12/9/13

Débat sur le fétichisme de la marchandise: Jean-Marie Vincent & Etienne Balibar | Approche marxiste

La formule par laquelle Marx, dans le Capital, définit le fétichisme de la marchandise est souvent citée : « Un rapport social déterminé des hommes eux-mêmes (...) prend pour eux la forme fantasmagorique d'un rapport entre choses. » Je propose de prendre comme point de départ de votre discussion l'approche que propose Etienne Balibar dans son dernier livre, ta Philosophie de Marx. Tout d'abord la socialisation du travail par la forme valeur n'est pas seulement un phénomène économique mais, au travers du mécanisme du fétichisme, « une constitution du monde : le monde social, structuré par les rapports d'échange ». Ce qui veut dire que le fétichisme n'est pas «  un phénomène subjectif, une perception fausse de la réalité -, mais renvoie à une forme d'objectivité sociale historiquement donnée. Ensuite, cette objectivité ne « ne procède de l'activité d'aucun sujet, en tout cas qui soit pensable sur le modèle de la conscience (…)-,mais d'un non sujet «, la société, « qui produit des représentations sociales d'objets en même temps qu'il produit des objets représentables ». Enfin, cette « constitution du monde » par les rapports marchands produit également - des formes de subjectivité (...) comme partie (et contrepartie) du monde social de l'objectivité ».

Etienne Balibar
Lorsque j'ai écrit ces passages sur le fétichisme de la marchandise, il m'a fallu trouver un compromis entre deux exigences impossibles à dissocier totalement l'une de l'autre. D'une part essayer de présenter aux lecteurs les grandes lignes de la théorie de Marx et, d'autre part, esquisser une interprétation personnelle soulignant ce que j'ai toujours pensé : la grande force, la richesse du texte de Marx qui travaille toute la philosophie contemporaine et, en même temps, les éléments qui en font un texte très équivoque, voire aporétique. Ce constat permet de comprendre pourquoi cette théorie a donné lieu non pas à un seul type de développement, mais à un foisonnement d'interprétations parfois très divergentes les unes des autres.

Je commencerai par la question des formes de subjectivité comme partie et contre partie du monde social de l'objectivité. Avec le fétichisme, Marx esquisse l'analyse d'une structure de production du sujet que, pour des raisons tout à la fois conjoncturelles et liées à son projet critique, il a présenté comme caractéristique du capitalisme mais qui, probablement, n'est pas liée à l'existence de ce dernier. Je crois en tout cas que nous avons avantage à essayer de dissocier analytiquement cette structure d'hypothèses historicistes sur le développement du capitalisme et sa domination sur la société moderne. On touche ici à l'interprétation du Capital et des œuvres de la même période : Marx rattache son exposé sur le fétichisme non pas tant au monde de la production capitaliste qu'à celui de la circulation marchande et de la forme valeur présentée comme quelque chose de plus général. En même temps, il est vrai, Marx suggère et pense constamment - en particulier dans le fameux chapitre inédit du Capital - que la généralisation de la forme marchande est un produit du développement du capitalisme. Cela dit, je crois que la structure de production du sujet décrite par le fétichisme n'est pas la seule possible dans ce mode de production.

Cette remarque amène à une autre question que tu abordes en citant Marx lui-même et sa distinction des « hommes » et des « choses ». Il y a là, selon moi, quelque chose de très puissant et, en même temps, un quiproquo, d'autant plus étonnant que le texte de Marx lui-même parle de quiproquo.

La puissance du texte est d'expliquer que cette forme de représentation est produite comme forme double, c'est-à-dire comme constitution de l'individu en sujet et de la chose en objet. Il existe d'un côté des subjectivités libres ou des consciences individuelles qui sont susceptibles de se représenter le monde sur le mode de l'objectivité et, d'autre part, des choses qui sont données dans leur indépendance objective. Marx cherche à comprendre -c'est la raison pour laquelle je parle dans mon livre de « constitution du monde » comment cette situation qui peut nous sembler naturelle, dont nous avons du mal à imaginer qu'elle soit l'effet d'un processus de constitution, est en réalité une construction. Non pas une construction produite par une institution particulière ou issue d'une volonté, mais la construction d'une structure, certes historique, sociale, mais qui se situe au-delà des représentations particulières qu'elle autorise, qui fonctionne par rapport à ces dernières comme un a priori.

Toutefois, si l'on s'en tient aux formulations du texte du livre 1 du Capital, l'équivoque surgit lorsque Marx semble parler uniquement d'une dimension faisant que les rapports personnels ou les rapports sociaux - il emploie les deux formules - comme cristallisées ou matérialisées dans des choses indépendantes des individus. Il a alors tendance à expliquer que le fétichisme signifie la disparition des hommes par rapport aux choses. le recouvrement de la réalité humaine par l'objectivité des choses. C'est une approche marquée par la problématique de l'aliénation, dont il a fait lui-même grand usage dans le passé, par une tradition de critique romantique de la société bourgeoise ou moderne comme société inhumaine.

Cela dit, on peut mettre en rapport le chapitre sur le fétichisme avec celui qui le suit immédiatement et qui traite de la correspondance entre catégories économiques et catégories juridiques. Mon opinion, déjà ancienne, est qu'il faut lire ensemble ces deux chapitres en les éclairant par les développements ultérieurs faits par Pasukanis dans la Théorie générale du droit et le Marxisme, que j'ai toujours considéré comme un livre important. On débouche alors sur une interprétation plus forte du fétichisme consistant à expliquer que n'existe pas seulement un fétichisme des choses mais un fétichisme des personnes.C'est-à-dire qu'il n'y a pas moins de mystification, pour reprendre la formule de Marx, dans la façon dont les individus se perçoivent les uns les autres comme volontés libres contractantes que dans la façon dont ils perçoivent le monde qui les entoure comme constitué d'objets de valeur naturelle. En réalité, ces deux aspects sont corrélatifs, on n'a pas seulement affaire à la production d'une apparence d'objectivité mais à la constitution d'une forme de subjectivité personnelle. L'approche correspond bien à une tendance de la pensée de Marx qui, pour exprimer cette constitution d'une subjectivité, parle alors de « personne ».

Il resterait une dernière question à discuter si nous en avions le temps : se demander d'où viennent - chez Marx et au-delà de Marx - les ressources philosophiques permettant de penser ce genre de constitution. Si Heidegger ou d'autres doivent quelque chose, sans doute via Lukacs, à l'analyse du fétichisme de Marx, c'est parce que ce dernier est profondément inséré dans la grande tradition dans de l'idéalisme allemand kantien et post-kantien dont le problème est justement celui de la constitution du monde à partir de certaines conditions, de certaines structures a priori. Le fait que Marx renvoie à des structures, non de l'esprit humain mais issues de l'histoire et du rapport social lui-même, n'est naturellement pas indifférent pour cette discussion.

Jean-Marie Vincent
Je suis d'accord avec Etienne Balibar pour penser que la théorie du fétichisme pose plus de questions qu'elle ne donne de réponses. On ne peut considérer l'élaboration de Marx comme achevée dans la mesure où il a lancé un certain nombre de thèmes sans toujours expliciter les problèmes qu'il faudrait traiter. Je vais essayer d'en souligner quelques-uns.

Tout d'abord, il faut tout de suite écarter une interprétation du fétichisme en termes de conscience. On n'a pas affaire à une fausse conscience qui se manifesterait dans la fétichisation hallucinée des rapports marchands comme dans la fétichisation d'autres rapports. Ce n'est pas l'immanence de la conscience qui serait leurrée par des représentations illusoires et par des erreurs d'appréciation ou de raisonnement. Dans sa théorie, Marx essaie de nous dire en réalité que, dans la société capitaliste, il existe des formes de l'agir et, corrélativement, des formes de connaissance (la connaissance est un rapport social) qui sont telles qu'une grande partie des relations sociales et des propres présupposés des individus dans leurs relations entre eux et aux rapports sociaux deviennent invisibles. Cette invisibilité concerne une grande partie des structurations sociales et, en particulier, tout ce qu’Adorno appelle la « seconde nature », c'est-à-dire tout ce qui constitue l'ossature de la production sociale et les relations qui s'établissent avec l'objectivité et avec la nature. Il existe une occultation socialement produite du rapport des hommes à leur propre nature ; étant entendu qu'il ne faut pas comprendre nature au sens d'un invariant, mais de ce qu'elle est devenue dans et à travers la société. Le fétichisme est une théorisation sur la production d'une incapacité sociale à voir, et comprend notamment ce qu'Adorno dans sa correspondance avec Benjamin appelle la réification comme oubli socialement déterminé. Les rapports des hommes à leur propre subjectivité et à l'objectivité sont des rapports aveugles ou aveuglants.

Il faudrait beaucoup discuter sur cette notion d'aveuglement afin de montrer qu'elle est relative, que l'aveuglement c'est à la fois voir et ne pas voir. Il ne s'agit pas d'expliquer qu'existé un déterminisme définitif, total, d'enfermement des hommes dans les rapports sociaux, mais de souligner que cet aveuglement, cet enfermement ne peuvent être combattus par le simple appel à la conscience. Le fétichisme parle tout à la fois d'une objectivité socialement constituée qui est quant au fond enfouissement, dénégation d'une série d'autres relations (tout ce qui n'est pas soumission a u capital), comme d'une subjectivité, qui est à la fois la recherche permanente de l'affirmation subjective et de la maîtrise, mais également négation d es conditions réelles de production e-t des présuppositions de la subjectivité, de ses déterminations.

Marx a tenté de rendre compte de cette situation au moyen de sa théorie de la forme valeur, de la valorisation et du travail abstrait, qui sont des formes de vie et des formes d'organisation par-dessus la tête des hommes et donc déterminant essentiels de l'agir et de la connaissance. On ne peut faire face à un tel enchevêtrement de relations que par un agir collectif, allant à l'encontre de la reproduction des rapports sociaux et non par un simple appel à une conscience adéquate, à un travail réflexif primaire qui permettrait, par la prise de conscience , voire la simple révolte, de trouver dans la spontanéité de l'action l'agir adéquat. Pour faire face à ce inonde ainsi constitué, il faut produire la théorie de cet aveuglement mais également peser sur des éléments de déséquilibre présents dans la reproduction sociale afin d'aller à l'encontre de la reproduction fétichisée des rapports sociaux, qui se joue principalement dans les rapports entre objectivité et subjectivité.

Etienne Balibar
Dans ce que tu dis, il y a une chose avec laquelle je suis profondément d'accord - je serais même tenté de dire à propos de laquelle, avec le temps, je t'ai rejoint -mais également quelque chose qui continue à m'embarrasser, à faire problème pour moi. Ce qui me paraît incontestable, c'est ce que tu dis de la conscience et de la fausse conscience. L'affirmation est d'autant plus importante que la très grande majorité de la tradition marxiste ayant pris appui sur le texte de Marx a trouvé dan.s l'exposé sur le fétichisme un point d'ancrage pour se réconcilier avec un c problématique de la conscience. En revanche continue à me poser problème cette question du visible et de l'invisible.

Critique communiste
Avant de passer à ce second point, pourrais-tu expliciter ce que tu appelles cette réconciliation avec une problématique de la conscience ? En effet, Jean-Marie Vincent et toi avez développé des approches de Marx sensiblement différentes. Il me semble toutefois important de souligner que, lors de débats passés, vous avez tous deux récusés certaines lectures de ces textes de la période du Capital, celles qui précisément, à travers la reprise de la thématique de l'aliénation, s'appuyaient sur la problématique classique de la conscience et du sujet.

Etienne Balibar
Au risque de schématiser, je dirai que la description, on peut même parler de phénoménologie - je reviendrai sur ce point -, faite par Marx dans son texte sur le fétichisme s'est trouvée reprise dans une problématique de l'aliénation de la conscience et de la conscience de libération que, d'ailleurs, je ne considère pas comme ridicule : elle a une grande tradition philosophique derrière elle. Il faut distinguer deux aspects dans l'approche.

D'un côté, à l'une des extrémités, le rapport de la subjectivité à la marchandise ou, tout simplement, la description du monde des marchandises proposée par Marx, sont complétées par une description de la conscience malheureuse, exilée d'elle-même, voire, à la limite, de la conscience dissociée, c'est-à-dire de cette forme tendancielle de pathologie du rapport à soi que l'on tente de mettre en relation avec la généralisation de la forme marchandise et l'existence du capitalisme. Mais l'on peut également, à l'autre extrémité, reprendre la problématique de la conscience, non plus dans le cadre de la conscience individuelle mais de la conscience collective qui de fait, en germe, contient une certaine représentation du sujet de l'histoire. Cette notion de sujet de l'histoire a été créée par Lukacs, mais, ce faisant, il a retrouvé chez ses prédécesseurs - Marx et, au-delà, Hegel- tous les éléments dont il avait besoin pour produire cette théorie. Lukacs a réinvesti le fétichisme dans le cadre d'une problématique de la conscience collective, prolétarienne, en tant que marche de l'humanité vers sa propre vérité, sa propre transparence; non pas, naturellement, par la seule spéculation, mais dans l'action.

Marx explique que l'illusion n'est pas purement et simplement le produit d'une erreur de jugement, qu'il s'agit d'une illusion collective, inscrite dans la forme même des rapports sociaux, c'est une illusion qu'on ne peut supprimer qu'en transformant la structure elle-même. Avec la problématique de la conscience collective dont je parle, tout se passe comme s'il suffisait pour que l'illusion fétichiste tombe d'elle-même que le collectif social, le transindividuel, l'individu en relation de coopération (je serais tenté de dire de co-réflexion) avec les autres soient capables de percevoir et de penser la division du travail, de distribuer le travail social dans les branches de production, etc. La condition pour que soit instaurée cette transparence réside alors dans la rencontre de l'agir révolutionnaire et de la connaissance de l'histoire portée par le sujet prolétariat, ou, si l'on préfère, dans l'existence d'une théorie d'un mode de production social et du soulèvement révolutionnaire du prolétariat.

C'est de cette façon que le fétichisme s'est inséré entre deux problématiques de la conscience : d'un côté la conscience aliénée, malheureuse ; de l'autre une thématique de la conscience collective qui se libère et fait un avec l'action du prolétariat. Je crois que l'intérêt de l'approche de Jean-Marie Vincent est d'éviter ce double écueil.

Critique communiste
Revenons à la question qui, disais-tu, te posait encore problème suite à l'intervention de Jean-Marie Vincent : cette référence au visible et à l'invisible.

Etienne Balibar
Je dois dire que la façon dont en a parlé Jean-Marie Vincent a un peu coupé l'herbe sous le pied de ma critique. Je me demande toutefois si on ne revient pas assez près de la thématique de l'illusion en parlant de dissociation du rapport des hommes à leur propre nature (entendu comme nature historique), d'une certaine incapacité de voir et donc de maîtriser la structure dont ils sont eux-mêmes porteurs, etc. Pour ma part, j'aurais tendance à présenter les choses dans un ordre presque inverse afin de souligner ce qu'il y a d'extraordinaire dans l'analyse du fétichisme faite par Marx, qui permet de comprendre qu'elle éveille des échos chez quiconque a pratiqué, même sans la reprendre entièrement, une problématique phénoménologique (au sens large). Je dirais que, ce que Marx a décrit et voulu faire comprendre, ce n'est pas d'abord qu'il y a de l'invisible : il a tenté d'expliquer pourquoi il existe du visible sous la forme dans laquelle nous le voyons ; y compris d'ailleurs en ce qui concerne la perception qu'ont d'eux-mêmes les sujets dans la circulation marchande.

Ce qui me frappe, c'est la façon dont, dès la première ligne du Capital, Marx - dans une phrase simple, sans signaler qu'il utilise un concept majeur de la tradition philosophique - a repris le concept de phénomène. Il écrit : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste erscheint [Joseph Roy a traduit par s'annonce, on peut dire également apparaît, se présente] comme une immense accumulation de marchandises. » Cet erscheint est évidemmentl'erscbeinung de la philosophie allemande, c'est-à-dire le phénomène : ce monde dans lequel nous vivons, qui est une seconde nature, est le monde de ce qui est toujours déjà virtuellement marchandise. Ce qui me semble très puissant chez Marx, c'est ce court-circuit entre la thématique de l'illusion, de l'apparence, et celle du phénomène ainsi compris. D'un côté existent l'apparaître des choses, telles qu'elles sont pour la perception et l'expérience vécue, et, de l'autre, la mystification, l'illusion. Mais il ne s'agit pas de la démarcation rationaliste classique entre le domaine de la perception vraie et celui de l'erreur : c'est une façon de dire que les deux processus n'en font qu'un.

Jean-Marie Vincent a d'ailleurs bien dit qu'il n'existe pas du visible sans invisible et de l'invisible sans visible. Il me semble toutefois philosophiquement important de ne pas prendre comme point de départ l'idée qui- le fétichisme est une structure qui masque la réalité, mais l'idée inverse : c'est une structure de présentation du monde qui, pour les personnes, les sujets, comporte sa part inévitable d'aveuglement. J'insiste sur cette approche car, dans la présentation que fait la tradition marxiste du fétichisme, il est très difficile de se débarrasser de l'idée selon laquelle percer à jour le fétichisme va permettre de déboucher sur une possibilité de maîtrise du monde tel qu'il est en lui-même, sans point aveugle.
Je pense que le fétichisme est un mode de constitution de l'objectivité et de la subjectivité, mais je crois qu'il n'est pas le seul dans la société bourgeoise, il en existe d'autres ; ainsi, les analyses de Foucault nous ont beaucoup servi à cet égard, des structures de constitution du sujet liées à des formes d'institution du pouvoir. Marx s'en est peu occupé, mais il s'agit d'un mode de constitution de la subjectivité qui ne recouvre pas celui du fétichisme. On peut discuter de ces questions ; toutefois, je mets fortement en question non pas l'idée qu'existent du jeu, des espaces critiques - nous ne sommes pas pris dans un mécanisme de fer ne laissant aucune alternative -, mais l'idée selon laquelle il y pourrait exister une libération absolue par rapport à la contrainte du visible et de l'invisible. Je crois en une espèce de finitude, Jean-Marie Vincent a d'ailleurs repris ce terme dans Critique du travail ; je pense nécessaire de lire le texte de Marx sur le fétichisme dans une problématique de la finitude.

Jean-Marie Vincent
II me paraît acquis que Marx n'a pas voulu, à partir du fétichisme, faire une théorie de l'illusion, quelque chose qui renverrait à un égarement dans la vision, à de simples égarements passagers dans la perception du monde. S'il fallait trouver une formule, on pourrait employer la notion de synthèse sociale développée par Sohn-Rethel. La théorie du fétichisme est chez Marx une sorte de théorisation de la synthèse sociale entre les hommes, leur environnement et leurs activités : avec le fétichisme se mettent en place à la fois des relations sociales et des structures de représentation grâce à quoi la réalité capitaliste apparaît comme « naturelle -, comme deviennent « naturels » la forme valeur, le travail abstrait et les relations marchandes, plus précisément les relations marchandes capitalistes, et pas seulement marchandes simples. Il me paraît alors important d'analyser les types d'effets que cette synthèse sociale unilatérale (qui ignore un certain nombre de réalités) produit, le type d'effet que ces structures de représentation produisent sur les individus, le type de subjectivité qui se met en place. Entendons-nous, à la fois comme conscience et comme inconscient.

Il me semble en effet que la |a problématique du conscient et de l’inconscient a une présence malgré son absence apparente dans la théorie de Marx. Certes, il n'avait pas les instruments pour formuler ce type île question, il est venu avant Freud et la psychanalyse, l'inconscient qui pouvait être présent ne pouvait être qu'une sorte d'inconscient perçu...

Etienne Balibar
Perçu comme défaut de connaissance, comme manque. Ainsi, la célèbre phrase sur l'anarchie de la production dans l'économie marchande qui dit à peu près qu'une loi économique naturelle est une loi dont la domination est fondée sur l'inconscience de ceux qui la subissent.

Jean-Marie Vincent
C'est cela. Mais il faut aussi ajouter qu'on ne rencontre pas chez Marx ce qu'on peut trouver chez de nombreux auteurs qui se sont réclamés du marxisme : l'idée que le fétichisme est perte de soi. Je ne dis pas qu'il'existe pas des tendances allant dans ce sens mais, sur le fond, Marx ne développe pas l'idée selon laquelle il existerait d'abord un individu bien constitué qui se perdrait ensuite.

Etienne Balibar
C'est ce que tu as souligné dans le précédent entretien de Critique communiste sur le fétichisme, et que j'ai trouvé très important.

Jean-Marie Vincent
Si l'on est d'accord avec ce constat, je voudrais, à ce niveau de la discussion, introduire la catégorie de subsomption réelle que Marx emploie dans le Capital et que l'on peut essayer d'élargir pour comprendre l'ensemble des obstacles qui limitent l'agir des hommes, leur production symbolique et leur imaginaire. La théorie du fétichisme serait incomplète si on ne faisait pas référence à la subsomption réelle, à la façon dont, au niveau de l'économie mais également de l'Etat, de la culture, se constituent des rapports structurés par-dessus la tête ou le vouloir des individus qui enferment dans des limites très étroites les échanges sociaux. Certes, ces échanges apparaissent comme multipliés par rapport à ce que Marx, dans le 18 Brumaire, appelle « l'idiotisme de la vie paysanne », c'est-à-dire la situation d'individus qui ont peu de contacts. Aujourd'hui, les individus ont des contacts multiples, mais ce sont des contacts d'un certain type qui, la plupart du temps, passent par des relations marchandes et non par les relations multilatérales qu'évoqué Marx dans les Grundrisse.

Critique communiste
Tu faisais déjà référence à la subsomption réelle dans le dernier entretien avec Critique communiste. Peux-tu expliciter ? Car il s'agit d'une notion que Marx emploie à propos de l'analyse du procès immédiat de production capitaliste. Schématiquement dit, il distingue un procès dans lequel le capital ne s'est pas encore directement emparé du procès de travail (la subsomption formelle), qui repose encore sur les anciennes formes de production, d'avec le procès où le capital domine complètement les conditions de production (subsomption réelle), dans lequel la soumission du travailleur au capital s'impose également à l'intérieur du procès de travail.

Jean-Marie Vincent
C'est une catégorie que je voudrais essayer d'élargir. Dans le Capital, lorsque Marx traite du machinisme et de la grande industrie, donc du passage à la subsomption réelle, il emploie une notion très importante, celle de captation des puissances intellectuelles et sociales de la production par le capital. A mon sens il existe également des phénomènes de captation de la consommation des marchandises, qu'il faudrait d'ailleurs analyser dans leurs liaisons avec les phénomènes de pouvoir et avec les phénomènes de l'agir focalisés les uns et les autres sur la valorisation. En effet, la consommation n'est pas seulement une consommation passive, hors de la production, c'est aussi un positionnement, une certaine orientation de l'agir, y compris au niveau de l'affectivité, des loisirs, de l'expressivité même. L'agencement des pouvoirs par ailleurs participe à la reproduction des rapports sociaux en proscrivant certaines orientations et la production de certaines connaissances. C'est tout cela que j'appelle subsomption réelle.

Critique communiste
II faudrait sans doute préciser, car les formes de domination que Marx décrit à propos de cette subsomption réelle renvoient à ce qu'il désigne comme le despotisme d'usine ; il a alors des formules très proches de celles employées par Foucault lorsque ce dernier décrit la mise en place de formes d'assujettissement liées à ce qu'il appelle les disciplines. Reste que, pour Marx, il s'agit d'un niveau particulier de la réalité sociale produisant des formes de domination différentes de celles générées par le fétichisme de la marchandise et la constitution du sujet, disons, politico-juridique moderne.

Etienne Balibar
Justement, je voudrais préciser. Je comprends cette question comme celles des structures totalitaires. C'est à ce niveau qu'existé une analogie entre le fétichisme et la subsomption réelle. Le chapitre inédit du Capital présente l'intérêt de rapprocher les deux thématiques, même si cela est fait dans un langage très spéculatif.

Le totalitarisme de la forme marchande existe lorsque les individus sont pris dans la structure objective de l'échange, à partir du moment où non seulement les objets auxquels les individus ont affaire sont des marchandises, mais où leur propre force de travail est devenue marchandise. On ne peut plus se poser le problème du rapport aux formes de représentation du monde comme un problème de domination extérieure, la domination est toujours déjà là, de l'intérieur même de la production des subjectivités. Le fétichisme tel que Marx le décrit ne renvoie pas à une imposition par une instance de pouvoir. Reste à savoir si c'est la seule forme de production de subjectivité existante. Ainsi Foucault, à juste titre, a remis d'actualité l'ensemble des modes d'assujettissement.
Quant à la subsomption réelle, elle a effectivement à voir avec le despotisme d'usine. Mais, pour traiter de cette catégorie, j'aurais tendance à prendre les choses de la même façon que Jean-Marie Vincent, à l'envers. Je suis très sensible au fait que Marx parle de subsomption réelle afin d'expliquer qu'à un certain moment, il n'est plus nécessaire - c'est du moins ce qu'il dit -d'employer des moyens coercitifs pour soumettre le travailleur au despotisme d'usine. En effet, le travailleur est alors toujours déjà pris - la technologie et les puissances intellectuelles jouant un rôle décisif- dans un double moulinet, pour reprendre une formule de Marx. Au fond, il n'a pas d'échappatoire car, d'une part, la structure productive qui l'attend est une structure dans laquelle sa force de travail ne peut s'insérer qu'à condition d'être une force parcellaire, et, d'autre part, la formation du travailleur lui-même, la reproduction de la force de travail, conditionne les individus eux-mêmes à disposer de leur propre force intellectuelle, physique, uniquement dans une structure de ce type. Sur ce dernier aspect, il est possible de compléter la description de Marx par une bonne partie de la sociologie du XXe siècle, la sociologie de la reproduction.

Beaucoup de nos contemporains les plus pessimistes et les plus postmodernes pensent que parler ainsi de la subsomption réelle revient à admettre l'idée que la structure est une structure de domination absolue. Pour ma part, je crois que Marx a eu raison au contraire de décrire sans cesse dans le Capital l'existence d'un conflit inextinguible entre deux formes de socialisation. En effet, la subsomption réelle est une tendance inhérente au capitalisme, mais ce dernier ne peut la réaliser complètement. On retrouve ici la thématique du despotisme d'usine.

Marx a toujours affirmé qu'il n'y aurait jamais de structure productive capitaliste qui puisse faire l'économie de formes de coercition non-capitalistes. Il faut toujours encore de la contrainte et de la violence, et donc il y a toujours de la révolte, de la résistance ; il faut que le capitalisme passe des compromis avec des formes de collectivité et de socialités ouvrières ou sociales sans lesquelles le système ne pourrait pas fonctionner. Marx montre une tendance du capitalisme à remplacer la discipline extérieure par le conditionnement interne de la force de travail et le caractère contradictoire du processus ainsi engagé.

Jean-Marie Vincent
On peut dire la chose de la façon suivante : il n'est pas possible de faire entrer complètement le travailleur dans le capital. Au fond, ce que postule le rapport capitaliste est une espèce de plasticité absolue des hommes qui permettrait sans cesse de les transformer en support, en rouage complètement subsumé au fonctionnement du capital.

Etienne Balibar
Je voudrais revenir sur ma remarque consistant à dire que le fétichisme n'est pas la seule forme de sujétion existante. Marx a rencontré successivement plusieurs formes de sujétion et d'oppression : la division entre travail manuel et intellectuel, la machine d'Etat moderne, le marché, l'extorsion de la plus-value sur le lieu de travail. Il en existe d'autres, ainsi le rapport de sexe dont Engels s'est plus occupé que Marx. Je ne veux pas dire que la liste est infinie, mais la question est de savoir si toutes ces formes de domination doivent être rattachées à un seul et même grand mécanisme. Par exemple, le fétichisme qui pourrait apparaître le plus englobant chez Marx car, en même temps, il est le plus abstrait, le plus théorique. Pour ma part, je pense que les analyses de Marx sont précieuses à condition non de les rassembler dans un mécanisme unique, mais plutôt d'essayer de déployer leur virtualité différentielle.

Jean-Marie Vincent
En ce qui me concerne, j'ai tendance à penser qu'il existe une surdétermination par la valeur que Sohn-Rethel a appelée la synthèse sociale, comme je l'ai dit plus haut. À ce propos, puisqu'il a été question du despotisme d'usine, je voudrais souligner que c'est une réalité que ce n'est pas la seule structure porteuse de l'entreprise : il existe également le marché du travail, le contrat travail, la captation de la subjectivité des individus que l'on voit bien à travers l'appel à la performance, les rétributions de différents ordres, etc.

Dans cette synthèse sociale, qui n'est évidemment jamais parfaite, il y a un phénomène très particulier qui me frappe et que l'on pourrait appeler l'archéologie synchronique dans le mécanisme du capital. Je veux dire par-là que le capital a ramassé dans son mécanisme apparemment unique une série d'éléments hérités des sociétés antérieures, tout en les mêlant avec les rapports actuels et en les transformant afin de tenter de les rendre compatibles avec le fonctionnement d'ensemble du système. Ainsi pour la famille : il a pris certains éléments du patriarcat en introduisant la séparation public/privé. On pourrait faire des constats analogues pour les relations de voisinage, les formes d'habitat, etc. Mais, en même temps qu'il transforme l'ancien et le met dans le nouveau, le capital déstabilise sans cesse les équilibres et crée des décalages entre ses propres impératifs et des formes de socialité et de temporalité qui ne s'accordent pas à l'éternel retour de la marchandise.

Plus généralement, je crois que le mécanisme unique connaît beaucoup de défaillances, que la synthèse sociale capitaliste n'est jamais totalement satisfaisante pour le capital, qu'elle est toujours en déséquilibre, ce qui, à mon sens, donne la possibilité de transformer la société. En revanche, je ne pense pas qu'il faille faire de la révolte et du simple malaise les leviers fondamentaux. Ils sont certes importants, mais ce qui rend les transformations possibles est l'existence de ces déséquilibres, y compris dans la socialisation des individus. Foucault avait bien vu cet aspect dans ses derniers textes en parlant de processus de subjectivation afin de rendre compte de la façon dont la socialisation capitaliste produit des espaces de libération et des individus qui ne s'alignent jamais complètement sur les dispositifs disciplinaires ou de contrôle de la société actuelle. 1. agrégation des individus au rapport social est en fait une agrégation qui se fait avec beaucoup de déviations, de dérives et de difficultés.

Critique communiste
Quelques mots pour conclure cette discussion ?

Jean-Marie Vincent
II ne peut y avoir que des conclusions provisoires. En donnant une première théorisation du fétichisme, Marx a ouvert un chantier qu'on n'a pas fini d'explorer dans ses différentes dimensions. Il me semble intéressant de s'arrêter un peu sur ce que la conceptualisation du fétichisme apporte à la compréhension de la subjectivité sous ses formes actuelles. Marx montre très bien que l'individu n'est pas maître de sa subjectivité alors même qu'il croit la posséder comme il possède des marchandises ou des biens. L'individu, apparemment maître de lui-même, est un individu qui se soumeau règne de la marchandise et croit trouver du sens dans l'activité de valorisation et dans l'évaluation-appréciation de ses semblables et de lui-même selon la logique de la valeur. Il entretient avec lui-même et avec le monde des relations utilitaires qui trouvent leur point culminant dans l'enchantement de la marchandise, dans une esthétique et une éthique de la marchandise. Ilse laisse interpeller en subjectivité marchande, c'est-à-dire fait de la valorisation un principe de totalisation de sa vie, II doit pour cela nier une partie de son affectivité et dr ses pulsions, minimiser ses propres souffrances en essayant de les endormir et essayer l'impossible, neutraliser son propre inconscient, c'est-à-dire lui-même comme sujet de l'inconscient. Il est en conséquence un individu double, partagé, doté d'une conscience qui produit surtout de la négation et de l'oubli et d'un inconscient confronté à des dispositifs intérieurs de refoulement. La subjectivité est duplicité, oppression et mutilation d'un côté, protestation sourde, transgression, non-coïncidence d'un autre côté. C'est pourquoi l'individu se tourne contre lui-même avec rage (surtout l'individu masculin, le plus intégré au règne de la marchandise) et il est sans doute tenté de faire payer aux autres ce qu'il doit endurer lui-même.
Comme l'a fait remarquer un membre de l'école de Francfort, Léo Lôwenthal, la société capitaliste fait de la psychanalyse à rebours, elle joue sur la relation négative entre conscient et inconscient pour produire de la régression collective (racisme, sexisme, soumission et agressivité). Mais il est permis de penser que la division des individus avec eux-mêmes peut aussi conduire à une mise en question de la totalisation sous l'égide de la valeur et à une mise en question des sentiments-marchandises et des connaissances. La théorie du fétichisme nous oriente dans cette direction.

Etienne Balibar
Que dire pour conclure ? Je crains que le lecteur ne trouve toute cette discussion un peu « théorique », au mauvais sens du terme, c'est-à-dire un peu abstraite... Pour ma part, cependant, je crois qu'on peut la rattacher à des questions politiques qui concernent le caractère de classe des « représentations » et des images du monde dans notre société. Cela concerne le travail, l'usine, l'économie, l'argent, mais aussi la famille, la communauté nationale, le racisme... Au fond, la distinction entre les deux notions d'idéologie et de fétichisme, sur laquelle j'ai voulu attirer l'attention dans mon petit livre sur Marx, recoupe directement la question de savoir en quel sens on peut dire que les représentations et les formes de « conscience » ont ou non un caractère de classe. J'ai la conviction que les différences de classe sont une réalité incontournable de nos sociétés, même si les formes concrètes de la « condition de classe » et de la « conscience de classe » ne cessent d'évoluer.

La difficulté se concentre dans l'interprétation de la notion d'idéologie dominante, dont le rapport est manifeste avec ce que nous avons appelé pendant la discussion la « subsomption réelle ». Or, il me semble assez évident que Marx a toujours rattaché l'usage du concept d'idéologie à l'idée d'un système de notions exprimant le point de vue et les intérêts d'une classe dominante, qu'il s'agisse d'aristocratie ou de bourgeoisie capitaliste. C'est pourquoi, du privilège accordé à la notion d'idéologie, découle assez naturellement l'idée de lutte idéologique, dont on peut voir les derniers développements dans les « appareils idéologiques d'Etat » d'Althusser. Au contraire, la notion de fétichisme évoque, comme nous l'avons dit, une structure de « constitution du monde » et de ses objets ou sujets (les personnes morales et juridiques, l'homo (economicus ou l'individu «  individualiste » et « utilitariste ») qui, dans son principe, vaut pour tout le monde, bourgeois comme prolétaires.

Si l'on veut parler ici d'aliénation, il faut dire que tous sont aliénés, par-delà les différences de classes, même si cela n'a pas les mêmes conséquences dans la vie quotidienne. Je suis sûr que c'est là, pour une part, la raison de la méfiance extrême d'Althusser et d'autres marxistes « léninistes », c'est-à-dire attachés à un usage extensif de la catégorie d'antagonisme, envers la notion de « fétichisme -. Et l'on pourrait observer que le fétichisme redevient d'autant plus intéressant que la pensée critique se reporte vers des aspects « universels « société du spectacle ».

Maintenant, on peut se demander si cette antithèse est insurmontable. L'enjeu en est justement de donner une formulation théorique à l'idée de lutte et de résistance, de « mouvement de libération » dans la domination idéologique elle-même. Il est clair que Marx, pour sa part, croyait de façon très hégélienne que ce serait l'effondrement du capitalisme, forme achevée de la société marchande, qui entraînerait par là même la dissolution de la structure de fétichisation des rapports entre « personnes » et « choses ». Nous avons pris conscience du fait que les choses sont moins simples, et cela va de pair avec notre renoncement à toutes les formes de représentation de la « fin de l'histoire ». La question d'une « différentielle de lutte » qui soit en même temps une « différentielle de vérité » dans la pratique sociale elle-même n'en est que plus décisive. Depuis pas mal de temps, je tourne à cet égard autour de l'idée de l'expression de la « pensée des dominés » ou « pensée des masses » au sein de l'idéologie dominante, comme un moment conflictuel indispensable à sa constitution, on pourrait dire aussi d'une façon plus benjaminienne le « discours des vaincus », mais je ne suis pas sûr que ce pathos puisse être généralisé. Ceci est évidemment une autre histoire, qui nous entraînerait au-delà du texte de Marx...

Propos recueillis par Antoine Artous

Notes

* Paru dans la revue Critique communiste, n° 140, hiver 1994-1995.
[1] Antoine Artous, « Marx, la théorie du fétichisme et sa postérité », in Critique communiste n° 135. Entretiens avec Jean-Marie Vincent, « Libérer lu production mais aussi se libérer de la production », in Critique communiste n° 136 ; « Fétichisme et critique de la modernité », in Critique communiste n° 138 (1995).