9/6/15

La crise: vraie et fausse contradiction du monde contemporain

Le capitalisme est en pleine expansion mondiale, il se porte à merveille. Les crises et les guerres font partie de son mode propre de développement.

Alain Badiou   |   La modernité est d’abord une réalité négative. C’est, en effet, la sortie de la tradition. C’est la fin du vieux monde des castes, des noblesses, de l’obligation religieuse, des initiations de la jeunesse, des mythologies locales, de la soumission des femmes, du pouvoir absolu du père sur les fils, de la séparation officielle entre le petit nombre des puissants et la masse méprisée et laborieuse. Rien ne pourra revenir sur ce mouvement, amorcé sans doute en Occident dès la Renaissance, consolidé par les Lumières au XVIIIe siècle, matérialisé depuis par l’essor inouï des techniques de production et le perfectionnement incessant des moyens de calcul, de circulation, de communication.

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Le point peut-être le plus frappant est que cette sortie du monde de la tradition, cette véritable tornade sur l’humanité, qui, en à peine trois siècles, a balayé des formes d’organisation qui duraient depuis des millénaires, crée une crise subjective dont nous percevons les causes et l’étendue, et dont un des aspects les plus voyants est l’extrême et grandissante difficulté, pour la jeunesse en particulier, de se situer dans le nouveau monde.

C’est cela, la vraie crise. On croit parfois qu’il s’agit du capitalisme financier. Mais non ! Pas du tout ! Le capitalisme est en pleine expansion mondiale, il se porte à merveille. Les crises et les guerres font partie de son mode propre de développement. Ce sont là des moyens aussi sauvages que nécessaires pour nettoyer les formes de la concurrence et faire que les vainqueurs concentrent entre leurs mains la quantité la plus considérable possible du capital disponible.

De ce point de vue, strictement objectif - la concentration du capital - rappelons où nous en sommes : 10% de la population mondiale détient 86% du capital disponible; 1% détient encore 46% de ce capital ; et 50% de la population mondiale ne possède exactement rien, 0%. On comprendra aisément que les 10% qui possèdent presque tout ne souhaitent nullement être confondus avec ceux qui n’ont rien. A leur tour, un grand nombre de ceux qui se partagent les maigres 14% restants nourrissent un désir féroce de conserver ce qu’ils ont. C’est pourquoi ils apportent souvent leur appui, racisme et nationalisme aidant, aux innombrables barrages répressifs contre la terrible «menace» qu’ils aperçoivent dans les 50% qui n’ont rien.

Tout cela aboutit à ce que le mot d’ordre prétendument unificateur du mouvement Occupy Wall Street, à savoir «Nous sommes les 99%», était parfaitement creux. La vérité, c’est que ce qu’on appelle l’Occident est plein de gens qui, sans être dans les 10% de l’aristocratie dirigeante, fournissent cependant au capitalisme mondialisé la troupe petite-bourgeoise de supporteurs, la fameuse classe moyenne, sans laquelle l’oasis démocratique n’aurait aucune chance de survivre. Si bien que loin d’être les 99%, même symboliquement, les jeunes courageux de Wall Street ne représentaient, jusque dans leur propre groupe d’origine, qu’une petite poignée, dont le destin est de s’évanouir, passées les fêtes du «mouvement». Sauf, évidemment, si elle se lie de façon prolongée à la masse réelle de ceux qui n’ont rien ou réellement pas grand-chose, si elle trace ainsi une diagonale politique entre ceux du 14%, singulièrement les intellectuels, et ceux du 50%, singulièrement, d’abord, les ouvriers et les paysans, ensuite la fraction basse de la classe moyenne, sa partie mal payée et précaire. Ce trajet politique est praticable, puisqu’il fut tenté dans les sixties et les seventies sous le signe du maoïsme. Et tenté de nouveau récemment par le mouvement des occupations à Tunis ou au Caire, ou même à Oakland, où une liaison active avec les dockers du port fut au moins esquissée. Tout dépend, absolument tout, de la renaissance définitive de cette alliance, et de son organisation politique à l’échelle internationale.

Mais dans l’état actuel d’extrême faiblesse d’un tel mouvement, le résultat objectif, mesurable, de la sortie de la tradition - dès lors qu’elle s’opère dans le formalisme mondialisé du capitalisme - ne peut être que ce que nous venons d’en dire, à savoir qu’une oligarchie minuscule dicte sa loi non seulement à une écrasante majorité de gens aux lisières de la simple survie, mais aussi à des classes moyennes occidentalisées, c’est-à-dire vassalisées et stériles.

Mais que se passe-t-il alors au niveau social et subjectif ? Marx en a donné dès 1848 une description foudroyante, en ce qu’elle est infiniment plus vraie aujourd’hui qu’à son époque. Citons quelques lignes de ce vieux texte resté d’une incroyable jeunesse: 
«Partout où elle [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. […]. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange. […]. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.»
New York, septiembre 2012 – Foto AFP
Ce que décrit Marx ici, c’est que la sortie de la tradition, dans sa version bourgeoise et capitaliste, ouvre en réalité une gigantesque crise de l’organisation symbolique de l’humanité. Pendant des millénaires, en effet, les différences internes à la vie humaine ont été codées, symbolisées, sous une forme hiérarchique. Les dualités les plus importantes, comme jeunes et vieux, femmes et hommes, qui est de ma famille et qui n’en est pas, misérables et puissants, mon groupe professionnel et les autres groupes, étrangers et nationaux, hérétiques et fidèles, roturiers et nobles, villes et campagnes, intellectuels et manuels, ont été traitées, dans la langue, dans les mythologies, dans les idéologies, dans les morales religieuses installées, par le recours à des structures d’ordre, qui codaient la place des uns et des autres dans des systèmes hiérarchiques enchevêtrés. Ainsi, une femme noble était inférieure à son mari, mais supérieure à un homme du peuple ; un riche bourgeois devait s’incliner devant un duc, mais ses serviteurs devaient s’incliner devant lui ; aussi bien, une squaw de telle tribu indienne n’était presque rien au regard d’un guerrier de sa tribu, mais presque tout au regard du prisonnier d’une autre tribu, dont parfois elle fixait les règles de torture. Ou encore, un misérable fidèle de l’Eglise catholique était quantité négligeable auprès de son évêque, mais pouvait se considérer comme un élu au regard d’un hérétique protestant, tout comme le fils d’un homme libre dépendait absolument de son père, mais pouvait avoir personnellement comme esclave le père noir d’une vaste famille.

Toute la symbolisation traditionnelle repose ainsi sur la structure d’ordre qui distribue les places et par conséquent les relations entre ces places. La sortie de la tradition, telle que réalisée par le capitalisme comme système général de la production, ne propose en réalité aucune symbolisation active nouvelle, mais seulement le jeu brutal et indépendant de l’économie, le règne neutre, a-symbolique, de ce que Marx appelle «les eaux glacées du calcul égoïste». Il en résulte une crise historique de la symbolisation, dans laquelle la jeunesse contemporaine endure sa désorientation.

Au regard de cette crise, qui, sous le couvert d’une liberté neutre, ne propose comme référent universel que l’argent, on veut nous faire croire qu’il n’existe que deux voies : soit l’affirmation qu’il n’existe, ni ne peut exister, rien de mieux que ce modèle libéral et «démocratique», aux libertés plombées par la neutralité du calcul marchand ; soit le désir réactif d’un retour à la symbolisation traditionnelle, c’est-à-dire hiérarchique.

Ces deux voies sont, à mon avis, des impasses extrêmement dangereuses, et leur contradiction, de plus en plus sanglante, engage l’humanité dans un cycle de guerres sans fin. C’est tout le problème des fausses contradictions, qui interdisent le jeu de la contradiction véritable. Cette contradiction véritable, celle qui devrait nous servir de repère, pour la pensée comme pour l’action, est celle qui oppose deux visions de l’inéluctable sortie de la tradition symbolique hiérarchisante : la vision a-symbolique du capitalisme occidental, qui crée des inégalités monstrueuses et des errances pathogènes, et la vision généralement nommée "communisme", qui, depuis Marx et ses contemporains, propose d’inventer une symbolisation égalitaire. Cette contradiction fondamentale du monde moderne est masquée, après la provisoire faillite historique du socialisme d’Etat en URSS ou en Chine, par la fausse contradiction - au regard de la sortie de la tradition -, opposant la pure négativité neutre et stérile de l’Occident dominateur à la réaction fascisante, qui, souvent drapée dans des récits religieux abâtardis, prône, avec une violence spectaculaire destinée à masquer qu’elle est en réalité impuissante, le retour aux vieilles hiérarchies.

Ce différend sert surtout aux intérêts des uns et des autres, si violent en apparence soit leur conflit. Le contrôle des moyens de communication aidant, il capte l’intérêt général, force chacun à un choix truqué de type «Occident ou Barbarie», et bloque ainsi l’avènement de la seule conviction globale qui puisse sauver l’humanité d’un désastre. Cette conviction - je la nomme parfois l’idée communiste - déclare que dans le mouvement même de la sortie de la tradition, nous devons travailler à l’invention d’une symbolisation égalitaire qui puisse escorter, coder, former le substrat subjectif pacifié de la collectivisation des ressources, de la disparition effective des inégalités, de la reconnaissance, à droit subjectif égal, des différences, et, au final, du dépérissement des autorités séparées de type étatique.

Nous devons donc accorder notre subjectivité à une tâche entièrement neuve: l’invention, dans une lutte sur deux fronts - contre la ruine du symbolique dans les eaux glacées du calcul capitaliste et contre le fascisme réactif qui imagine la restauration du vieil ordre - d’une symbolisation égalitaire, qui réinstalle les différences en faisant prévaloir des règles communes, elles-mêmes dérivées d’un partage total des ressources.

Pour ce qui nous concerne, nous, gens de l’Occident, nous devons tout d’abord procéder à une révolution culturelle, qui consiste à nous débarrasser de la conviction absolument archaïque selon laquelle notre vision des choses est supérieure à toute autre. Elle est, au contraire, déjà très en retard sur ce que désiraient et prévoyaient les premières grandes critiques, dès le XIXe siècle, de la brutalité inégalitaire et dépourvue de sens du capitalisme. Ces grands ancêtres avaient également bien vu que l’organisation politique prétendument démocratique, avec ses ridicules rites électoraux, n’était que le paravent d’une totale vassalisation des politiques par les intérêts supérieurs de la concurrence et de la cupidité. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons sous les yeux le triste spectacle de ce qu’ils ont appelé, avec leur lucidité impitoyable, le «crétinisme parlementaire».

L’abandon massif de cette identité «occidentale» en même temps que le rejet absolu des fascismes réactifs, constitue le temps négatif obligé dans l’élément duquel nous pourrons affirmer la puissance de nouvelles valeurs égalitaires. N’être plus le jouet de la fausse contradiction, s’installer dans la contradiction vraie, changera les subjectivités et les rendra enfin capables d’inventer la force politique qui remplacera la propriété privée et la concurrence par ce que Marx nommait «l’association libre».
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