- À plusieurs reprises nous avons, dans ‘Critique communiste’, traité de la théorie du fétichisme de la marchandise exposée par Marx dans Le Capital. À travers, notamment, une discussion du livre d'Etienne Balibar, La Philosophie de Marx (La Découverte, 1993) et de deux entretiens avec Jean-Marie Vincent [1]. Cette réflexion se poursuit ici avec une discussion entre Etienne Balibar et Jean-Marie Vincent portant sur les problèmes théoriques posés par les développements de Marx et la tradition marxiste sur le fétichisme.
Etienne Balibar
Lorsque j'ai écrit ces passages sur le fétichisme de la
marchandise, il m'a fallu trouver un compromis entre deux exigences impossibles
à dissocier totalement l'une de l'autre. D'une part essayer de présenter aux
lecteurs les grandes lignes de la théorie de Marx et, d'autre part, esquisser
une interprétation personnelle soulignant ce que j'ai toujours pensé : la
grande force, la richesse du texte de Marx qui travaille toute la philosophie
contemporaine et, en même temps, les éléments qui en font un texte très
équivoque, voire aporétique. Ce constat permet de comprendre pourquoi cette
théorie a donné lieu non pas à un seul type de développement, mais à un
foisonnement d'interprétations parfois très divergentes les unes des autres.
Je commencerai par la question des formes de subjectivité
comme partie et contre partie du monde social de l'objectivité. Avec le
fétichisme, Marx esquisse l'analyse d'une structure de production du sujet que,
pour des raisons tout à la fois conjoncturelles et liées à son projet critique,
il a présenté comme caractéristique du capitalisme mais qui, probablement,
n'est pas liée à l'existence de ce dernier. Je crois en tout cas que nous avons
avantage à essayer de dissocier analytiquement cette structure d'hypothèses
historicistes sur le développement du capitalisme et sa domination sur la
société moderne. On touche ici à l'interprétation du Capital et des
œuvres de la même période : Marx rattache son exposé sur le fétichisme non pas
tant au monde de la production capitaliste qu'à celui de la circulation
marchande et de la forme valeur présentée comme quelque chose de plus général.
En même temps, il est vrai, Marx suggère et pense constamment - en particulier dans
le fameux chapitre inédit du Capital - que la généralisation de la
forme marchande est un produit du développement du capitalisme. Cela dit, je
crois que la structure de production du sujet décrite par le fétichisme n'est
pas la seule possible dans ce mode de production.
Cette remarque amène à une autre question que tu abordes en
citant Marx lui-même et sa distinction des « hommes » et des
« choses ». Il y a là, selon moi, quelque chose de très puissant et,
en même temps, un quiproquo, d'autant plus étonnant que le texte de Marx
lui-même parle de quiproquo.
La puissance du texte est d'expliquer que cette forme de
représentation est produite comme forme double, c'est-à-dire comme constitution
de l'individu en sujet et de la chose en objet. Il existe d'un côté des
subjectivités libres ou des consciences individuelles qui sont susceptibles de
se représenter le monde sur le mode de l'objectivité et, d'autre part, des
choses qui sont données dans leur indépendance objective. Marx cherche à comprendre -c'est la raison pour
laquelle je parle dans mon livre de « constitution du
monde » comment cette situation qui peut nous sembler naturelle, dont
nous avons du mal à imaginer qu'elle soit l'effet d'un processus de
constitution, est en réalité une construction. Non pas une construction
produite par une institution particulière ou issue d'une volonté, mais la
construction d'une structure, certes historique, sociale, mais qui se situe
au-delà des représentations particulières qu'elle autorise, qui fonctionne par
rapport à ces dernières comme un a priori.
Toutefois,
si l'on s'en tient aux formulations du texte du livre 1
du Capital, l'équivoque surgit lorsque Marx semble parler uniquement
d'une dimension faisant que les rapports personnels ou les rapports sociaux - il
emploie les deux formules - comme cristallisées ou matérialisées dans des
choses indépendantes des individus. Il a alors tendance à expliquer que
le fétichisme signifie la disparition des hommes par rapport aux choses. le
recouvrement de la réalité humaine par l'objectivité des choses. C'est une
approche marquée par la problématique de l'aliénation, dont il a fait lui-même
grand usage dans le passé, par une tradition de critique romantique de la
société bourgeoise ou moderne comme société inhumaine.
Cela dit, on peut mettre en rapport le chapitre sur le
fétichisme avec celui qui le suit immédiatement et qui traite de la
correspondance entre catégories économiques et catégories juridiques. Mon
opinion, déjà ancienne, est qu'il faut lire ensemble ces deux chapitres en les
éclairant par les développements ultérieurs faits par Pasukanis dans la
Théorie générale du droit et le Marxisme, que j'ai toujours considéré
comme un livre important. On débouche alors sur une interprétation plus forte
du fétichisme consistant à expliquer que n'existe pas seulement un fétichisme
des choses mais un fétichisme des personnes.C'est-à-dire qu'il n'y a pas moins
de mystification, pour reprendre la formule de Marx, dans la façon dont les
individus se perçoivent les uns les autres comme volontés libres contractantes
que dans la façon dont ils perçoivent le monde qui les entoure comme constitué
d'objets de valeur naturelle. En
réalité, ces deux aspects sont corrélatifs, on n'a pas seulement affaire à la
production d'une apparence d'objectivité mais à la constitution d'une forme de
subjectivité personnelle. L'approche correspond bien à une tendance de
la pensée de Marx qui, pour exprimer cette constitution d'une subjectivité,
parle alors de « personne ».
Il resterait une dernière question à discuter si nous en
avions le temps : se demander d'où viennent - chez Marx et au-delà de Marx -
les ressources philosophiques permettant de penser ce genre de constitution. Si
Heidegger ou d'autres doivent quelque chose, sans doute via Lukacs, à
l'analyse du fétichisme de Marx, c'est parce que ce dernier est profondément
inséré dans la grande tradition dans de l'idéalisme allemand kantien et
post-kantien dont le problème est justement celui de la constitution du monde à
partir de certaines conditions, de certaines structures a priori. Le fait que Marx renvoie à des
structures, non de l'esprit humain mais issues de l'histoire et du rapport
social lui-même, n'est naturellement pas indifférent pour cette discussion.
Jean-Marie Vincent
Je suis d'accord avec Etienne Balibar pour penser que la
théorie du fétichisme pose plus de questions qu'elle ne donne de réponses. On
ne peut considérer l'élaboration de Marx comme achevée dans la mesure où il a
lancé un certain nombre de thèmes sans toujours expliciter les problèmes qu'il
faudrait traiter. Je vais essayer d'en souligner quelques-uns.
Tout d'abord, il faut tout de suite écarter une
interprétation du fétichisme en termes de conscience. On n'a pas affaire à une
fausse conscience qui se manifesterait dans la fétichisation hallucinée des
rapports marchands comme dans la fétichisation d'autres rapports. Ce n'est pas
l'immanence de la conscience qui serait leurrée par des représentations
illusoires et par des erreurs d'appréciation ou de raisonnement. Dans sa
théorie, Marx essaie de nous dire en réalité que, dans la société capitaliste,
il existe des formes de l'agir et, corrélativement, des formes de connaissance
(la connaissance est un rapport social) qui sont telles qu'une grande partie
des relations sociales et des propres présupposés des individus dans leurs
relations entre eux et aux rapports sociaux deviennent invisibles. Cette
invisibilité concerne une grande partie des structurations sociales et, en
particulier, tout ce qu’Adorno appelle la « seconde nature », c'est-à-dire
tout ce qui constitue l'ossature de la production sociale et les relations qui
s'établissent avec l'objectivité et avec la nature. Il existe une occultation socialement produite
du rapport des hommes à leur propre nature ; étant entendu qu'il ne faut pas
comprendre nature au sens d'un invariant, mais de ce qu'elle est devenue dans
et à travers la société. Le fétichisme est une théorisation sur la production
d'une incapacité sociale à voir, et comprend notamment ce qu'Adorno dans sa
correspondance avec Benjamin appelle la réification comme oubli socialement
déterminé. Les rapports des hommes à leur propre subjectivité et à
l'objectivité sont des rapports aveugles ou aveuglants.
Il faudrait
beaucoup discuter sur cette notion d'aveuglement afin de montrer qu'elle est
relative, que l'aveuglement c'est à la fois voir et ne pas voir. Il ne
s'agit pas d'expliquer qu'existé un déterminisme définitif, total,
d'enfermement des hommes dans les rapports sociaux, mais de souligner que
cet aveuglement, cet enfermement ne peuvent être combattus par le simple appel
à la conscience. Le fétichisme parle tout à la fois d'une objectivité
socialement constituée qui est quant au fond enfouissement, dénégation d'une
série d'autres relations (tout ce qui n'est pas soumission a u capital), comme
d'une subjectivité, qui est à la fois la recherche permanente de l'affirmation
subjective et de la maîtrise, mais également négation d es conditions réelles
de production e-t des présuppositions de la subjectivité, de ses
déterminations.
Marx a tenté de rendre compte de cette situation au moyen de
sa théorie de la forme valeur, de la valorisation et du travail abstrait, qui
sont des formes de vie et des formes d'organisation par-dessus la tête des
hommes et donc déterminant essentiels de l'agir et de la connaissance. On ne
peut faire face à un tel enchevêtrement de relations que par un agir collectif,
allant à l'encontre de la reproduction des rapports sociaux et non par un
simple appel à une conscience adéquate, à un travail réflexif primaire qui
permettrait, par la prise de conscience , voire la simple révolte, de trouver
dans la spontanéité de l'action l'agir adéquat. Pour faire face à ce inonde
ainsi constitué, il faut produire la théorie de cet aveuglement mais également
peser sur des éléments de déséquilibre présents dans la reproduction sociale
afin d'aller à l'encontre de la reproduction fétichisée des rapports sociaux,
qui se joue principalement dans les rapports entre objectivité et subjectivité.
Etienne Balibar
Dans ce que tu dis, il y a une chose avec laquelle je suis
profondément d'accord - je serais même tenté de dire à propos de laquelle, avec
le temps, je t'ai rejoint -mais également quelque chose qui continue à
m'embarrasser, à faire problème pour moi. Ce qui me paraît incontestable, c'est
ce que tu dis de la conscience et de la fausse conscience. L'affirmation est
d'autant plus importante que la très grande majorité de la tradition marxiste
ayant pris appui sur le texte de Marx a trouvé dan.s l'exposé sur le fétichisme
un point d'ancrage pour se réconcilier avec un c problématique de la
conscience. En revanche continue à me poser problème cette question du visible
et de l'invisible.
Critique communiste
Avant de passer à ce second point, pourrais-tu expliciter ce
que tu appelles cette réconciliation avec une problématique de la conscience ?
En effet, Jean-Marie Vincent et toi avez développé des approches de Marx
sensiblement différentes. Il me semble toutefois important de souligner que,
lors de débats passés, vous avez tous deux récusés certaines lectures de ces
textes de la période du Capital, celles qui précisément, à travers la
reprise de la thématique de l'aliénation, s'appuyaient sur la problématique
classique de la conscience et du sujet.
Etienne Balibar
Au risque de schématiser, je dirai que la description, on
peut même parler de phénoménologie - je reviendrai sur ce point -, faite par
Marx dans son texte sur le fétichisme s'est trouvée reprise dans une
problématique de l'aliénation de la conscience et de la conscience de
libération que, d'ailleurs, je ne considère pas comme ridicule : elle a une
grande tradition philosophique derrière elle. Il faut distinguer deux aspects
dans l'approche.
D'un côté, à l'une des extrémités, le rapport de la
subjectivité à la marchandise ou, tout simplement, la description du monde des
marchandises proposée par Marx, sont complétées par une description de la
conscience malheureuse, exilée d'elle-même, voire, à la limite, de la
conscience dissociée, c'est-à-dire de cette forme tendancielle de pathologie du
rapport à soi que l'on tente de mettre en relation avec la généralisation de la
forme marchandise et l'existence du capitalisme. Mais l'on peut également, à
l'autre extrémité, reprendre la problématique de la conscience, non plus dans
le cadre de la conscience individuelle mais de la conscience collective qui de
fait, en germe, contient une certaine représentation du sujet de l'histoire.
Cette notion de sujet de l'histoire a été créée par Lukacs, mais, ce faisant,
il a retrouvé chez ses prédécesseurs - Marx et, au-delà, Hegel- tous les
éléments dont il avait besoin pour produire cette théorie. Lukacs a réinvesti
le fétichisme dans le cadre d'une problématique de la conscience collective,
prolétarienne, en tant que marche de l'humanité vers sa propre vérité, sa
propre transparence; non pas, naturellement, par la seule spéculation, mais
dans l'action.
Marx explique que l'illusion n'est pas purement et
simplement le produit d'une erreur de jugement, qu'il s'agit d'une illusion
collective, inscrite dans la forme même des rapports sociaux, c'est une
illusion qu'on ne peut supprimer qu'en transformant la structure elle-même.
Avec la problématique de la conscience collective dont je parle, tout se passe
comme s'il suffisait pour que l'illusion fétichiste tombe d'elle-même que le
collectif social, le transindividuel, l'individu en relation de coopération (je
serais tenté de dire de co-réflexion) avec les autres soient capables de
percevoir et de penser la division du travail, de distribuer le travail social
dans les branches de production, etc. La condition pour que soit instaurée
cette transparence réside alors dans la rencontre de l'agir révolutionnaire et
de la connaissance de l'histoire portée par le sujet prolétariat, ou, si l'on
préfère, dans l'existence d'une théorie d'un mode de production social et du
soulèvement révolutionnaire du prolétariat.
C'est de cette façon que le fétichisme s'est inséré entre
deux problématiques de la conscience : d'un côté la conscience aliénée,
malheureuse ; de l'autre une thématique de la conscience collective qui se
libère et fait un avec l'action du prolétariat. Je crois que l'intérêt de
l'approche de Jean-Marie Vincent est d'éviter ce double écueil.
Critique communiste
Revenons à la question qui, disais-tu, te posait encore
problème suite à l'intervention de Jean-Marie Vincent : cette référence au
visible et à l'invisible.
Etienne Balibar
Je dois dire que la façon dont en a parlé Jean-Marie Vincent
a un peu coupé l'herbe sous le pied de ma critique. Je me demande toutefois si
on ne revient pas assez près de la thématique de l'illusion en parlant de
dissociation du rapport des hommes à leur propre nature (entendu comme nature
historique), d'une certaine incapacité de voir et donc de maîtriser la
structure dont ils sont eux-mêmes porteurs, etc. Pour ma part, j'aurais
tendance à présenter les choses dans un ordre presque inverse afin de souligner
ce qu'il y a d'extraordinaire dans l'analyse du fétichisme faite par Marx, qui
permet de comprendre qu'elle éveille des échos chez quiconque a pratiqué, même
sans la reprendre entièrement, une problématique phénoménologique (au sens
large). Je dirais que, ce que Marx a décrit et voulu faire comprendre, ce n'est
pas d'abord qu'il y a de l'invisible : il a tenté d'expliquer pourquoi il
existe du visible sous la forme dans laquelle nous le voyons ; y compris
d'ailleurs en ce qui concerne la perception qu'ont d'eux-mêmes les sujets dans
la circulation marchande.
Ce qui me frappe, c'est la façon dont, dès la première ligne
du Capital, Marx - dans une phrase simple, sans signaler qu'il
utilise un concept majeur de la tradition philosophique - a repris le concept
de phénomène. Il écrit : « La richesse des sociétés dans lesquelles
règne le mode de production capitaliste erscheint [Joseph Roy a traduit
par s'annonce, on peut dire également apparaît, se présente]
comme une immense accumulation de
marchandises. » Cet erscheint est évidemmentl'erscbeinung de
la philosophie allemande, c'est-à-dire le phénomène : ce monde dans lequel nous
vivons, qui est une seconde nature, est le monde de ce qui est toujours déjà
virtuellement marchandise. Ce qui me semble très puissant chez Marx, c'est ce
court-circuit entre la thématique de l'illusion, de l'apparence, et celle du
phénomène ainsi compris. D'un côté existent l'apparaître des choses, telles
qu'elles sont pour la perception et l'expérience vécue, et, de l'autre, la
mystification, l'illusion. Mais il ne s'agit pas de la démarcation rationaliste
classique entre le domaine de la perception vraie et celui de l'erreur : c'est
une façon de dire que les deux processus n'en font qu'un.
Jean-Marie Vincent a d'ailleurs bien dit qu'il n'existe pas
du visible sans invisible et de l'invisible sans visible. Il me semble
toutefois philosophiquement important de ne pas prendre comme point de départ
l'idée qui- le fétichisme est une structure qui masque la réalité, mais l'idée
inverse : c'est une structure de présentation du monde qui, pour les personnes,
les sujets, comporte sa part inévitable d'aveuglement. J'insiste sur cette
approche car, dans la présentation que fait la tradition marxiste du
fétichisme, il est très difficile de se débarrasser de l'idée selon laquelle
percer à jour le fétichisme va permettre de déboucher sur une possibilité de
maîtrise du monde tel qu'il est en lui-même, sans point aveugle.
Je pense que le fétichisme est un mode de constitution de
l'objectivité et de la subjectivité, mais je crois qu'il n'est pas le seul dans
la société bourgeoise, il en existe d'autres ; ainsi, les analyses de Foucault
nous ont beaucoup servi à cet égard, des structures de constitution du sujet
liées à des formes d'institution du pouvoir. Marx s'en est peu occupé, mais il
s'agit d'un mode de constitution de la subjectivité qui ne recouvre pas celui
du fétichisme. On peut discuter de ces questions ; toutefois, je mets fortement
en question non pas l'idée qu'existent du jeu, des espaces critiques - nous ne
sommes pas pris dans un mécanisme de fer ne laissant aucune alternative -, mais
l'idée selon laquelle il y pourrait exister une libération absolue par rapport
à la contrainte du visible et de l'invisible. Je crois en une espèce de
finitude, Jean-Marie Vincent a d'ailleurs repris ce terme dans Critique du
travail ; je pense nécessaire de lire le texte de Marx sur le fétichisme
dans une problématique de la finitude.
Jean-Marie Vincent
II me paraît acquis que Marx n'a pas voulu, à partir du
fétichisme, faire une théorie de l'illusion, quelque chose qui renverrait à un
égarement dans la vision, à de simples égarements passagers dans la perception
du monde. S'il fallait trouver
une formule, on pourrait employer la notion de synthèse sociale développée par
Sohn-Rethel. La théorie du fétichisme est chez Marx une sorte de théorisation
de la synthèse sociale entre les hommes, leur environnement et leurs activités
: avec le fétichisme se mettent en place à la fois des relations sociales et
des structures de représentation grâce à quoi la réalité capitaliste apparaît
comme « naturelle -, comme deviennent « naturels » la forme
valeur, le travail abstrait et les relations marchandes, plus précisément les
relations marchandes capitalistes, et pas seulement marchandes simples. Il
me paraît alors important d'analyser les types d'effets que cette synthèse
sociale unilatérale (qui ignore un certain nombre de réalités) produit, le type
d'effet que ces structures de représentation produisent sur les individus, le
type de subjectivité qui se met en place. Entendons-nous, à la fois comme conscience
et comme inconscient.
Il me semble en effet que la |a problématique du conscient
et de l’inconscient a une présence malgré son absence apparente dans la théorie
de Marx. Certes, il n'avait pas les instruments pour formuler ce type île
question, il est venu avant Freud et la psychanalyse, l'inconscient qui pouvait
être présent ne pouvait être qu'une sorte d'inconscient perçu...
Etienne Balibar
Perçu comme
défaut de connaissance, comme manque. Ainsi, la célèbre phrase sur
l'anarchie de la production dans l'économie marchande qui dit à peu près qu'une
loi économique naturelle est une loi dont la domination est fondée sur
l'inconscience de ceux qui la subissent.
Jean-Marie Vincent
C'est cela.
Mais il faut aussi ajouter qu'on ne rencontre pas chez Marx ce qu'on
peut trouver chez de nombreux auteurs qui se sont réclamés du marxisme : l'idée
que le fétichisme est perte de soi. Je ne dis pas qu'il'existe pas des
tendances allant dans ce sens mais, sur le fond, Marx ne développe pas l'idée
selon laquelle il existerait d'abord un individu bien constitué qui se perdrait
ensuite.
Etienne Balibar
C'est ce que tu as souligné dans le précédent entretien
de Critique communiste sur le fétichisme, et que j'ai trouvé
très important.
Jean-Marie Vincent
Si l'on est d'accord avec ce constat, je voudrais, à ce
niveau de la discussion, introduire la catégorie de subsomption réelle que Marx
emploie dans le Capital et que l'on peut essayer d'élargir pour
comprendre l'ensemble des obstacles qui limitent l'agir des hommes, leur
production symbolique et leur imaginaire. La théorie du fétichisme serait
incomplète si on ne faisait pas référence à la subsomption réelle, à la façon
dont, au niveau de l'économie mais également de l'Etat, de la culture, se
constituent des rapports structurés par-dessus la tête ou le vouloir des
individus qui enferment dans des limites très étroites les échanges sociaux.
Certes, ces échanges apparaissent comme multipliés par rapport à ce que Marx,
dans le 18 Brumaire, appelle « l'idiotisme de la vie
paysanne », c'est-à-dire la situation d'individus qui ont peu de contacts.
Aujourd'hui, les individus ont des contacts multiples, mais ce sont des
contacts d'un certain type qui, la plupart du temps, passent par des relations
marchandes et non par les relations multilatérales qu'évoqué Marx dans
les Grundrisse.
Critique communiste
Tu faisais déjà référence à la subsomption réelle dans le
dernier entretien avec Critique communiste. Peux-tu expliciter ? Car
il s'agit d'une notion que Marx emploie à propos de l'analyse du procès
immédiat de production capitaliste. Schématiquement dit, il distingue un procès
dans lequel le capital ne s'est pas encore directement emparé du procès de
travail (la subsomption formelle), qui repose encore sur les anciennes formes
de production, d'avec le procès où le capital domine complètement les
conditions de production (subsomption réelle), dans lequel la soumission du
travailleur au capital s'impose également à l'intérieur du procès de travail.
Jean-Marie Vincent
C'est une catégorie que je voudrais essayer d'élargir.
Dans le Capital, lorsque Marx traite du machinisme et de la grande
industrie, donc du passage à la subsomption réelle, il emploie une notion très
importante, celle de captation des puissances intellectuelles et sociales de la
production par le capital. A mon sens il existe également des phénomènes de
captation de la consommation des marchandises, qu'il faudrait d'ailleurs
analyser dans leurs liaisons avec les phénomènes de pouvoir et avec les
phénomènes de l'agir focalisés les uns et les autres sur la valorisation. En
effet, la consommation n'est pas seulement une consommation passive, hors de la
production, c'est aussi un positionnement, une certaine orientation de l'agir,
y compris au niveau de l'affectivité, des loisirs, de l'expressivité même. L'agencement des pouvoirs par
ailleurs participe à la reproduction des rapports sociaux en proscrivant
certaines orientations et la production de certaines connaissances. C'est tout
cela que j'appelle subsomption réelle.
Critique communiste
II faudrait
sans doute préciser, car les formes de domination que Marx décrit à propos de
cette subsomption réelle renvoient à ce qu'il désigne comme le despotisme
d'usine ; il a alors des formules très proches de celles employées par Foucault
lorsque ce dernier décrit la mise en place de formes d'assujettissement liées à
ce qu'il appelle les disciplines. Reste que, pour Marx, il s'agit d'un
niveau particulier de la réalité sociale produisant des formes de domination
différentes de celles générées par le fétichisme de la marchandise et la
constitution du sujet, disons, politico-juridique moderne.
Etienne Balibar
Justement,
je voudrais préciser. Je comprends cette question comme celles des structures
totalitaires. C'est à ce niveau qu'existé une analogie entre le
fétichisme et la subsomption réelle. Le chapitre inédit
du Capital présente l'intérêt de rapprocher les deux thématiques,
même si cela est fait dans un langage très spéculatif.
Le totalitarisme de la forme marchande existe lorsque les
individus sont pris dans la structure objective de l'échange, à partir du
moment où non seulement les objets auxquels les individus ont affaire sont des
marchandises, mais où leur propre force de travail est devenue marchandise. On
ne peut plus se poser le problème du rapport aux formes de représentation du
monde comme un problème de domination extérieure, la domination est toujours
déjà là, de l'intérieur même de la production des subjectivités. Le fétichisme
tel que Marx le décrit ne renvoie pas à une imposition par une instance de
pouvoir. Reste à savoir si c'est la seule forme de production de subjectivité
existante. Ainsi Foucault, à
juste titre, a remis d'actualité l'ensemble des modes d'assujettissement.
Quant à la
subsomption réelle, elle a effectivement à voir avec le despotisme d'usine. Mais,
pour traiter de cette catégorie, j'aurais tendance à prendre les choses de la
même façon que Jean-Marie Vincent, à l'envers. Je suis très sensible au fait
que Marx parle de subsomption réelle afin d'expliquer qu'à un certain moment,
il n'est plus nécessaire - c'est du moins ce qu'il dit -d'employer des moyens
coercitifs pour soumettre le travailleur au despotisme d'usine. En effet, le
travailleur est alors toujours déjà pris - la technologie et les puissances
intellectuelles jouant un rôle décisif- dans un double moulinet, pour reprendre
une formule de Marx. Au fond, il n'a pas d'échappatoire car, d'une part, la
structure productive qui l'attend est une structure dans laquelle sa force de
travail ne peut s'insérer qu'à condition d'être une force parcellaire, et,
d'autre part, la formation du travailleur lui-même, la reproduction de la force
de travail, conditionne les individus eux-mêmes à disposer de leur propre force
intellectuelle, physique, uniquement dans une structure de ce type. Sur ce
dernier aspect, il est possible de compléter la description de Marx par une
bonne partie de la sociologie du XXe siècle, la sociologie de la
reproduction.
Beaucoup de nos contemporains les plus pessimistes et les
plus postmodernes pensent que parler ainsi de la subsomption réelle revient à
admettre l'idée que la structure est une structure de domination absolue. Pour
ma part, je crois que Marx a eu raison au contraire de décrire sans cesse
dans le Capital l'existence d'un conflit inextinguible entre deux
formes de socialisation. En effet, la subsomption réelle est une tendance
inhérente au capitalisme, mais ce dernier ne peut la réaliser complètement. On
retrouve ici la thématique du despotisme d'usine.
Marx a toujours affirmé qu'il n'y aurait jamais de structure
productive capitaliste qui puisse faire l'économie de formes de coercition
non-capitalistes. Il faut toujours encore de la contrainte et de la violence,
et donc il y a toujours de la révolte, de la résistance ; il faut que le
capitalisme passe des compromis avec des formes de collectivité et de
socialités ouvrières ou sociales sans lesquelles le système ne pourrait pas
fonctionner. Marx montre une tendance du capitalisme à remplacer la discipline
extérieure par le conditionnement interne de la force de travail et le
caractère contradictoire du processus ainsi engagé.
Jean-Marie Vincent
On peut dire la chose de la façon suivante : il n'est pas
possible de faire entrer complètement le travailleur dans le capital. Au fond,
ce que postule le rapport capitaliste est une espèce de plasticité absolue des
hommes qui permettrait sans cesse de les transformer en support, en rouage
complètement subsumé au fonctionnement du capital.
Etienne Balibar
Je voudrais revenir sur ma remarque consistant à dire que le
fétichisme n'est pas la seule forme de sujétion existante. Marx a rencontré
successivement plusieurs formes de sujétion et d'oppression : la division entre
travail manuel et intellectuel, la machine d'Etat moderne, le marché,
l'extorsion de la plus-value sur le lieu de travail. Il en existe d'autres,
ainsi le rapport de sexe dont Engels s'est plus occupé que Marx. Je ne veux pas
dire que la liste est infinie, mais la question est de savoir si toutes ces
formes de domination doivent être rattachées à un seul et même grand mécanisme.
Par exemple, le fétichisme qui pourrait apparaître le plus englobant chez Marx
car, en même temps, il est le plus abstrait, le plus théorique. Pour ma part,
je pense que les analyses de Marx sont précieuses à condition non de les
rassembler dans un mécanisme unique, mais plutôt d'essayer de déployer leur
virtualité différentielle.
Jean-Marie Vincent
En ce qui me concerne, j'ai tendance à penser qu'il
existe une surdétermination par la valeur que Sohn-Rethel a appelée la synthèse
sociale, comme je l'ai dit plus haut. À ce propos, puisqu'il a été question du
despotisme d'usine, je voudrais souligner que c'est une réalité que ce n'est
pas la seule structure porteuse de l'entreprise : il existe également le marché
du travail, le contrat travail, la captation de la subjectivité des individus
que l'on voit bien à travers l'appel à la performance, les rétributions de
différents ordres, etc.
Dans cette synthèse sociale, qui n'est évidemment jamais
parfaite, il y a un phénomène très particulier qui me frappe et que l'on
pourrait appeler l'archéologie synchronique dans le mécanisme du capital. Je
veux dire par-là que le capital a ramassé dans son mécanisme apparemment unique
une série d'éléments hérités des sociétés antérieures, tout en les mêlant avec
les rapports actuels et en les transformant afin de tenter de les rendre
compatibles avec le fonctionnement d'ensemble du système. Ainsi pour la famille
: il a pris certains éléments du patriarcat en introduisant la séparation
public/privé. On pourrait faire des constats analogues pour les relations de
voisinage, les formes d'habitat, etc. Mais, en même temps qu'il transforme
l'ancien et le met dans le nouveau, le capital déstabilise sans cesse les
équilibres et crée des décalages entre ses propres impératifs et des formes de
socialité et de temporalité qui ne s'accordent pas à l'éternel retour de la
marchandise.
Plus généralement, je crois que le mécanisme unique connaît
beaucoup de défaillances, que la synthèse sociale capitaliste n'est jamais
totalement satisfaisante pour le capital, qu'elle est toujours en déséquilibre,
ce qui, à mon sens, donne la possibilité de transformer la société. En
revanche, je ne pense pas qu'il faille faire de la révolte et du simple malaise
les leviers fondamentaux. Ils sont certes importants, mais ce qui rend les
transformations possibles est l'existence de ces déséquilibres, y compris dans
la socialisation des individus. Foucault avait bien vu cet aspect dans ses
derniers textes en parlant de processus de subjectivation afin de rendre compte
de la façon dont la socialisation capitaliste produit des espaces de libération
et des individus qui ne s'alignent jamais complètement sur les dispositifs
disciplinaires ou de contrôle de la société actuelle. 1. agrégation des
individus au rapport social est en fait une agrégation qui se fait avec
beaucoup de déviations, de dérives et de difficultés.
Critique communiste
Quelques
mots pour conclure cette discussion ?
Jean-Marie Vincent
II ne peut y avoir que des conclusions provisoires. En
donnant une première théorisation du fétichisme, Marx a ouvert un chantier
qu'on n'a pas fini d'explorer dans ses différentes dimensions. Il me semble
intéressant de s'arrêter un peu sur ce que la conceptualisation du fétichisme
apporte à la compréhension de la subjectivité sous ses formes actuelles. Marx
montre très bien que l'individu n'est pas maître de sa subjectivité alors même
qu'il croit la posséder comme il possède des marchandises ou des biens.
L'individu, apparemment maître de lui-même, est un individu qui se soumeau
règne de la marchandise et croit trouver du sens dans l'activité de
valorisation et dans l'évaluation-appréciation de ses semblables et de lui-même
selon la logique de la valeur. Il entretient avec lui-même et avec le monde des
relations utilitaires qui trouvent leur point culminant dans l'enchantement de
la marchandise, dans une esthétique et une éthique de la marchandise. Ilse
laisse interpeller en subjectivité marchande, c'est-à-dire fait de la
valorisation un principe de totalisation de sa vie, II doit pour cela nier une
partie de son affectivité et dr ses pulsions, minimiser ses propres souffrances
en essayant de les endormir et essayer l'impossible, neutraliser son propre
inconscient, c'est-à-dire lui-même comme sujet de l'inconscient. Il est en
conséquence un individu double, partagé, doté d'une conscience qui produit
surtout de la négation et de l'oubli et d'un inconscient confronté à des
dispositifs intérieurs de refoulement. La subjectivité est duplicité, oppression et mutilation d'un côté,
protestation sourde, transgression, non-coïncidence d'un autre côté. C'est
pourquoi l'individu se tourne contre lui-même avec rage (surtout l'individu
masculin, le plus intégré au règne de la marchandise) et il est sans doute
tenté de faire payer aux autres ce qu'il doit endurer lui-même.
Comme l'a
fait remarquer un membre de l'école de Francfort, Léo Lôwenthal, la société
capitaliste fait de la psychanalyse à rebours, elle joue sur la relation
négative entre conscient et inconscient pour produire de la régression
collective (racisme, sexisme, soumission et agressivité). Mais il est
permis de penser que la division des individus avec eux-mêmes peut aussi
conduire à une mise en question de la totalisation sous l'égide de la valeur et
à une mise en question des sentiments-marchandises et des connaissances. La
théorie du fétichisme nous oriente dans cette direction.
Etienne Balibar
Que dire pour conclure ? Je crains que le lecteur ne trouve
toute cette discussion un peu « théorique », au mauvais sens du terme,
c'est-à-dire un peu abstraite... Pour ma part, cependant, je crois qu'on peut
la rattacher à des questions politiques qui concernent le caractère de classe
des « représentations » et des images du monde dans notre société.
Cela concerne le travail, l'usine, l'économie, l'argent, mais aussi la famille,
la communauté nationale, le racisme... Au fond, la distinction entre les deux
notions d'idéologie et de fétichisme, sur laquelle j'ai voulu attirer
l'attention dans mon petit livre sur Marx, recoupe directement la question de
savoir en quel sens on peut dire que les représentations et les formes de « conscience »
ont ou non un caractère de classe. J'ai la conviction que les différences de
classe sont une réalité incontournable de nos sociétés, même si les formes
concrètes de la « condition de classe » et de la « conscience de
classe » ne cessent d'évoluer.
La difficulté se concentre dans l'interprétation de la
notion d'idéologie dominante, dont le rapport est manifeste avec ce que nous
avons appelé pendant la discussion la « subsomption réelle ». Or, il me semble
assez évident que Marx a toujours rattaché l'usage du concept d'idéologie à
l'idée d'un système de notions exprimant le point de vue et les intérêts d'une
classe dominante, qu'il s'agisse d'aristocratie ou de bourgeoisie capitaliste.
C'est pourquoi, du privilège accordé à la notion d'idéologie, découle assez
naturellement l'idée de lutte idéologique, dont on peut voir les derniers
développements dans les « appareils idéologiques d'Etat » d'Althusser. Au
contraire, la notion de fétichisme évoque, comme nous l'avons dit, une
structure de « constitution du monde » et de ses objets ou sujets (les
personnes morales et juridiques, l'homo (economicus ou l'individu
« individualiste » et « utilitariste ») qui, dans son principe, vaut
pour tout le monde, bourgeois comme prolétaires.
Si l'on veut parler ici d'aliénation, il faut dire que tous
sont aliénés, par-delà les différences de classes, même si cela n'a pas les
mêmes conséquences dans la vie quotidienne. Je suis sûr que c'est là, pour une
part, la raison de la méfiance extrême d'Althusser et d'autres marxistes «
léninistes », c'est-à-dire attachés à un usage extensif de la catégorie
d'antagonisme, envers la notion de « fétichisme -. Et l'on pourrait observer
que le fétichisme redevient d'autant plus intéressant que la pensée critique se
reporte vers des aspects « universels « société du spectacle ».
Maintenant,
on peut se demander si cette antithèse est insurmontable. L'enjeu en est
justement de donner une formulation théorique à l'idée de lutte et de
résistance, de « mouvement de libération » dans la domination idéologique
elle-même. Il est clair que Marx, pour sa part, croyait de façon très
hégélienne que ce serait l'effondrement du capitalisme, forme achevée de la
société marchande, qui entraînerait par là même la dissolution de la structure
de fétichisation des rapports entre « personnes » et « choses ». Nous
avons pris conscience du fait que les choses sont moins simples, et cela va de
pair avec notre renoncement à toutes les formes de représentation de la
« fin de l'histoire ». La question d'une « différentielle de
lutte » qui soit en même temps une « différentielle de
vérité » dans la pratique sociale elle-même n'en est que plus décisive.
Depuis pas mal de temps, je tourne à cet égard autour de l'idée de l'expression
de la « pensée des dominés » ou « pensée des masses » au sein de
l'idéologie dominante, comme un moment conflictuel indispensable à sa
constitution, on pourrait dire aussi d'une façon plus benjaminienne le «
discours des vaincus », mais je ne suis pas sûr que ce pathos puisse être
généralisé. Ceci est évidemment une autre histoire, qui nous entraînerait
au-delà du texte de Marx...
Propos recueillis par Antoine
Artous
* Paru dans la revue Critique
communiste, n° 140, hiver 1994-1995.
[1] Antoine Artous, « Marx, la théorie
du fétichisme et sa postérité », in Critique communiste n° 135.
Entretiens avec Jean-Marie Vincent, « Libérer lu production mais aussi se
libérer de la production », in Critique communiste n° 136 ;
« Fétichisme et critique de la modernité », in Critique
communiste n° 138 (1995).