-ce pas aussi son jeu ? – d’un seul regard. Et ce que je dirai ne prétendra certainement pas aller à cet englobement.
3/ Troisième raison, parce que cette œuvre est compliquée, et qu’il ne faut pas avec elle, trop céder sur la complication. Peut-être peut-on penser qu’elle est d’une écriture compliquée, inutilement compliquée – peut-être – et chacun a d’une certaine façon le droit d’en être juge, mais elle est compliquée d’abord parce quelle veut être rigoureuse
Elle voudrait bien partir de définitions simples qui garderaient tout au long du raisonnement leur simplicité, mais toujours, en philosophie, celle-ci se construisant dans la langue naturelle, la notion fuit, la définition emmène vers d’autres mots, porteurs, si l’on veut, d’autres idées, et d’autres idées encore, dont on ne dira pas qu’elles sont enveloppées dans des mots, mais qui vivent de vivre entre elles et entre eux. Et Derrida essaye de saisir toujours le plus rigoureusement ce mouvement, qu’il dira d’ailleurs être celui de ce qu’il nomme la « différance ». On pense saisir, cette différance est déjà là, et la notion visée a fui. Aussi tente t-il toujours d’approcher plusieurs éléments à la fois, pour que des éléments importants ne soient pas perdus, plusieurs routes viennent, et s’il est difficile d’en suivre une, il est très difficile d’en suivre beaucoup. A suivre ces chemins, outre le risque de se perdre, vient celui de ne jamais pouvoir commencer : trop d’idées surgissent à la fois dira t-on en un langage classique. Il faut ajouter que ces chemins ne sont pas vierges, ils ont déjà été parcourus et il serait singulièrement naïf de croire les commencer absolument. Ce n’est pas parce qu’on ne pense pas faire de l’histoire de la philosophie qu’on n’en fait pas, que les spectres qui sont dans un argument ne sont pas là. Un argument a une histoire, surtout en philosophie. Il y a toujours déjà divers chemins et divers cheminements déjà faits. Frayer un nouveau chemin, si une telle chose est possible, exige de connaître les chemins déjà faits et les parcours auxquels ils ont déjà donné lieu. Autant dire que la pensée de Derrida a toujours déjà commencé : un de ces livres renvoie à un autre livre, qui renvoie à un autre livre, qui renvoie à énormément d’autres livres de ses prédécesseurs, dont certains d’ailleurs peuvent, à lui-même, être inconnus. La pensée de Derrida est un culte de la pensée, y a t-il une culture sans culte ? je reviendrai, très vite, sur le sens du mot culte qui ne vise pas chez notre auteur à enfermer la pensée dans la pensée.