29/8/14

La théorie des ondes longues et la crise du capitalisme contemporain

Foto: Ernest Mandel 
Postface à Ernest Mandel, Les ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste, Syllepse, nov. 2014
Michel Husson   |   Il n’est sans doute pas de meilleur manière de rendre hommage à Ernest Mandel que d’appliquer sa méthode, celle d’un marxisme vivant, non dogmatique. Et la profondeur de la crise actuelle rend d’autant plus nécessaire une réévaluation critique des outils d’analyse qu’il nous a légués. Cette contribution cherchera donc à répondre à cette question : la théorie des ondes longues est-elle un cadre adéquat pour l’analyse de la crise actuelle, de sa genèse, et de la nouvelle période qu’elle ouvre ?

Après avoir rappelé les grandes lignes de cette théorie, on cherchera à l’appliquer à l’ensemble de la phase néo-libérale du capitalisme, en alternant les considérations théoriques et les observations empiriques. Cet examen sera mené selon deux fils directeurs. Le premier est que le capitalisme néo-libéral correspond à une phase récessive dont le trait spécifique essentiel est la capacité du capitalisme à rétablir le taux de profit malgré un taux d’accumulation stagnant et des gains de productivité médiocres. Le second est que les conditions du passage à une nouvelle onde expansive ne sont pas réunies et que la période qui s’ouvre est celle d’une « régulation chaotique ».

Ondes longues

La théorie des ondes longues avait déjà fait l’objet du chapitre 4 du Troisième âge du capitalisme (Mandel, 1972) avant d’être développée à l’occasion d’une série de conférences données à Cambridge en 1978, qui ont conduit à la publication de The Long Waves of Capitalist Development en 1980. L’une des propositions essentielles de cette théorie est que le capitalisme a une histoire, et que celle-ci n’obéit pas à un fonctionnement cyclique. Elle conduit à une succession de périodes historiques, marquées par des caractéristiques spécifiques, qui fait alterner phases expansives et phases récessives. Cette alternance n’est pas mécanique : il ne suffit pas d’attendre 25 ou 30 ans. Si Mandel parle d’onde plutôt que de cycle, c’est bien que son approche ne se situe pas dans un schéma généralement attribué - et probablement à tort - à Kondratieff, de mouvements réguliers et alternés des prix et de la production.

L’un des points importants de la théorie des ondes longues est de rompre la symétrie des retournements : le passage de la phase expansive à la phase dépressive est « endogène », en ce sens qu’il résulte du jeu des mécanismes internes du système. Le passage de la phase dépressive à la phase expansive est au contraire exogène, non automatique, et suppose une reconfiguration de l’environnement social et institutionnel. L’idée clé est ici que le passage à la phase expansive n’est pas donné d’avance et qu’il faut reconstituer un nouvel « ordre productif » (Dockès, Rosier, 1983). Cela prend le temps qu’il faut, et il ne s’agit donc pas d’un cycle semblable au cycle conjoncturel dont la durée peut être reliée à la durée de vie du capital fixe. Voilà pourquoi cette approche ne confère aucune primauté aux innovations technologiques : dans la définition de ce nouvel ordre productif, les transformations sociales (rapport de forces capital-travail, degré de socialisation, conditions de travail, etc.) jouent un rôle essentiel.

Profit, accumulation, productivité

Notre point de départ sera cette proposition de Mandel : «Je reste fidèle à la définition que j'ai présentée au début des années soixante : les ondes longues du développement capitaliste impliquent aussi des ondes longues de la production, de l'emploi, du revenu, de l'investissement, de l'accumulation de capital et finalement des ondes longues des taux de profit» (Mandel, 1992). Mais l’une des principales caractéristiques de la phase néolibérale est précisément une déconnexion entre ces différentes variables. Il s’agit d’une configuration inédite que l’on analysera à partir des évolutions comparées du taux de profit, du taux d’accumulation et de la croissance de la productivité.

Le premier constat est que la restauration du taux de profit (Husson, 2010) qui est intervenue depuis le tournant néo-libéral du début des années 1980 n’a pas conduit à une augmentation durable et généralisée de l’accumulation (graphique 1). La comparaison entre profit et accumulation permet de distinguer deux phases fortement contrastées. Jusqu’au début des années 1980, ces deux grandeurs varient de concert : elles fluctuent à des niveaux élevés durant les années 1960 puis se mettent à baisser, en deux temps, d’abord aux États-Unis, puis au Japon et en Europe. Dans le même temps, la croissance et de la productivité évoluent en phase avec le taux de profit. C’est donc l’ensemble du cercle vertueux des années « fordistes » qui se dérègle au milieu des années 1970.
 


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