Antoine Artous | L’État,
le Pouvoir, le Socialisme (LPS par la suite) de
Nicos Poulantzas[1] vient d’étre republié. La première
édition, qui date de 1978, fut le point d’arrivée d’un travail marxiste sur la
théorie de l’État, amorcé dans Pouvoir politique et classes sociales (Maspero
1968), puis poursuivi dans Les Classes sociales dans le capitalisme
d’aujourd’hui (Seuil 1974), qui traite également de
l’internationalisation du capital et des classes sociales[2], et enfin La Crise de l’État (Puf,
1976), ouvrage qu’il dirigea. C’est aussi un livre très inscrit dans la
conjoncture politique de l’époque, en particulier en ce qui concerne les débats
sur le passage au socialisme. Souvent on classa alors Poulantzas parmi les
« eurocommunistes de gauche », courants critiques au sein des partis
communistes européens qui cherchaient à penser ce passage en fonction d’une
dialectique entre une majorité parlementaire et le développement de
mobilisations de masse et de comités ouvriers et populaires. Des courants
similaires existaient au sein du PS (CERES) et de la CFDT. La LCR participa à
ces débats, notamment à travers sa revue Critique communiste[3].
Dans
la préface de cette nouvelle édition, Razmig Keucheyan fait de ce livre le
point de passage ou le point de départ obligé d’une analyse de l’État capitaliste
et d’une réflexion sur la transition au socialisme. Mon approche est plus
critique, même si, m'étant confronté aux analyses de Poulantzas dès les années
1970, je ne sous-estime pas son apport, ni l’obligation dans laquelle il met
ses lecteurs de
travailler sur l’État, point faible de la tradition marxiste[4]. Ma critique ne porte pas sur sa remise
en cause de la thématique léniniste de la crise révolutionnaire et du double
pouvoir, mais sur ses difficultés et limites dans l’analyse de l’État
capitaliste. À juste titre, Poulantzas refuse toute approche instrumentale de
l'État, d’en faire un objet manipulé par une classe dominante. Razmig Keucheyan
parle d’une analyse de « l’État comme relation »; un « rapport
social » écrit Bop Jessop dans la postface de cette édition. Encore faut-il spécifier ce rapport, comme le fait
Marx parlant d'un « rapport de souveraineté et de dépendance ».
De façon plus générale, soulignons que l’analyse relationnelle des rapports
sociaux n’est en rien étrangère à Marx. Dans lesGrundrisse il
écrit : « La société ne se compose pas d’individus, elle exprime
la somme des relations, conditions, etc. dans laquelle se trouvent ces
individus les uns par rapport aux autres. »[5]
Reste
à rendre compte de la forme de cet État (sa forme d’objectivité sociale) en
lien avec l’analyse des rapports de production capitalistes, comme – à juste titre
– entend le faire Poulantzas. Mais, malgré ses efforts pour s’en dégager, il
reste prisonnier des angles morts de la problématique d’Althusser : une
certaine mécanique structurale et, plus encore, l’incapacité d’intégrer les
rapports marchands dans l’analyse des rapports de production capitaliste. Or,
précisément, le capital est un « rapport marchand d’exploitation »,
pour reprendre la caractérisation de Tran Hai Hac[6]. En conséquence, Poulantzas est incapable
d’analyser la marchandise comme forme sociale et de traiter toutes les figures
portées par les contradictions traversant ce rapport marchand d’exploitation,
notamment celles du « travailleur libre » et de la citoyenneté et du
droit moderne.
Dans
le cadre de cet article, je me limiterai à quelques indications. Je commencerai
par ce problème, en explicitant la catégorie de « rapport de
souveraineté et de dépendance », tout en revenant sur l’analyse de
Poulantzas, poursuivrai avec « l’étatisme autoritaire », pour
terminer sur la transition au socialisme, les critiques de Poulantzas touchant
à la thématique léniniste du double pouvoir, de la crise révolutionnaire et de
la démocratie.
Un
rapport de souveraineté et de dépendance
À
propos de l’État moderne, la tradition marxiste s’est en permanence heurtée à
problème. Alors que les écrits du jeune Marx (en particulier la Critique
de la philosophie politique de Hegel et La Question juive)
proposent des analyses pertinentes quant à la forme de l’État représentatif
moderne, celles-ci ne s'articulent pas à l’analyse des rapports de production
capitaliste. Certes, le concept de rapport de production n’existe pas alors
chez Marx, mais ultérieurement, dans la période du Capital, il
analysera ces rapports sans rien dire sur la forme d’État qui s’articule à lui.
Pour
y voir plus clair, on peut prendre comme point de départ un passage de Marx
dans les pages du Capital sur la « genèse de la rente
foncière capitaliste » : « C’est toujours dans le rapport
immédiat entre le propriétaire des moyens de production et le producteur direct
(…) qu’il faut chercher (…) la forme politique que prend le rapport de
souveraineté et de dépendance, bref, la forme spécifique que revêt l’État dans
une période donnée. »[7] Et il précise que pour les sociétés
dans lesquelles le producteur direct reste « le possesseur des moyens
de production et des moyens de travail nécessaires pour ses propres moyens de
subsistance, le rapport de propriété doit fatalement se manifester comme un
rapport de maître à serviteur ; le producteur immédiat n’est donc pas
libre », cette forme de domination étant variable. Dans d’autres
textes, il traite, de façon souvent pertinente, des différentes formes d’État
des sociétés précapitalistes. Ainsi, explique Marx dans Le Capital, dans
la Cité antique l’État se confond avec les formes d’organisation de la Cité, et
n’existe donc pas comme État politique séparé; et c’est la politique – et non
l’économie – qui domine. En fait, la politique fonctionne comme rapport de
production puisque c’est la citoyenneté qui donne accès au principal moyen de
production qu'est la terre.[8]
Dans
sa grande majorité la tradition marxiste – par exemple Lénine dans L’État
et la révolution – ne s'est pas inspirée de cette problématique, mais
de celle d’Engels dans L’Origine de la famille, de la propriété et de
l’État. L’État y est présenté comme une institution produite par la société
afin d’éviter sa dislocation sous l’effet des contradictions de classes. Elle
est dotée de quatre attributs : répartition des individus selon un
territoire, force publique, impôt et fonctionnaires placés au dessus de la
société. En règle générale, la classe dominante économiquement s’empare de cet
État et devient aussi la classe dominante politiquement. Non seulement Engels
ne traite pas de la forme de l’État (ainsi caractérisé, il reste introuvable
dans la Cité antique), mais son approche s'avère très instrumentale.
Quoiqu’il en soit, avec les
rapports de production capitaliste on assiste à un double mouvement. D’une
part, les travailleurs perdent non seulement la propriété mais aussi la
maîtrise « technique » des moyens de production qui sont
restructurés en « travailleur collectif » sous la férule du
capital (le despotisme d’usine). D’autre part, les
rapports marchands se généralisent, avec en particulier la marchandisation de
la force de travail. Le rapport de souveraineté et de dépendance se dissocie
alors en deux figures historiquement inédites : celle de la citoyenneté et
du droit moderne, qui dit l’égalité et la liberté des individus hors de toute
détermination sociale, et celle du travailleur parcellaire soumis au despotisme
d’usine. Le travailleur parcellaire, c’est le membre d’un
travailleur collectif construit non pas par une coopération directe entre
producteurs, mais par le capital qui cristallise en son sein « les
puissances intellectuelles de la production » (Marx). Il est possible,
comme Poulantzas, de parler de division entre travail manuel et intellectuel,
mais à condition de ne pas avoir une vision « naturaliste » du
premier (ceux qui travaillent avec les mains), car il s’agit plutôt d’une
division entre tâches de conception et tâches d’exécution.
C’est
dans ce cadre que Marx introduit la figure du « travailleur libre »,
qui différencie radicalement le producteur moderne de l’esclave ou du serf.
Certes, il est « libre » de tout moyen de production, obligé de
vendre sa force de travail, mais il est aussi un échangiste équivalent aux
autres échangistes. Donc – évidemment à travers des luttes – socialement saisi
comme sujet du droit et de la citoyenneté moderne qui disent l’égalité et la
liberté.
Cette
structure des rapports de production capitalistes « donne également
lieu quant aux rapports de l’État et de l’économie, à une séparation relative
de l’État et de l’espace économique (accumulation du capital et production de
la plus-value), séparation qui est à la base de l’ossature institutionnelle
propre à l’État capitaliste », écrit Poulantzas dans LPS (p. 51). Il
ne prend alors en compte que le premier mouvement, mais dès lors qu'on prend en
charge les deux pour raisonner en termes de rapports marchands d’exploitation –
et cela ne va pas sans conséquences sur l’ossature institutionnelle et les
formes d’individuation –, cette approche de l’État capitaliste est pertinente.
Entendu que, comme Poulantzas le dit lui-même, cela ne veut pas dire que la
politique n’ait pas une présence constitutive dans les rapports de production. L’État a un « rapport polaire d’inclusion-exclusion »
(Tran Hai Hac) avec ces rapports.
Cette séparation relative[9] a des
conséquences « sociologiques » importantes. Dans les sociétés
précapitalistes le groupe social exploiteur est toujours socialement congruent
au rapport politique de domination, c’est pourquoi il ne fonctionne pas comme
une classe au sens moderne du terme, car il est délimité par des statuts
socio-politiques (hiérarchies, communautés etc.). Ce
n’est pas le cas avec l’État capitaliste, formule au demeurant plus juste que
celle d’État bourgeois. Dans le débat avec le marxiste britannique Ralph
Miliband, qui a écrit L’État dans la société capitaliste (Maspero
1973), Poulantzas a raison de refuser parler d’État capitaliste sur la base
d’une sociologie de ses dirigeants. Comme le dit le jeune Marx, c’est un
« État politique séparé ».
Procès
d’individualisation
« L’État
capitaliste implique une atomisation et parcellisation du corps politique parce
que l’on désigne comme ‘individus’, des personnes juridico-politiques et sujets
de liberté », écrit Poulantzas dans LPS (p. 106).
Cette volonté de rendre compte de la spécificité du sujet juridico-politique
moderne le différencie d’Althusser, mais son analyse des rapports de production
capitaliste le mène dès le départ dans des impasses. Dans un premier temps (in Pouvoir
politique et classe sociale), comme il l’indique lui-même dans LPS,
cette individualisation est présentée comme un effet d’isolement lié aux
mécanismes de l’idéologie politico-juridique de l’État. Cela signifie traiter
de la domination capitaliste sous seulement deux formes : la répression et
l’inculcation idéologique. De plus, on ne voit pas très bien pourquoi l’État
devrait, via l’idéologie, inculquer cette forme
d’individualisation. Dans un second temps, (in Les Classes sociales
dans le capitalisme aujourd’hui), Poulantzas critique le caractère
unilatéral de la catégorie d’appareils idéologiques d’État théorisée par
Althusser, expliquant que ceux-ci ne créent pas cette idéologie, et ne sont pas
les seuls à produire/reproduire la légitimation des rapports de subordination. Il
ajoute : « Quant aux rapports idéologiques capitalistes, les
analyses de Marx concernant le fétichisme de la marchandise, qui se rapportent
au procès de valorisation du capital, offrent un excellent exemple de la
reproduction d’une idéologie qui déborde les appareils » (p. 29).
Il convient donc se tourner
vers les rapports de production. Mais comme Poulantzas ne traite pas des
rapports marchands, il perçoit le fétichisme comme une « simple
apparence mystificatrice ». En fait, il ne prend pas en charge la théorie
marxienne de la valeur. Pour lui, elle domine l’organisation du « procès
immédiat de travail dans l’entreprise » (LPS p. 107).
Or, Marx dit explicitement le contraire : dans ce procès immédiat, la
production est organisée au préalable, mais sous la férule du capital, alors
que la loi de la valeur suppose la médiation du marché et une forme sociale
particulière du produit du travail : la marchandise.
Ainsi
que le constate, durant les années 1920, le juriste soviétique E.B. Pasukanis,
dans Le Capital la critique marxienne du sujet est
immédiatement consécutive à l’analyse de la forme marchande : l’échange
suivant la loi de la valeur se réalise sous forme du libre contrat. La forme du
droit moderne (le sujet) est donc corrélée à la forme marchandise. Et « la
victoire » du principe de la subjectivité juridique n’est pas « seulement
un processus idéologique (…), mais plutôt un processus réel de transformation
juridique des relations humaines »[10]. Ce pourquoi Pasukanis place le droit
dans l’infrastructure. En fonction de cette approche, il est à l’époque l’un
des rares à critiquer l’analyse de l’État qui est celle d’Engels, telle que
rappelée plus haut. Celle-ci ne permet pas de comprendre pourquoi la domination
politique de la bourgeoisie n’est plus, comme cela était le cas dans le passé
pour les classes dominantes, une domination directe des bourgeois, mais se
donne comme « pouvoir public ».
Poulantzas,
qui rabat sans cesse les rapports de production sur le procès immédiat de
production, ne peut rendre compte de la forme juridique moderne. Ainsi, pour lui,
« la loi moderne incarne […] le cadre référentiel matériel du procès de
travail. [Elle] institue les individus en sujets-personnes juridico-politiques »
(p. 137). Mais on ne voit pas comment « l’imaginaire social »
dont il parle dans les mêmes pages peut transformer la figure du travailleur
parcellaire, simple appendice de la machine, en une figure opposée : le
sujet politico-jurique moderne. Certaines questions sont donc récurrentes. Le
seul élément nouveau apporté par LPS est la référence aux
analyses de Foucault sur les « disciplines ». Poulantzas parle
alors d’ « une technologie politique du corps »
et présente ces « disciplines » comme la matrice essentielle
de l’individualisation moderne. Dans Surveiller et punir (Gallimard,
1975) Michel Foucault présente les « disciplines » comme une
nouvelle modalité d’application du pouvoir apparue entre la fin du XVIIIe siècle
et le début du XIXe siècle. Ce sont des techniques de coercition qui
s’exercent par un quadrillage systématique du temps, de l’espace et du
mouvement des individus, en travaillant sur les corps et les attitudes
corporelles. Il faut, explique Michel Foucault, les chercher derrière les
discours sur le sujet juridique. Et pour lui la souveraineté est une catégorie
archaïque, liée à la monarchie.
Il
est vrai que Foucault, cela fut souvent souligné à l’époque, évoque les
nouvelles formes de domination comme très proches de celles décrites par Marx
dans Le Capital avec le despotisme d’usine. Elles sont
produites par ce que Marx appelle la « soumission réelle du travail au
capital », c’est-à-dire l’apparition de l’organisation proprement
capitaliste de la production. Au demeurant les formes de domination et
d’assujettissement structurées par la soumission réelle débordent largement
« l’intérieur » de l’usine. On les retrouve notamment tout au long de
la production/reproduction de la force de travail, l’État jouant ici une
fonction structurante. Et, de la même façon que la division du travail dans
l’entreprise se présente comme simple division technico-scientifique du
travail, la bureaucratie étatique fonctionne comme une « hiérarchie de
savoir », selon une formule du jeune Marx dans la Critique du
droit politique hégélien, et non plus une hiérarchie basée sur des statuts
socio-politiques. Max Weber aura des formules très proches de celle du jeune
Marx : « L’administration bureaucratique signifie la domination en
vertu du savoir »[11].
Reste
que le sujet politico-juridique n’est pas un simple voile de fumée derrière
lequel il faudrait chercher les normalisations « disciplinaires »,
mais une forme sociale bien réelle. Il existe donc des formes
d’individualisation contradictoires – le sujet polititico-juridique et le
travailleur parcellaire – qui expriment la dissociation du rapport de
souveraineté et de dépendance dont j’ai parlé plus haut[12]. En revanche, pour Poulantzas, l’État
capitaliste est un État despote qui reproduit, tel un immense duplicateur, le
despotisme d’usine : « Les travailleurs directs ne sont
libérés du sol que pour être quadrillés, dans les usines bien sûr, mais aussi
dans les familles, au sens moderne, les écoles, les armées, les prisons, les
territoires ».
Poulantzas
parle de « matérialité institutionnelle de l’État ». La
formule est pertinente, mais pour lui cette matérialité est tout entière
structurée par la mise en œuvre des disciplines et ne porte aucune trace de la
citoyenneté et du sujet juridique moderne. Par exemple, lisant LPS on
ne comprend pas la place institutionnelle occupée par des assemblées élues au
suffrage universel. Le livre n’en parle pas. La figure du travailleur libre et
les contradictions que porte ce rapport social ont disparu. Le paradoxe est
étonnant. Alors que Poulantzas insiste sur la nécessité de prendre en compte
les contradictions jouant au sein de l’État capitaliste et de ses institutions,
il se montre dans l'incapacité de mettre au jour au plan théorique l’une de ces
principales contradictions internes.
L’étatisme
autoritaire
La
partie de LPS intitulée « Le déclin de la
démocratie : l’étatisme autoritaire » occupe une place charnière.
En effet, elle analyse l’émergence d’une nouvelle forme étatique, clairement
distincte du totalitarisme et du fascisme (ou d’un processus de fascisation),
et éclaire la conclusion du livre, « Vers un socialisme démocratique ».
Cet « étatisme autoritaire » se caractérise par la place de
plus en plus importante prise par l’exécutif et l’administration étatique, au
regard des assemblées élues et de l’État, dans la reproduction/normalisation
des rapports sociaux, et par le fait qu'elle est doublée d’un recul des formes
de démocratie politique. Je suis d'accord avec cette analyse, qu'il reste à
ajuster à la période actuelle. Avant d'y venir, je m'autorise, au risque de
paraître polémique, un retour sur mon propre itinéraire politique et les débats
des années 1970, lorsque Poulantzas a publié Fascisme et dictature (Maspero,
1970) et La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne (Maspero
1975).
À
propos de ces deux livres, je renvoie aux articles critiques de Daniel Bensaïd
écrits à l’époque et accessibles sur le net[13]. Selon Poulantzas, les analyses de
Trotski sur le fascisme ne se distingueraient pas fondamentalement de celles de
l’internationale stalinienne. Elles seraient marquées du sceau de l’« économisme »,
lequel, expliquait Althusser, est la déviation théorique permettant de rendre
compte du stalinisme… Or, jusqu’à preuve du contraire, Trotski est le seul
dirigeant communiste de l’entre-deux-guerres à avoir analysé, de façon
pertinente, les caractéristiques nouvelles du fascisme, cela en lien avec une
bataille décisive d’orientation politique face à la montée du nazisme en
Allemagne. Et, même s’il n’a pas une réflexion sur l’État analogue à celle de
Gramsci, c’est également l’un des seuls à s'être montrés capable de traiter de
manière détaillée des transformations des régimes politiques en Europe de
l’Ouest sous l’effet de la crise du parlementarisme et du développement des
luttes de classes (notamment en systématisant la notion marxienne de
bonapartisme).
En
s’appuyant sur ces acquis – et alors que la gauche parlait souvent de
« menace fasciste » –, la IVe Internationale a analysé l’arrivée
de De Gaulle au pouvoir en 1958 comme un mouvement d’érection d’un « État
fort », répondant aux nouvelles exigences du capital, lequel en France se
met en place à travers un régime bonapartiste (le gaullisme). La Ligue
communiste (puis la LCR) hérita de ce double cadre pour rendre compte de la
crise du gaullisme dans l’après 1968 et, entre autres, critiquer ceux qui, à
gauche ou dans l’extrême gauche (en particulier dans la nébuleuse maoïste),
raisonnèrent en termes de fascisme ou de fascisation[14]. Le bonapartisme gaulliste ne survivra
pas à Mai 1968, mais la Ve République, avec une dimension plus
« présidentialiste », sera bien le cadre à travers lequel s'est
structuré l’État fort français.
Ces
zooms sur le passé opérés, l’important est de spécifier ces analyses sur
l’étatisme autoritaire et l’État fort à la période actuelle. Par rapport aux années
1968, elle n’est pas seulement marquée par un renforcement de
l’internationalisation du capital[15], mais a ouvert
une nouvelle phase historique, notamment avec l’écroulement du bloc dit
« socialiste ». Dans cette phase, cette internationalisation
s’articule avec un redéploiement du capital dans l’espace mondial. Pour ce qui
nous concerne ici, cela veut dire, non pas la disparition des États nationaux
(elle n’est pas à l’ordre du jour), mais une crise des territoires politiques,
laquelle prend des formes différentes selon les grandes régions mondiales.
En
Europe de l’Ouest, l’étatisme autoritaire, lié à la construction d’une Europe
politique néolibérale et insérée dans la mondialisation, est marqué par trois
nouvelles caractéristiques. D’abord, l’administration étatique ou paraétatique,
au niveau national et/ou européen, n’est pas seulement montée en puissance,
elle gouverne de plus en plus à travers des liens directs avec les acteurs de
ladite société civile : c’est la thématique de la « gouvernance ».
Ensuite, on assiste à une crise d’identité politico-culturelle des
États-nations qui redouble la crise sociale. Enfin, outre le renforcement des
politiques « sécuritaires », se développe une ultra droite populiste,
avec parfois des courants néo-fascistes.
Si
l’on veut s’opposer au « déclin de la démocratie », pour
reprendre la formule de Poulantzas, au nom de la souveraineté populaire, il
faudrait discuter de la façon dont pour lui cette souveraineté est en général
désignée comme « national-populaire ». En effet, s’il ignore
la dialectique de l’énoncé de la citoyenneté, sa thématique de la souveraineté
populaire est systématiquement indexée sur le « peuple-nation ».
Cela demanderait de revenir sur l’histoire de l’articulation nation et
souveraineté. Toutefois, aujourd’hui, il est indispensable – au moins pour les
pays qui sont le cœur de l’Europe néolibérale – d’éviter tout discours
« national-souverainiste-populaire ». Certes, les batailles dans le
cadre national restent toujours essentielles, mais il faut directement les
articuler avec une alternative de refondation sociale et démocratique de
l’Europe.
Sur
la « stratégie-modèle léniniste »
Dans
sa conclusion, « Vers un socialisme démocratique », Poulantzas met
fortement en cause la stratégie de Lénine selon laquelle « l’État doit
être doit être détruit en bloc par une lutte frontale dans une situation de
double pouvoir, remplacé-substitué par le deuxième pouvoir, les Soviets,
pouvoir qui ne serait plus un État au sens propre, car il serait déjà un État
en voie de dépérissement » (p. 348). Cette polarisation extrême entre deux pouvoirs ne
peut durer et « la situation révolutionnaire » est elle-même réduite
à une crise « d’effondrement de l’État » (p. 351). Poulantzas
dit lui-même qu’il schématise à dessein pour montrer que « la ligne
principale de Lénine ne fut pas originellement un quelconque étatisme
autoritaire » (p. 349). Mais, pour les besoins de sa
démonstration, il schématise aussi en martelant que la construction de ce
nouveau pouvoir est posé en extériorité complète. Ainsi, dans un entretien dansCritique
communiste (juin 1977), il soulignait que l’expérience portugaise du
MFA montrait « qu’il n’y a pas du tout affrontement avec les milices
populaires d’une part et l’armée bourgeoise de l’autre »[16]. C’était oublier que si la Révolution de
1917 s’est appuyée sur des milices populaires (gardes rouges), elle eût été
impossible sans des fractures de masse au sein de l’armée portée par les
soviets de soldats.
Plus
important est l’oubli des débats qui surgirent dans l’Internationale
communiste, au cours des années 1921-1922, quant à la nécessité de ne pas
ériger la révolution russe en modèle[17]. Dès 1922, Radek, un dirigeant de l’IC connaissant
bien l’Allemagne, établit une distinction entre l’Est (Russie) et l’Ouest. Du
point de vue de l’orientation politique concrète, c’est Trotski qui alla le
plus loin dans ses textes des années 1930 à propos de l’Allemagne. Sur la base
de l’expérience passée, il distingue deux formes possibles du processus
révolutionnaire. L’une voit
l’effondrement rapide de l’État bourgeois et le surgissement des soviets (c’est
le modèle russe). L’autre envisage un processus complexe, le développement d'un
double pouvoir dans les entreprises au travers du contrôle ouvrier, susceptible
de devancer considérablement la dualité de pouvoir dans le pays. En Allemagne,
c’est l’hypothèse la plus probable, qui s’articule avec une stratégie plus
générale que la IIIe internationale avait commencé à discuter dans les
années 1920 : front unique, expériences de contrôle ouvrier, gouvernement
ouvrier pouvant au départ prendre une forme parlementaire.
Certes,
cette stratégie est une « application de la stratégie-modèle léniniste
à des ‘situations concrètes différentes’, celles de l’Occident »,
comme l’écrit Poulantzas à propos de Gramsci (p. 354). Ce qui indique au
passage que son appréciation à propos de ce dernier est plus pertinente que
celles qui lui attribuent une stratégie historiquement nouvelle, permettant de
penser le passage au socialisme hors de l’horizon d’Octobre 17. Ajoutons qu'en
1976, Christine Buci-Glucskmann, eurocommuniste de gauche et spécialiste de
Gramsci, ne disait pas grand-chose de différent de l’hypothèse de Trotski à
propos de l’Allemagne des années 1930 : « Aujourd’hui, la crise
des dictatures (Portugal, Grèce, Espagne), comme la crise de l’État en France
et en Italie, tendent à montrer que crise révolutionnaire et crise de
l’État ne coïncident plus, du moins au départ, selon un modèle d’attaque
frontale.[18] »
Tout
cela montre qu’il ne faut pas confondre stratégie « léniniste » et
modèle de la Révolution russe.
Démocratisation radicale
Deux questions pour
conclure. La première – la plus importante, sous l’angle de
l’analyse et du programme – concerne la place de la démocratie comme forme
politique. Plus précisément de la démocratie moderne, appuyée une citoyenneté
définie hors de toute détermination sociale ou autre (suffrage universel), et
portée par la dialectique de « l’égaliberté », pour reprendre
la formule d’Étienne Balibar. Marx en parle comme du moment de l’émancipation
politique – pour laquelle le prolétariat doit se battre activement –, et de
l’émergence d’un « État politique séparé ». Toutefois, avec la
prise de pouvoir par la classe ouvrière l’État et la politique doivent dépérir
avec la disparition des classes sociales. C’est cette perspective que Lénine réactive dans L’État
et la révolution, en lien avec l’apparition des soviets. Dans les années
1970, la LCR s'inscrivait explicitement dans cette tradition, tout en la
revisitant pour remettre en cause l’idée d’une stratégie fonctionnant comme
décalque du modèle d’Octobre 1917. L’émergence du double pouvoir n’était pas
pensée en extériorité radicale avec les institutions politiques existantes,
mais la perspective était bien celle d’une démocratie basée sur les soviets ou
conseils ouvriers. Reconnaissant le pluripartisme et dotée d’un droit de
« transition », elle était présentée comme démocratie représentative,
mais encastrée dans le socio-économique et ouvrant ainsi la voie au
dépérissement de l’État.
La
question n’est donc pas celle de la démocratie en général, mais de la forme politique
portée par l’émancipation politique, l’égale citoyenneté qui doit être sans
cesse réitérée et réactivée selon une problématique radicale de souveraineté
populaire[19]. Poulantzas propose d’articuler la
démocratie représentative classique avec des éléments de « démocratie
directe », caractérisée par le mandat impératif et la révocabilité des
élus. La démocratie directe est une formule polysémique. Elle peut désigner des
consultations populaires directes au suffrage universel (référendum,
votation…). Mais Poulantzas – en général plus rigoureux – semble en faire un
synonyme de démocratie « d’assemblée générale à la base »,
excluant tout système de représentation. Souvent utilisée, la catégorie me
semble peu pertinente pour ce qui nous concerne ici, sauf ponctuellement, comme
cadre au travers duquel se structurent des mobilisations ou des grèves.
D’autant que la révocabilité des élus doit concerner aussi les élus du suffrage
universel, et que le mandat impératif rend impossible le fonctionnement de
toute assemblée élue.
Le
problème est plutôt celui de l’articulation des assemblées élues au suffrage
universel avec des systèmes de représentation du « social », ou
d’ensembles « socio-économiques », pour en quelque sorte instituer
leurs présences conflictuelles au sein même du pouvoir politique. À vrai dire cela n’est pas nouveau dans l’histoire
du mouvement ouvrier et populaire. Simplement, l’axe autour duquel pivote
ce pouvoir politique est bien le suffrage universel porté par l’égalité
citoyenne.
D’où
la seconde question qui porte sur les catégories de double pouvoir et de crise
révolutionnaire. Je parle ici des pays capitalistes « avancés »,
alors que mes propos sur l’émancipation politique ont valeur plus générale.
S’il est difficile d’imaginer des processus importants de transformation sans
basculement majoritaire au sein des institutions politiques, cela n’exclut pas, a
priori, des formes de double pouvoir. Cela au sens général de batailles
entre des centres de décision politique aux formes diverses, et non la simple
opposition entre un « pouvoir populaire », structuré à la base, et le
pouvoir politique institutionnel. Il en va de même pour la notion de crise
révolutionnaire dès lors qu'on prend les définitions les plus générales qu’en
donne Lénine : d'une part, la remise en cause d’une vision linéaire du
développement des luttes de classes et l’existence de cycles de mobilisation,
d’autre part, une crise générale, disons, de « gouvernance ».
En
fait, ces deux dimensions sont liées par un présupposé : on voit
difficilement comment éviter des moments de polarisation politique, au sens
fort du terme. Ou alors – mais
c’est une autre discussion –, on pense qu’une problématique d’émancipation peut
contourner la question de l’État. À vrai dire, il est difficile de parler plus
concrètement du sujet car dans la période historique présente (celle de la
mondialisation néolibérale) « l’expérimentation sociale »
n'apporte aucune indication. En fait, ces catégories ne sont pas fonctionnelles
du point de vue stratégique, au sens où elles ne permettent pas de construire
une stratégie dans la phase actuelle.
En
revanche elles peuvent exprimer certaines différences dans l’analyse de l’État.
Ainsi la formule de Poulantzas sur l’État comme « condensation
matérielle d’un rapport de force entre les classes et fractions de classe »
(LPS p. 191) est souvent reprise car elle permet de se
démarquer d’une vision instrumentale de l’État. Ce qui est vrai. Reste qu'elle
oublie que cette condensation est « partie intégrante de ces rapports
(de classe) ou encore un élément décisif de leur constitution et des relations
inégales, asymétriques, différentes, que les classes nouent entre elles »,
comme l'écrivait dès 1975 Jean-Marie Vincent [20].
[1] Nicos
Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, préface de Razmig
Keucheyan, postface de Bop Jessop, Les Prairies ordinaires, 2013.
[2] Pour
une discussion de l’ensemble des thèmes de ce livre, voir Jean-Marie Vincent,
« Note critique sur Les classes sociales dans le capitalisme
aujourd’hui…», Critique de l’économie politique, n° 19,
janvier-mars 1975, en ligne sur le site : marx21.fr (rubrique
« Figures »). J.-M. Vincent fait une critique pertinente des
théorisations de Poulantzas sur la nouvelle petite bourgeoise salariée, en
expliquant que la grande majorité des nouvelles couches salariées font partie
du prolétariat, question importante que je n’aborde pas dans le présent
article.
[3] Voir,
entre autres, l’entretien d’Yvetot avec Jacques Julliard (CFDT) dans Critique
communiste 8/9 octobre-septembre 1976, et celui d’Henri Weber avec
Poulantzas dans le numéro16, juin 1977.
[4] Je
renvoie à mon livre Marx, l’État et la politique (Syllepse
1999), dans lequel on trouvera une analyse critique de LPS.
[6] Tran
Hai Hac, Relire « le Capital », éditions Pages deux,
2003, voir aussi Pierre Salama, Tran Hai Hac, Introduction à l’économie
de Marx, La Découverte, 1992.
[9] Dans
ses autres livres, Poulantzas parle en général d’autonomie relative (par
rapport à l’économique), dans LPS la thématique de la
séparation (typique du jeune Marx) semble dominer.
[10] Evgeny
B. Pasukanis, La Théorie générale du droit et le marxisme, EDI
1970, p. 70. Pour une discussion sur les limites de Pasukanis, qui oublie
l’État, voir Marx, l’État et la politique, o. c., p.
137 à 140.
[12] Voir
mon livre Le fétichisme chez Marx (Syllepse 2006), ch.
4 : « La production des formes d’individuation : le sujet
politico-jurique et le travailleur parcellaire ».
[13] Daniel
Bensaïd « À propos de Fascisme et dictature : Poulantzas,
la politique de l’ambiguïté », Critique de l’économie politique 11-12,
avril-septembre 1973 ; « Notes de lecture sur La crise des
dictatures : Portugal, Grèce, Espagne », Critique
communiste, juin-juillet 1975. Site : danielbensaïd.org
[14] Voir,
par exemple, le numéro spécial des Temps Modernes (n° 130
bis, 1972), « Nouveau fascisme et nouvelle démocratie ». Pour les
analyses de la LCR voir Le Gaullisme et après ? État fort et
fascisation, collectif, Maspero, 1974.
[15] Dans
les années 1970, Poulantzas surestime l’hégémonie du capital américain sur le
capital international, voir Jean-Marie Vincent, « Note critique » op.cit.
[17] Antoine
Artous et Daniel Bensaïd, « À l’Ouest, questions de stratégie », Critique
communiste « spécial Gramsci », 1987. Voir site
danielbensaïd.org.
[18] Catherine
Buci-Gluksmann, « Sur le concept de crise de l’État et son
histoire », La crise de l’État, sous la direction de
Nicos Poulantzas, Puf, 1976, p. 64.