10/9/15

Le travail à l’ère du capital fictif

Norbert Trenkle   |   La production sociale dans la société capitaliste a lieu, on le sait, sous la forme d’une production de marchandises. Marx a donc tout à fait raison de voir dans la marchandise la « forme élémentaire » de la richesse capitaliste et de choisir son analyse comme point de départ de sa critique de l’économie politique. La plupart des économistes ne savent absolument pas quoi faire de cette approche théorique. Ils considèrent le fait que les gens établissent leur socialité par l’entremise de la production et de l’échange de marchandises, c’est-à-dire par l’entremise de marchandises entrant en relation entre elles socialement, comme un truisme anthropologique. Pour eux, un être humain n’est jamais rien d’autre qu’un producteur privé en puissance, qui fabrique des choses dans le but de les échanger avec d’autres producteurs privés, tout en gardant continuellement à l’esprit ses propres intérêts particuliers.

La différence entre la production de richesse dans la société capitaliste moderne et dans les communautés traditionnelles devient du même coup une simple différence de degré, censée se limiter au fait que la division sociale du travail est aujourd’hui infiniment plus développée, en raison à la fois du progrès technique et de la judicieuse découverte par les hommes que leur productivité s’accroît à proportion de la spécialisation des tâches.

Ce point de vue est une pure projection visant à légitimer dans leur principe même les rapports capitalistes en les désignant comme transhistoriques. Certes marchandises et argent ont existé aussi dans de nombreuses sociétés précapitalistes, seulement leur importance sociale était tout autre que dans le capitalisme. Comme l’a montré Karl Polanyi, les interactions avec les marchandises et l’argent étaient toujours enchâssées dans d’autres formes de domination et configurations sociales existant à l’époque (rapports de dépendance féodaux, normes traditionnelles, structures patriarcales, systèmes de croyances religieuses etc.). Ce qui est historiquement spécifique à la société capitaliste, ça n’est donc pas l’existence des marchandises et de l’argent en soi, mais plutôt le fait qu’ils représentent la forme universellement acceptée de richesse, tout en jouant simultanément le rôle de médiateur social, ce qui veut dire que c’est par l’entremise des marchandises et de l’argent que les individus établissent le lien avec la richesse qu’ils produisent et avec autrui.
   
Cependant, dès lors que les choses sont produites en tant que marchandises, les activités productives correspondantes revêtent une forme tout à fait spécifique. Elles prennent place dans une sphère spéciale, séparées des diverses autres activités sociales encore accomplies par les êtres humains, et sont assujetties à une logique instrumentale, une rationalité et une discipline temporelle spécifiques. Cette forme commune n’a rien à voir avec le contenu particulier des diverses activités, mais est due uniquement au fait qu’elles sont exécutées aux fins de la production de marchandises. Au sein d’une société structurée de la sorte, il est possible de subsumer toutes ces activités sous un seul et même concept : le travail.
   
Tout comme la marchandise, cette forme d’activité historiquement spécifique qu’est le travail possède un double caractère : elle se divise en un côté concret, qui produit la valeur d’usage, et un côté abstrait, qui produit la valeur. Le travail concret n’a d’intérêt pour le producteur de marchandises que dans la mesure où seule une marchandise présentant une utilité quelconque pour l’acheteur est susceptible d’être vendue. Aux yeux du producteur, la valeur d’usage n’est qu’un moyen en vue d’une fin extrinsèque : réaliser, c’est-à-dire transformer en argent, le travail abstrait représenté dans la marchandise. L’argent est en effet la marchandise universelle ou, comme dit Marx, « le souverain et le Dieu du monde des marchandises », la marchandise qui sert de référence à toutes les autres marchandises. Formulons la chose autrement : l’argent est l’incarnation de la richesse abstraite de la société capitaliste, l’incarnation de la richesse universellement reconnue dans cette société.
   
À cet égard, seul le côté abstrait du travail possède une validité sociale universelle, puisque lui seul entre en tant que valeur (incarnée par de l’argent) dans la circulation sociale et s’y maintient comme tel. Le côté concret du travail, en revanche, s’éteint avec chaque vente, car la valeur d’usage tombe alors hors de la circulation sociale ; son utilisation ne regarde plus que l’acheteur. La richesse matérielle, qui dans les conditions de la production marchande revêt la forme de la valeur d’usage, est donc toujours de l’ordre du particulier.
   
Nous pouvons par conséquent retenir dans un premier temps que non seulement le travail est une forme d’activité grâce à laquelle la richesse capitaliste est produite dans sa forme spécifiquement duale, mais qu’il remplit en outre la fonction essentielle de médiation sociale. Pour être plus précis, c’est le côté abstrait du travail qui remplit cette fonction, tandis que le côté concret lui reste subordonné.

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Cette forme de médiation par le travail a un caractère fondamentalement contradictoire. Car tout en produisant en tant que producteur privé et selon ses intérêts particuliers, chacun est, par le fait même, engagé dans une activité sociale. La nature d’une telle médiation fait qu’elle ne peut pas être consciente, mais adopte nécessairement une forme réifiée et, sous cette forme, domine les hommes. Comme l’écrivait Marx dans ce célèbre passage tiré du chapitre sur le fétichisme de la marchandise :
«Les objets d’usage ne deviennent marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés menés indépendamment les uns des autres. Le complexe de tous les travaux privés forme le travail social global. Étant donné que les producteurs n’entrent en contact social que parce que et à partir du moment où ils échangent les produits de leur travail, les caractères spécifiquement sociaux de leurs travaux privés n’apparaissent eux-mêmes également que dans cet échange. Autrement dit : c’est seulement à travers les relations que l’échange instaure entre les produits du travail et, par leur entremise, entre les producteurs, que les travaux privés deviennent effectivement, en acte, des membres du travail social global. C’est pourquoi les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire, non pas comme des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles » (Le Capital. Livre I, Quadrige/PUF, 1993, pp. 83-84).
L’évocation des producteurs privés ne doit pas être comprise comme visant directement les petites entreprises, les artisans etc., qui fabriquent effectivement différents produits dans le but de les échanger ensuite sur le marché contre d’autres produits. C’est un fait que, dans le capitalisme, la majorité des producteurs de marchandises sont bien évidemment des entreprises, et que la valorisation du capital investi constitue leur unique objectif de production. Les marchandises qu’ils produisent ne sont qu’un tremplin ou un moyen pour atteindre cette fin ; c’est seulement dans l’échange que la valeur des marchandises reçoit sa reconnaissance sociale, sa réalisation. Sous forme d’argent, elle peut alors entrer à nouveau dans le circuit de la valorisation.
   
Cela dit, ces entreprises, ou disons plus généralement : ces capitaux individuels trouvent en face d’eux la grande masse des gens n’ayant rien d’autre à vendre que leur force de travail. Des gens qui sont aussi, bien entendu, des propriétaires de marchandise : chacun d’eux est propriétaire de sa force de travail, qu’il doit vendre en permanence pour vivre. En tant que propriétaires de marchandises, cependant, ils se comportent au plan social exactement comme les producteurs privés : ils poursuivent leurs objectifs particuliers, lesquels consistent à vendre leur propre force de travail le plus cher possible et à s’imposer face à la concurrence des autres vendeurs de force de travail. Seulement, du point de vue du vendeur de force de travail, la médiation par le travail ne présente pas tout à fait le même visage que du point de vue de l’entreprise capitaliste. Bien que, pour le vendeur de force de travail, la vente de sa propre marchandise soit également un simple moyen en vue d’une fin extérieure, cette fin, en revanche, ne consiste pas à faire fructifier une certaine somme d’argent, mais à assurer sa propre subsistance.
   
La médiation sociale par le travail se présente donc différemment selon le point de vue où l’on se place. Alors que pour les capitalistes, elle apparaît directement sous la forme du mouvement autoréférentiel du capital – que Marx a résumé dans la formule bien connue A-M-A’ –, du point de vue d’un vendeur de force de travail, elle apparaît comme un mouvement d’échange de type M-A-M. La marchandise force de travail est un objet d’échange que son propriétaire jette sur le marché afin d’obtenir en retour d’autres marchandises. L’argent n’est ici qu’un moyen pour atteindre cet objectif, alors que dans le premier cas il représente l’objectif même. À première vue, ce second mouvement correspond à ce que Marx décrit comme le simple échange de marchandises. Et pourtant il y a une différence importante. Car même si le vendeur de force de travail individuel n’utilise sa marchandise que pour l’échanger contre des biens de consommation et si aucune augmentation de la valeur initiale n’en résulte, cet acte d’échange fait néanmoins partie intégrante du mouvement d’ensemble de la valorisation du capital, dont le point de départ et le point d’arrivée sont toujours la valeur sous sa forme tangible : l’argent. C’est seulement dans la mesure où se poursuit indéfiniment le bouclage rétroactif de la valeur sur elle-même qu’il peut y avoir accessoirement une demande pour la marchandise force de travail, seule marchandise capable, lorsqu’elle est exploitée, de créer plus de valeur qu’elle n’en a besoin pour sa propre (re)production.

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En même temps, cette différence de positions au sein du mouvement de médiation sociale par le travail constitue le conflit d’intérêts entre fonctionnaires du capital et vendeurs de force de travail. Contrairement à ce que le marxisme traditionnel a toujours prétendu, ce conflit n’a aucun caractère antagoniste au sens d’une incompatibilité fondamentale, puisqu’en fin de compte il reste lié à un procès de médiation sociale partagée. Néanmoins, il a souvent donné lieu à des luttes acharnées ; car au final, du côté des propriétaires de force de travail, toute leur existence dépend des conditions sous lesquelles et du prix auquel ils peuvent vendre leur marchandise, tandis que, de l’autre côté, moins le capital a à payer pour la marchandise force de travail, et plus facilement il peut atteindre la fin en soi de la valorisation.
   
Jusque dans les années 1970, c’est-à-dire jusqu’à la fin du boom fordiste d’après guerre, la trajectoire de ce conflit d’intérêts (et, avec lui, du mouvement de médiation sociale par le travail) fut marquée par une dépendance mutuelle indissoluble : le capital avait besoin de la force de travail pour pouvoir se valoriser, et les vendeurs de force de travail étaient tributaires du bon fonctionnement de la valorisation du capital pour vendre leur marchandise.
   
Avec la fin du boom fordiste d’après guerre et le début de la troisième révolution industrielle, la nature de ce rapport a cependant complètement changé. La disparition massive de l’emploi dans les secteurs industriels de base, consécutive à la fois à l’automatisation drastique des méthodes de production et à la réorganisation corrélative des procès de production et des flux de marchandises sur un plan transnational, a profondément et irréversiblement affaibli le pouvoir de négociation des vendeurs de force de travail. Plus fondamentalement, avec la mise en œuvre et la généralisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’application du savoir à la production est devenue la principale force productive, donnant au capital les coudées plus franches que jamais face au travail salarié. Cela dit, rendre superflue en masse la force de travail ne fut pas sans conséquences sur le capital également. Comme en effet la valorisation du capital repose toujours sur l’exploitation à grande échelle de la force de travail dans le cadre de la production de marchandises, le début de la troisième révolution industrielle a marqué aussi l’amorce d’une crise fondamentale.
   
Cette crise se distingue de toutes les grandes crises capitalistes précédentes en ce qu’elle ne peut, cette fois, être surmontée par une expansion accélérée de la base industrielle : le niveau de productivité actuel, qui continue d’augmenter constamment, fait que même l’ouverture de nouveaux secteurs de production (téléviseurs à écran plat, téléphones mobiles etc.) ne crée aucun besoin supplémentaire de force de travail, mais permet tout au plus de freiner quelque peu l’expulsion massive du travail vivant hors de la production.
   
Si l’on a néanmoins réussi à remettre en train la dynamique capitaliste, on n’y est parvenu qu’en plaçant l’accumulation de capital sur une base nouvelle. La production de valeur via l’exploitation de la force de travail a été remplacée par l’anticipation systématique de valeur future sous la forme de capital fictif. Sur cette base nouvelle, le capital a connu derechef une ère de gigantesque expansion, même si celle-ci atteint à présent de plus en plus ses limites et, surtout, se révèle liée à des coûts exorbitants pour la société et pour les vendeurs de la marchandise force de travail. Pour comprendre cette connexion, il nous faut tout d’abord examiner de plus près la logique interne du capital fictif.

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Comme nous l’avons dit, le capital fictif consiste en une anticipation de valeur future. Mais que faut-il entendre par là exactement ? Et quelles en sont les conséquences pour l’accumulation du capital au plan global ? Commençons par la première question.
   
De manière générale, du capital fictif est créé chaque fois que quelqu’un cède son argent à quelqu’un d’autre en échange d’un titre de propriété (obligation, action etc.) représentant la créance que détient le donateur sur cette somme d’argent et sur son accroissement (sous la forme d’intérêts ou de dividendes, par exemple). Ce processus dédouble la somme initiale. Elle existe maintenant deux fois et peut être utilisée par les deux parties. Le bénéficiaire peut dépenser l’argent en achetant des biens de consommation, en investissant dans l’économie réelle ou encore en acquérant des actifs financiers, et pour le donateur cet argent est devenu du capital-argent qui lui procure un profit régulier.
   
Ce capital-argent, toutefois, ne consiste en rien de plus qu’un titre écrit représentant l’anticipation d’une valeur future. C’est seulement après coup que l’on saura si cette anticipation est effectivement couverte. Si la somme d’argent en question est investie dans un site de production et que cet investissement se révèle fructueux, la valeur adoptera la forme de capital en fonction et s’accroîtra grâce à l’application de la force de travail dans la production de marchandises. Si à l’inverse l’investissement est un échec, ou si l’argent emprunté est dépensé tout de suite en consommation privée ou d’État, alors la valeur initiale se sera certes dissipée, mais la créance détenue sur cette valeur continuera d’exister (par exemple sous la forme d’un contrat de prêt ou d’une obligation). Dans ce cas, le capital fictif n’est pas couvert et doit être remplacé, « servi », moyennant la création de nouvelles créances sur de la valeur future (l’émission de nouvelles obligations, notamment), de sorte que la créance monétaire puisse être honorée.
   
On le voit, l’anticipation de valeur future sous la forme de capital fictif fait partie du fonctionnement normal du capitalisme. Seulement, à la faveur de la crise fondamentale de la valorisation consécutive à la troisième révolution industrielle, elle a pris une ampleur tout à fait nouvelle. Si la création de capital fictif avait servi jusqu’ici pour l’essentiel à accompagner et à soutenir le procès de valorisation du capital (à travers notamment le préfinancement des grands investissements), les rôles étaient maintenant inversés, puisque la base de ce procès n’existait plus. Désormais, l’accumulation du capital ne reposait plus de manière prépondérante sur l’exploitation de la force de travail dans la production de biens tels que voitures, petits pains pour hamburgers, smartphones etc., mais sur l’émission massive de valeurs mobilières telles que les actions, obligations et autres produits dérivés financiers représentant des créances sur de la valeur future. C’est ainsi que le capital fictif lui-même est devenu le moteur de l’accumulation du capital, tandis que la production de biens se voyait reléguée au rang de variable dépendante.
   
Cette forme d’accumulation du capital présente naturellement une différence cruciale avec la forme antérieure du mouvement capitaliste autotélique. Étant donné qu’elle repose sur l’anticipation d’une valeur restant à créer dans l’avenir, il s’agit d’une accumulation de capital sans valorisation du capital. Sa base n’est pas l’exploitation présente de la force de travail dans la production de valeur, mais l’espoir de bénéfices économiques futurs qui, en dernière instance, ne pourront provenir eux-mêmes que d’une exploitation de forces de travail. Comme toutefois ces espoirs, au vu du développement des forces productives, n’ont aucune chance de se concrétiser, il faut nécessairement renouveler sans cesse les créances et étendre toujours plus loin dans l’avenir l’anticipation de valeur future. Cela a pour conséquence que la grande majorité des actifs financiers sont assujettis à un impératif de croissance exponentielle. Et c’est ce qui explique pourquoi depuis longtemps le capital constitué d’actifs financiers dépasse de plusieurs fois la valeur des biens de consommation produits et commercialisés. L’opinion publique voit généralement d’un mauvais œil cette « explosion des marchés financiers », la considérant comme la cause des crises ; mais en réalité, depuis que les bases de la valorisation ont été perdues, l’accumulation du capital ne peut se poursuivre d’aucune autre façon.
   
L’impératif de croissance exponentielle marque néanmoins une borne logique pour l’accumulation de capital fictif ; car les activités économiques réelles servant de points de référence aux espoirs de bénéfices futurs ne peuvent être multipliées à l’infini et se révèlent les unes après les autres être des chimères (nouvelle économie, boom de l’immobilier etc.). Il est possible de repousser cette borne très loin dans le temps, comme le montre un regard en arrière sur les quelque trente-cinq ans que compte aujourd’hui l’ère du capital fictif. Seulement, n’oublions pas que ce délai a eu pour contrepartie des coûts sociaux sans cesse croissants et qui deviennent de plus en plus insupportables : les revenus et la richesse se sont concentrés en un nombre de mains de plus en plus réduit, la précarisation des conditions de travail et des conditions de vie s’est accentuée partout dans le monde, et les ressources naturelles restantes ont été impitoyablement dilapidées – uniquement pour maintenir en mouvement la dynamique d’accumulation du capital.

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À première vue, il peut sembler n’y avoir là rien de nouveau sous le soleil du capitalisme, tant il est vrai que ce brutal manque d’égards envers le monde physique et les conditions matérielles nécessaires à la vie a toujours constitué la caractéristique essentielle d’un mode de production dont l’objectif consiste à valoriser la valeur, c’est-à-dire accroître la richesse abstraite. Pourtant, même vu sous cet angle, le passage à l’ère du capital fictif marque un saut qualitatif – dans le sens négatif.
   
Pour mieux en comprendre les causes, il nous faut d’abord examiner les effets qu’a eus sur la forme fondamentale de relation sociale, à savoir la médiation par le travail, le déplacement de l’accumulation du capital vers la sphère du capital fictif. Ensuite nous devons nous demander ce qui a changé, dans le même temps, pour le rapport entre les deux versants de la forme capitaliste de richesse, la richesse abstraite (la valeur) et la richesse matérielle.
   
J’ai dit plus haut que la médiation sociale par le travail s’est caractérisée jusqu’aux années 1970 par une dépendance mutuelle du capital et du travail. Ceci parce que les capitalistes, dans leur soif de valorisation, étaient tributaires du travail vivant, tandis que les propriétaires de la marchandise force de travail ne pouvaient survivre qu’à condition justement de réussir à la vendre. À l’ère du capital fictif, cependant, ce rapport a profondément changé. Non seulement la troisième révolution industrielle a rendu superflues des quantités massives de travail vivant, mais de plus, et c’est encore plus décisif, le centre de gravité de l’accumulation du capital est passé de l’exploitation de la force de travail dans la production de biens de consommation à l’anticipation de valeur future. Ce faisant, le capital, dans son mouvement autotélique, est devenu autoréférentiel en un sens tout à fait nouveau. Certes l’anticipation de valeur future, dans la mesure où cette valeur est capitalisée et accumulée ici et maintenant, reste immanente à la logique et à la forme propres à la production marchande : elle s’accomplit, en effet, par la vente d’une marchandise, à savoir un titre de propriété garantissant une créance sur une certaine somme d’argent et sur son accroissement. Mais on n’a jamais vu que les vendeurs de ces titres de propriété soient de simples travailleurs vendant la promesse d’un travail à effectuer dans dix ou vingt ans, ce qui reviendrait pour eux à obtenir une avance à très long terme et dont la contrepartie resterait tout à fait incertaine ; en réalité, ce sont plutôt les fonctionnaires du capital eux-mêmes, et au premier chef les banques et autres institutions financières, qui se vendent réciproquement ces créances sur de la valeur future, générant et accumulant de la sorte du capital fictif. À cet égard, le capital est donc en effet devenu parfaitement autoréférentiel : la marchandise qui incarne un surcroît de capital social prend naissance au sein même de la sphère du capital.
   
À l’inverse, cela signifie cependant que les vendeurs de force de travail perdent en grande partie leur pouvoir de négociation. Non seulement ils risquent de toute façon, par suite des gains de productivité et de la mondialisation, de se voir remplacer à tout moment par des machines ou par des travailleurs meilleur marché à l’autre bout du monde, mais en outre, et c’est encore plus grave, leur marchandise n’est plus la marchandise de base de l’accumulation du capital. Il en résulte un déséquilibre structurel. Pour l’écrasante majorité de la population mondiale, la médiation sociale par le travail reste centrale dans la mesure où ces hommes et ces femmes doivent absolument vendre ici et maintenant leur force de travail ou les produits de leur travail en tant que marchandises, s’ils veulent recevoir en échange une part de la richesse sociale, c’est-à-dire acheter les biens et les denrées dont ils ont besoin pour vivre. Quant au capital, certes il reste lui aussi attaché à la médiation sociale par le travail, car il est loin d’avoir abandonné l’univers de la production marchande ; cependant, à mesure qu’il accumule via l’anticipation sur la production de valeur future, c’est-à-dire à mesure qu’il engrange à l’avance les résultats d’hypothétiques travaux futurs, il se libère de sa dépendance à l’exploitation de la main-d’œuvre d’aujourd’hui et aux vendeurs de la marchandise force de travail.

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Cela ne veut pas dire qu’aucune valorisation du capital n’ait plus lieu lors de la production de biens de consommation ; au vu des masses colossales de marchandises inondant supermarchés et grands magasins, partir de ce principe reviendrait manifestement à se tromper du tout au tout. Toutefois, le rapport qu’entretient ce secteur de la production marchande avec l’ensemble du procès d’accumulation du capital a changé de sens. Si autrefois la production de biens de consommation représentait le moyen décisif pour faire fructifier le capital, elle ne survit plus à présent que comme variable dépendante au sein de la dynamique du capital fictif – dépendante parce que, dans les secteurs producteurs de valeur, du fait de l’élimination toujours plus accentuée de la force de travail, aucune dynamique auto-entretenue de valorisation du capital ne peut plus se développer. Au contraire, celle-ci ne peut se poursuivre dans ces secteurs que si la valeur correspondant à la réalisation des marchandises qu’ils produisent (à leur vente, pour parler couramment) est majoritairement créée ailleurs, et si les besoins en investissement dans l’économie réelle se voient, au moins en partie, couverts par la création de capital fictif. Tout le boom industriel de la Chine et des autres « pays émergents » – mais aussi le succès corrélatif des exportations allemandes – repose sur ce mécanisme. Nous pouvons donc parler ici d’une « production de valeur induite ».
   
Cette production de valeur induite remplit à n’en pas douter une fonction systémique importante. Seulement, celle-ci ne consiste pas à valoriser du capital, mais à fournir le matériau imaginairesusceptible d’entretenir les attentes des marchés financiers. En effet, même si l’anticipation de valeur future n’est pas tributaire de l’exploitation des forces de travail présentes, elle repose en revanche sur la création constante d’espoirs relatifs à une production matérielle profitable située quelque part dans l’avenir. Or, pour entretenir ces espoirs, des activités économiques réelles dans le présent restent indispensables. Si l’économie réelle se grippait, les promesses de bénéfices futurs apparaîtraient aussitôt invraisemblables et la vente de titres de créances s’arrêterait complètement. Les épisodes de crise récurrents nous le montrent de manière frappante lorsque les États se voient contraints d’intervenir à travers leurs banques centrales pour rétablir (moyennant des coûts toujours plus élevés) la confiance dans l’avenir.
   
Il n’importe d’ailleurs aucunement que les activités induites dans l’économie réelle soient ou non productrices de valeur au sens strict, c’est-à-dire que de la survaleur soit effectivement créée grâce à l’application d’une force de travail (comme dans la production industrielle) ou que de la valeur déjà produite soit simplement redistribuée ou réalisée (comme dans les activités commerciales). Dans la mesure où cette distinction n’apparaît jamais dans la perception courante et superficielle du circuit économique, elle ne joue pas non plus le moindre rôle dans la création d’attentes. Seul compte le fait que les promesses de bénéfices anticipés aient un point de référence quelconque dans l’économie réelle. On comprend dès lors comment a pu voir le jour, dans le monde entier, un secteur des services aussi étendu qui ne génère pratiquement aucune survaleur et s’avère par là même parfaitement inapproprié comme base pour la valorisation capitaliste. Pour la production de ce que le jargon boursier désigne franchement comme des « fantasmes autour des marchés », les revenus publicitaires croissants de Google et Facebook pèsent pourtant tout aussi peu que la fabrication de voitures électriques ou d’éoliennes. La capitalisation à grande échelle de la terre et des droits de propriété intellectuelle (sous forme de brevets et d’accords de licence) n’est possible que grâce à un afflux continu de capital fictif et représente en même temps un point de référence central pour l’attente de bénéfices qui gonflent sans cesse.
   
Du point de vue du capital individuel, la façon de le faire fructifier est en tout cas parfaitement indifférente. C’est pourquoi on trouve toujours aujourd’hui suffisamment d’investisseurs pour placer leur argent dans l’économie réelle, pour autant seulement que le rendement soit correct. Mais derrière cette dernière réserve, il faut lire la dépendance directe envers la dynamique du capital fictif. Car ce type d’investissement n’est intéressant que s’il procure à peu près le même gain qu’un placement sur les marchés financiers, où les critères de rentabilité sont monstrueusement élevés. De sorte que, à cet égard aussi, les investissements dans l’économie réelle sont soumis à la domination du capital fictif, tandis que la pression résultante se transmet, bien sûr, principalement vers le bas ; cela veut dire en premier lieu sur les vendeurs de la marchandise force de travail et sur les nombreux petits travailleurs indépendants, mais cela concerne également les acteurs étatiques, qui se trouvent en concurrence pour les recettes fiscales ou pour l’implantation des entreprises.

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Nous pouvons à présent mieux comprendre dans quelle mesure le brutal manque d’égards envers les conditions de vie et de travail et envers le monde sensible revêt à l’ère du capital fictif une nouvelle qualité – négative. Certes la production de richesse matérielle ne fut, jusqu’à la fin du fordisme, qu’un moyen extrinsèque pour accroître la richesse abstraite, mais au moins cela impliquait-il encore une relation directe, bien qu’instrumentale. Les biens de consommation mis sur le marché l’étaient, de manière incontournable, en tant qu’incarnation d’un travail abstrait passé et, partant, de valeur et de survaleur. En revanche, dès lors que la fonction systémique de la richesse matérielle se réduit à fournir du matériel imaginaire pour l’anticipation de valeur future, l’indifférence envers le contenu, les conditions et les conséquences de cette production atteint des sommets. L’accumulation de richesse abstraite est découplée au maximum de son côté matériel.
   
La destruction progressive des fondements naturels de la vie aussi bien que des conditions sociales et culturelles de la vie collective n’est désormais plus seulement une sorte de dommage collatéral d’un mouvement capitaliste autotélique, mais devient son contenu véritable. C’est tout à fait manifeste dans des pays en crise comme la Grèce, l’Espagne et le Portugal, qui se voient contraints de fermer de larges segments de leurs systèmes sociaux et sanitaires, de leurs services publics etc., uniquement pour préserver l’espoir (notoirement illusoire) que l’État sera, à un moment ou un autre, en mesure de rembourser ses dettes. La destruction pure et simple de la richesse matérielle devient ici le point de référence permettant une nouvelle accumulation de capital fictif. Il en va de même du boom actuel des matières premières, qui repose pour une part essentielle sur l’anticipation des pénuries à venir. Les attentes que cela fait naître en termes de hausse des prix font que d’énormes masses de capital fictif affluent vers ce secteur, au point même de contribuer parfois à rendre rentables à court terme des technologies très onéreuses telles que la fracturation hydraulique.
   
Pour les mêmes raisons structurelles, la répartition des revenus et de la richesse à l’échelle mondiale se polarise toujours davantage. En effet, comme la force de travail a perdu son importance centrale en tant que marchandise de base pour le mouvement autotélique du capital, les conditions de vente de cette marchandise se sont de plus en plus détériorées. Simultanément, le capital se retrouve dans la situation confortable de pouvoir produire lui-même la marchandise nécessaire à l’accumulation du capital, et ce sous la forme de titres représentant des créances sur de la valeur future. Et il peut compter pour cela sur le soutien énergique des gouvernements et des banques centrales.

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Ces conséquences de la dynamique de crise capitaliste, et d’autres encore, de plus en plus insupportables, ont remis à la mode la critique du capitalisme. Sauf que cette critique renverse le problème. Elle aboutit en général à réclamer que l’argent soit « à nouveau » au service des êtres humains, autrement dit qu’il fonctionne comme un simple moyen d’échange et non comme une fin en soi. Le mouvement autotélique du capital apparaît dans cette perspective comme le caprice d’une sphère des marchés financiers autonomisée qui, de l’extérieur, se serait rendue maîtresse de la société et qu’il conviendrait par conséquent d’abolir ou, à tout le moins, de ramener à des dimensions bien plus modestes.
   
L’arrière-plan d’une telle « critique » est formé par la conception profondément erronée du mode de production capitaliste que nous avons évoquée en préambule et selon laquelle le capitalisme ne serait, « par nature », qu’une économie de biens particulièrement diversifiée, où l’argent n’est « réellement » qu’un outil parmi d’autres pour faciliter les innombrables opérations d’échange. Cette conception, qui fait partie de l’équipement idéologique de base propre à la vision du monde moderne, ne figure pas seulement en bonne place dans l’introduction de tous les manuels d’économie, où l’on continue à prétendre que l’économie moderne ne serait guère que la version mondialisée d’une idyllique communauté villageoise peuplée de bouchers, de boulangers et de tailleurs s’échangeant leurs produits. Elle prend en outre un virage dangereux en rejoignant le délire antisémite du « capital créateur » et du « capital accapareur ». Et elle constitue le thème principal d’une soi-disant « critique du capitalisme » qui rêve de revenir à l’« économie sociale de marché » d’après guerre et refuse de voir qu’un tel retour est parfaitement impossible, puisque les bases structurelles de la valorisation du capital n’existent plus. Elle veut croire, du reste, que le capitalisme fordiste ne reposait pas sur le principe de la valorisation du capital, mais consistait plutôt en une organisation régulée par l’État dans le cadre de l’économie de marché, en vue d’approvisionner l’ensemble de la société en biens utiles.
   
Si cette pseudo-critique trouve aujourd’hui un tel écho, c’est aussi parce que la médiation sociale par le travail est désormais généralisée au monde entier et se présente du point de vue des vendeurs de force de travail, on l’a vu, comme simple relation d’échange par laquelle on cède une marchandise pour en acquérir une autre. Le fait que ce mode d’existence présuppose le mouvement autotélique du capital a de toute façon toujours été refoulé. Ainsi, même la gauche traditionnelle n’a cessé de prêcher l’émancipation du travail plutôt que celle des êtres humains vis-à-vis du travail. Depuis cependant que le capital, dans son mouvement de médiation, se réfère en grande partie à du travail futur et s’est par là même largement découplé des vendeurs de force de travail et de la production de richesse matérielle, l’idée d’une économie d’échange universel, ou d’une économie de marché régulée et débarrassée du fardeau du capital, se pose plus que jamais en modèle de libération sociale.
   
Quiconque, toutefois, s’oriente sur ce modèle ne tombe pas seulement victime d’une chimère idéologique, mais courra en outre inévitablement droit dans le mur sur le plan de la praxis politique. Car partout où l’on se contente de nier la dépendance au mouvement autotélique du capital, celui-ci finit inéluctablement par s’imposer avec toute la force du refoulé. C’est pourquoi, au lieu d’idéaliser de manière régressive la médiation sociale existante, il faudrait au contraire la remettre radicalement en question. Tant que les êtres humains entreront en relation par l’entremise des marchandises et du travail abstrait, ils ne pourront déterminer librement leurs rapports sociaux : ceux-ci, sous leur forme réifiée, les domineront. Cela a toujours signifié violence, misère et domination, mais, à l’ère des crises du capital fictif, cela implique en outre que le monde deviendra un désert dans un avenir prévisible.
   
La seule perspective d’émancipation sociale ne saurait donc consister qu’en un dépassement de cette forme de médiation. Les premiers pas dans cette direction peuvent et doivent être faits dès aujourd’hui. Pour s’opposer à la fois à la folie meurtrière du capital et à la gestion de crise, il convient d’empêcher la destruction des acquis sociaux et, en même temps, partout où c’est possible, de libérer la production de richesse matérielle de sa dépendance à l’accumulation du capital. Les efforts doivent aller à l’édification d’un nouveau secteur d’auto-organisation sociale plus large, qui, sur le plan technique, fasse appel à tout le potentiel existant en termes de forces productives, afin de mettre en place des structures décentralisées, interconnectées en un réseau mondial. Mais par-dessus tout il doit s’agir de développer de nouvelles formes de médiation sociale, dans lesquelles les individus librement associés décideront consciemment de leurs propres affaires.

Traduction: Christian Isidore & Stéphane Besson




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