1. Le propos de cet exposé, forcément limité, est
d’essayer de faire comprendre comment Marx en est arrivé à reprendre à son
compte le thème de la réalisation de la philosophie, dont il n’est pas à proprement
parler l’inventeur. En effet ce thème a préoccupé la plupart des jeunes
hégéliens, ces jeunes intellectuels allemands à la mouvance desquels Marx a
d’abord appartenu, avant de trouver de bonnes raisons de s’en séparer, et qui,
autour de 1840, se sont sérieusement posé la question de savoir s’il était
encore possible de philosopher après Hegel, et si celui-ci n’aurait pas mis un
point final à l’entreprise de la philosophie.
2. Le premier à
soulever cette interrogation a sans doute été Cieskowski, auteur en 1838 d’un
petit ouvrage, Prolégomènes à
l’historiosophie [1],
ouvrage aujourd’hui tombé largement dans l’oubli, mais qui sur le moment a
considérablement frappé les esprits. Selon Cieskowski, Hegel ne représente pas
un aboutissement, donc un point d’arrêt, mais plutôt le point de départ d’une
nouvelle entreprise de pensée dont il revient à ses successeurs de développer
le contenu. En quoi Hegel peut-il être considéré comme un initiateur ? En
ce qu’il a mis au jour la dimension pratique de la pensée : celle-ci est,
telle qu’il la présente, inséparable de son devenir, du mouvement de sa
production, qui est une auto-réalisation ; en effet, l’Esprit doit tirer
de soi-même tous les éléments qui, réunis, constituent sa conscience de soi,
conscience de soi qui ne lui est pas immédiatement donnée, mais est le résultat
de son effort, effort que, en conséquence, il doit accomplir en pratique, pour
pouvoir en tirer, sur un plan proprement spéculatif, les bénéfices qu’il en
escompte.